Pas d’industrie souveraine hors sol !

Les débats organisés le 6 novembre par la Caisse des Dépôts et la Banque européenne d’investissement pour célébrer le dixième anniversaire de leur partenariat ont singulièrement mis en lumière l’essor du concept de souveraineté, notamment industrielle, dans la construction européenne ces dernières années. Au-delà de la difficulté de constituer, et de retenir, des "champions européens" traditionnellement avancée, l’importance de créer "un écosystème ancré dans les territoires" a été une nouvelle fois mise en avant.

Hier honnie, la notion de souveraineté a désormais la cote auprès de l’Union européenne (voir notre article du 20 mars 2023). À en juger par les débats organisés par la Caisse des Dépôts et la Banque européenne d’investissement (BEI) le 6 novembre pour célébrer les dix ans de leur partenariat, c’est sans doute l’une des principales mues de ces dernières années. 

Mouvement récent

Elle reste récente. Pour Pascal Lagarde, directeur exécutif de Bpifrance, "le basculement d’une vision consumériste à une vision stratégique" a pris sa source "à la fin de la Commission Juncker", soit en 2019. "La notion ne figurait pas encore dans le narratif européen lorsqu’Emmanuel Macron prononça son discours de la Sorbonne en 2017", observe Grégoire Chauvière Le Drian, directeur du bureau de la BEI en France. En 2016, le rachat de l’allemand Kuka, l’un des leaders de la robotique intelligente, par les Chinois avait pourtant déjà marqué les esprits. Mais c’est sans doute le veto de la Commission du 6 février 2019 au rapprochement entre Alstom et Siemens qui fut le point de bascule. Dans la foulée, Allemagne et France adoptaient le 19 février 2019 un "manifeste pour une politique industrielle européenne adaptée au XXIe siècle", déjà promue par la coalition des "Amis de l’industrie", née à Paris en 2013 et dont les rangs allaient grossissant. En octobre 2020, le mécanisme européen pour surveiller les investissements en provenance de pays tiers (cadre "IDE" pour filtrer les "investissements directs étrangers") entrait en vigueur et le 9 décembre la Commission élevait le projet d’alliance européenne de la batterie au rang de "projet important d’intérêt européen commun" (PIEC) – qui a toutefois du mal à s’imposer (voir notre article du 3 juillet 2023). De telles "alliances" ont désormais tendance à se multiplier (voir notre article du 12 septembre 2023).

Dynamique certaine, mais hétérogène

La dynamique ne se dément pas : "On va même aujourd’hui jusqu’à parler de préférence européenne", relève Grégoire Chauvière Le Drian, redoutant un trop fort retour de balancier. "La souveraineté, ce n’est pas l’indépendance", prévient-il. "C’est se rendre maître de son destin", précise Gabriel Giabicani, directeur innovation et opérations à la direction de l’investissement de la Banque des Territoires, qui met lui-aussi en garde contre la tentation de l’autarcie. On en est loin. Jacques Darcy, du fonds européen d’investissement (FEI), attire l’attention sur le fait que si le concept "semble très naturel depuis Paris, il est pris très différemment d’un État membre à l’autre". "Il y a des sujets où ne sommes pas d’accord du tout, comme le nucléaire [voir notre article du 2 février 2023] ou la massification de l’éolien, des sujets où nous ne sommes pas tous en phase, comme l’agro-alimentaire. Celui de la défense reste compliqué, même si cela évolue. Le secteur des semi-conducteurs est plus consensuel", précise Pascal Lagarde. En témoignent encore les difficultés rencontrées (voir notre article du 13 février 2023) par le projet de "simili fonds souverain" européen (voir notre article du 23 juin 2023) souhaité par la Commission (voir notre article du 3 février). Plus largement, la constitution de "champions européens" peine encore à s’imposer. 

Nécessaire écosystème…

Pour Gabriel Giabicani, si de telles "locomotives" sont nécessaires, elles sont toutefois insuffisantes. "La souveraineté, c’est la résultante d’un écosystème. Une gigafactory, c’est une brique très voyante, mais toute seule, elle n’est pas très intéressante. Il faut avoir une vision filière. Aux côtés des locomotives, pour lesquels on force parfois un peu le destin, il faut savoir accompagner des projets certes plus petits, mais néanmoins contributeurs à la souveraineté". Et de prendre l’exemple "d’une école pour former des chaudronniers, qui sont indispensables pour que les industriels puissent développer leurs projets". "La formation est le principal frein à l’investissement", appuie Ambroise Fayolle, vice-président de la BEI. Pour Gabriel Giabicani, c’est toutefois plutôt le foncier qui constitue aujourd’hui "le premier enjeu, au côté du financement et du recrutement. C’est l’un des trois facteurs de la réussite ou de l’échec d’une implantation", estime-t-il. Il relève toutefois que "c’est une denrée de plus en plus rare" et que "ce n’est pas facile en France avec la loi ZAN", tout en observant qu’elle "répond elle-aussi à des enjeux de souveraineté".

… ancré dans les territoires

Un écosystème "ancré dans les territoires", précise-t-il encore, non sans faire écho au président de la République pour lequel la territorialisation de la politique industrielle est "absolument clé" (voir notre article du 12 mai 2023). Le constat n’est pas nouveau (voir notre article du 4 octobre 2018), l'expert insiste sur "l’importance de l’aménagement du territoire", ce qui nécessite une connaissance fine de ce dernier. "Sans la Banque des Territoires, la BEI ne pourrait pas jouer son rôle dans le cadre de la cohésion sociale et territoriale" – sur lesquelles on a beaucoup insisté –, souligne d’ailleurs Tanguy Desrousseaux, chef de division Secteur public et infrastructures à la BEI. "La BEI est un poids lourd des financements européens, mais a besoin de partenaires locaux", rappelle Neil Valentine, à la tête de l’équipe mobilité urbaine de la BEI. D’où l’importance de ce partenariat, renouvelé ce 6 novembre, entre ces deux institutions. 

Intérêt économique, mais pas seulement

Une importance d’autant plus grande qu’Éric Lombard, directeur général de la Caisse des Dépôts, souligne "l’accélération de la fragmentation du monde" à l’œuvre. Et d’appeler en conséquence l’Europe non seulement "à organiser son autonomie stratégique", mais aussi à "être très engagée et volontariste pour montrer la force de notre modèle démocratique" plus que jamais remis en cause. En présentant le 24 octobre dernier son projet de nouvelle stratégie industrielle, le vice-chancelier et ministre fédéral de l'économie et de la protection du climat, Robert Habeck, déclarait que "l'importance de l'industrie va bien au-delà de l'économie. Elle contribue de manière décisive à la cohésion sociale de notre société et à sa stabilité démocratique". Dénonçant en conférence de presse le "fouillis de procédures" européennes, il appelait à revoir des "règles d’un autre temps". Tout l’art sera de renouveler le modèle européen… sans le mettre à bas.
 

  • 7 milliards d’euros mobilisés

Noué en 2013, le partenariat avec la BEI a permis à la Caisse des Dépôts de mobiliser 7 milliards d’euros auprès de cette dernière depuis 2015, répartis à parts égales entre prêts aux collectivités et prêts au logement social. Côté collectivités, ces prêts ont permis de faciliter différents projets, de moins de 25 millions d’euros, dans les domaines de la rénovation énergétique des bâtiments, des réseaux d’eau et d’assainissement, des transports publics propres ou encore des énergies renouvelables. Parmi eux, le financement des quatre minibus électriques de l’île d’Yeu via le dispositif Oblibus, élargi depuis mars aux autocars électriques.
Côté logement social, ils permettent de soutenir la production et la rénovation de logements. Le 6 décembre, la CDC et la BEI ont d’ailleurs signé un nouveau prêt "booster" de 500 millions d’euros (sur 40 ans) qui devrait permettre la construction de 30.000 à 35.000 logements. 

 

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