Cour des comptes - Politiques sociales : "asseoir l’autorité" des départements pour davantage de coordination

En matière de politiques sociales, une "décentralisation inaboutie" est à l’origine d’une "dilution des responsabilités", pour la Cour des comptes qui pointe dans son rapport 2023 des délais de traitement excessifs et des ruptures dans le suivi des parcours. Elle recommande notamment de rétablir l’"autorité" du département pour que ce dernier puisse jouer son rôle de chef de file, par des schémas rendus plus prescriptifs dans les différents domaines des politiques sociales. Si la Cour se dit globalement favorable aux contrats État-départements pour davantage de coordination locale et d’équité entre départements, elle plaide pour une réforme globale du financement des allocations de solidarité.

Dans son rapport annuel publié ce 10 mars 2023, la Cour des comptes consacre un chapitre aux politiques sociales en indiquant proposer "une approche transversale portant sur la réalité de leur décentralisation", en complément de rapports récents des juridictions financières sur "les résultats de ces politiques" prises individuellement - protection de l’enfance, lutte contre la pauvreté, politique de soutien à l’autonomie des personnes âgées ou en situation de handicap.  

La Cour questionne toutefois bien, dans ce nouveau rapport, les résultats de ces politiques sociales décentralisées, rappelant que la décentralisation "visait à améliorer la qualité des services rendus, en tirant parti de la proximité entre les collectivités territoriales et les bénéficiaires". Si "la faiblesse de la culture évaluative et comparative empêche d’apprécier les résultats de ces politiques sur les conditions de vie de leurs bénéficiaires", il n’en demeure pas moins selon elle que "les indicateurs de délais ou d’accès aux droits ne décrivent pas une situation pleinement satisfaisante".

Délais de traitement et continuité des parcours : insuffisances et disparités territoriales 

"L’insuffisante maîtrise des délais" est pointée dans trois domaines. Tout d’abord, concernant l’orientation des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), "alors que le délai prévu par les textes est de deux mois, il est en pratique de 95 jours en moyenne". En ajoutant les premières démarches nécessaires pour démarrer, "le délai moyen qui s’écoule entre l’accès à l’allocation et le début du parcours d’insertion du bénéficiaire atteint près de cinq mois".

En matière d’aide sociale à l’enfance, "28% des départements ne respectent pas le délai de trois mois en matière de traitement des informations préoccupantes", déplore la Cour qui rappelle que "cette inertie" peut avoir pour conséquence une dégradation de la situation et donc la nécessité d’opter par exemple pour un placement plutôt que pour une prise en charge en milieu ouvert.

Enfin, le délai de traitement des demandes pour des handicaps était fin 2022 "de 5,5 mois pour la PCH [prestation de compensation du handicap] et de 4,8 mois pour l’AAH [allocation adulte handicapé]" et "s’inscrivait dans une échelle de 1,6 mois à 11,6 mois selon les départements".

La Cour des comptes appelle ainsi à "mieux mesurer et expliquer" les disparités territoriales, mais également à mieux "prévenir le non-recours". Elle met aussi l’accent sur "le risque de rupture dans les parcours des bénéficiaires", à commencer par celui des bénéficiaires du RSA. "Les données disponibles suggèrent que l’orientation des allocataires du RSA vers un certain type d’accompagnement, social ou professionnel, peut ne pas être adaptée à leurs besoins réels", épingle-t-elle. Ces données, ce sont en particulier des écarts de 0 à 70%, en fonction des départements, des bénéficiaires "orientés vers Pôle emploi" parce que "censés être les plus proches de l’emploi", cela "sans corrélation avec la situation économique et sociale" de ces départements.

En matière de protection de l’enfance également, les ruptures sont "fréquentes dans les parcours". Elles tiennent selon la Cour des comptes "à la faiblesse des dispositifs de prévention et à l’insuffisance des interventions précoces en faveur des familles les plus fragiles, le repérage des signaux faibles s’avérant défaillant". Et elles sont "accentuées par les lacunes des mécanismes de suivi des parcours des enfants", et ce malgré les outils mis en place tels que le projet pour l’enfant (PPE).

"Décentralisation inaboutie", "dilution des responsabilités" et impact des "initiatives nationales"

Pour la Cour des comptes, ces insuffisances sont en partie liées à "une répartition des compétences intriquée sans responsabilités clairement établies", fruit d’une "décentralisation inaboutie". Ainsi les politiques sociales souffrent d’une "tension permanente entre des objectifs de solidarité nationale et la mise en œuvre par les collectivités de politiques locales dans le cadre du principe de libre administration". Et cette situation n’a en rien été améliorée par la recentralisation du RSA dans cinq départements, selon la Cour qui ne soutient pas ce mouvement de recentralisation (voir notre article du 13 janvier 2022). En effet, si le payeur de l’allocation n’est plus celui qui met en œuvre la politique d’accompagnement des bénéficiaires, on retrouve une "configuration, qui correspondait à celle du RMI avant la réforme de 2004" et qui "n’incite pas au développement de politiques d’insertion dynamiques"

De la complexité de l’organisation institutionnelle, impliquant un grand nombre d’acteurs, il résulte "une dilution des responsabilités, qui deviennent difficiles à identifier par les usagers", estime la Cour des comptes, qui illustre son propos par différents schémas éloquents notamment sur les politiques d’accompagnement des personnes âgées et handicapées.

Sur les "initiatives nationales en matière de prévention et de lutte contre la pauvreté ou de protection de l’enfance, déclinées localement par la voie contractuelle", la Cour est partagée, mais somme toute plutôt favorable. Elle estime certes que ces démarches gouvernementales "viennent brouiller l’exercice de compétences en principe décentralisées" et peuvent provoquer de nouvelles difficultés, en particulier du fait d’un manque d’association des principaux concernés en amont. Mais elle estime toutefois que ces contrats "permettent de restaurer un dialogue stratégique entre les départements et l’État autour de priorités communes", "contribuent à renforcer la culture de l’évaluation" de ces politiques et "favorisent enfin l’équité territoriale autour de standards nationaux".

"Asseoir l’autorité" des départements grâce à des schémas prescriptifs

Il n’empêche que "l’autorité" des départements doit être rétablie, pour la Cour des comptes qui pointe "la faiblesse de la notion de chef de file et les limites des documents de programmation". "Les différents schémas prévus par la loi" ne permettent pas aux départements "d’asseoir leur autorité à l’égard des autres acteurs de l’action sociale" et donc d’"exercer efficacement [leur] rôle de coordination". En particulier du fait de deux problèmes : l’"absence de portée prescriptive" de ces schémas et le manque de coordination avec les outils de planification d’autres acteurs, tels que les programmes interdépartementaux d’accompagnement des handicaps et de la perte d’autonomie (Priac) des agences régionales de santé, les conventions territoriales conclues entre les caisses d’allocations familiales (CAF) et les communes ou encore les convention d'appui à la lutte contre la pauvreté et d'accès à l'emploi (Calpae) de l’État.

L’une des trois recommandations formulées dans ce rapport est donc de rendre les quatre principaux schémas départementaux (enfance, insertion, autonomie des personnes âgées, handicap) "plus prescriptifs" et "adoptés conjointement par les présidents des conseils départementaux et par les représentants de l’État" et d’y associer "les principaux partenaires à leur élaboration et à leur suivi, sous la responsabilité des départements".

La Cour des comptes estime par ailleurs que les systèmes d’informations des politiques sociales sont "lacunaires" et "orientés vers la gestion davantage que vers le suivi des bénéficiaires et des résultats". Elle recommande donc de définir des référentiels nationaux relatifs aux données pour les principaux dispositifs d’aide sociale, opposables aux éditeurs, en vue de rendre les systèmes d’information des départements compatibles entre eux et d’améliorer l’interopérabilité des outils".

Réforme du financement des AIS : pas de grand changement à venir

Les magistrats de la rue Cambon dédient enfin toute une partie du chapitre aux dépenses sociales des départements, notamment aux allocations individuelles de solidarité (AIS) "qui en représentent aujourd’hui près de la moitié". Ce rapport 2023 est une nouvelle occasion de mettre en exergue l’écart grandissant entre la dynamique des recettes et celle des dépenses. La Cour des comptes recommande de réformer le dispositif de financement des AIS, "en instaurant une dotation d’action sociale répartie en fonction des dépenses constatées, d’objectifs contractuels et d’une cible de dépense restant à la charge des départements sur les autres ressources".

Une idée à laquelle la Première ministre a d’emblée opposé une fin de non-recevoir, dans sa réponse à la Cour, estimant qu’une telle réforme constituerait "une remise en cause de tout le mécanisme financier de compensation appliqué à l’ensemble des décentralisations effectuées depuis 1983, fondé notamment depuis cette date sur le principe du coût historique et de l’absence de compensation glissante". Élisabeth Borne assure toutefois qu’elle entend prendre en compte les futures conclusions du groupe de travail État-départements qui travaille depuis décembre dernier sur "les voies et moyens d’un renforcement de la résilience du modèle financier départemental ainsi que les évolutions possibles de ressources".

  • Accès aux soins : "mieux intégrer les aides locales dans la stratégie nationale"

Le rapport annuel de la Cour des comptes consacre par ailleurs un chapitre à la santé, ou plus précisément à "l’accès aux soins de premier recours". Le constat de départ est bien connu : "délais de rendez-vous plus longs, difficultés à trouver un médecin traitant, absence de médecin de garde"… et pas uniquement dans les territoires ruraux. Le mot d'ordre : "mieux coordonner et hiérarchiser les interventions des collectivités". Des collectivités qui, bien que le champ sanitaire relève de la responsabilité de l'Etat, disposent en effet d'une "marge d'action" reconnue par la loi pour "soutenir l’installation ou le maintien de professionnels de santé"… et qui se saisissent aujourd'hui largement de cette possibilité. Sauf que la Cour, qui a enquêté sur 45 territoires, met en avant le caractère "ambivalent", "dispersé" et parfois "peu efficace" de ces interventions. "Les actions financées par les collectivités territoriales pour améliorer l’accès [aux soins de premier recours] peuvent s’avérer pertinentes si elles s’inscrivent en complémentarité des projets médicaux établis par les professionnels de santé et si elles s’insèrent dans un projet territorial cohérent. À l’inverse, elles sont peu efficaces lorsqu’elles sont dispersées et fragmentées. Des évolutions sont donc nécessaires pour mieux intégrer les aides locales dans la stratégie nationale", lit-on ainsi dans le rapport.
L'une des réponses les plus courantes des collectivités : financer une maison de santé pluriprofessionnelle (MSP). Voire faire appel à des médecins salariés, "notamment dans des centres de santé gérés en régie". Autres initiatives : bourses, indemnités de stage, aides directes individuelles… Mais "ces aides diverses sont peu connues et donc peu sollicitées", tranche la Cour. Qui considère par ailleurs que les centres de santé gérés par les collectivités ne se soucient pas suffisamment de leur "équilibre de gestion".
Ses principales recommandations : recentrer l’action des collectivités "sur les seuls investissements mobiliers et immobiliers" ; "constituer au sein des conseils territoriaux de santé une commission chargée d’identifier les difficultés concrètes d’accès aux soins" ; "conditionner la possibilité d’intervention financière des communes et EPCI par la signature d’un contrat local de santé, établi à un niveau supra-communal" ; donner la possibilité d'assoir une partie de la rémunération des médecins salariés des centres de santé sur leur activité.
    C. Mallet