Michel Fournier : "On n'est pas le dernier kilomètre, on est le premier mètre"
Réunis pendant trois jours pour leur congrès à l'Alpe d'Huez, les maires ruraux veulent être aux avant-postes de la planification écologique, revendiquant 88% du territoire national et ayant la main sur les "aménités rurales" qui profitent à l'ensemble du pays. Après six mois de travaux animés par Fanny Lacroix, maire de Châtel-en-Trièves, ils ont restitué les orientations de leur "Grand Atelier", sorte de "convention citoyenne" des maires ruraux sur ces sujets.
L'Alpe d'Huez n'est pas ce qui vient spontanément à l'esprit lorsqu'on pense à la ruralité. Pourtant, la célèbre station iséroise lui rend bien hommage. Déjà cet hiver, son festival de cinéma avait récompensé le film "Les petites victoires", dont le scénario s'inspire du combat mené par les élus de Châtel-en-Trièves (38) pour sauver leur école. Et à l'occasion du congrès de l'Association des maires ruraux de France (AMRF), accueilli dans la station alpine du 29 septembre au 1er octobre, l'acteur Clovis Cornillac est venu présenter en avant-première, le film "Monsieur le Maire", dans lequel il campe le maire d'un village de montagne qui n'hésite pas à braver les oukases préfectoraux pour transformer une résidence municipale en foyer pour femmes. Là encore, il s'agit d'abord d'éviter la fermeture de l'école… Une histoire inspirée cette fois par Arnaud Diaz, maire de l'Hospitalet-près-l'Andorre, en Ariège, qui, en 2020, a inauguré "La Maison des cimes", un refuge pour femmes seules avec enfants. A croire que ces histoires d'élus qui se battent pour sauver leur village de la désertification ont le vent en poupe.
"La ruralité n'est plus un gros mot", s'est réjoui le tonitruant président de l'AMRF Michel Fournier, à l'occasion de ce congrès où deux membres du gouvernement, Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique, et Dominique Faure, ministre déléguée chargée des collectivités territoriales et de la ruralité, avaient fait le déplacement, à la fois pour défendre le programme France ruralités présenté en juin par la Première ministre Elisabeth Borne et son volet "villages d'avenir", et la planification écologique qui se met en place. D'ailleurs Christophe Béchu a rendu hommage à Fanny Lacroix, maire de Châtel-en-Trièves qui a aussi conduit pour le compte de l'AMRF le "Grand Atelier" (sorte de convention des maires ruraux sur les enjeux de la transition écologique), incarnation selon lui de "la ruralité des solutions". "La transition écologique est l'occasion de repenser le partage des richesses", a-t-il dit, avant de défendre "le droit au village". "Jamais le sujet de la ruralité ne s'est imposé dans le débat public avec une telle force", a-t-il assuré. Avant lui, Dominique Faure avait, devant une présentation powerpoint, égrainé les principales mesures du programme Villages d'avenir qui vient d'être budgété dans le projet de loi de finances pour 2024. Il doit permettre aux maires de "passer de l'idée au projet". Mais les élus "doivent se signaler auprès de leur préfet de département avant le 15 octobre 2023".
Un élu de Dordogne confie avoir manifesté son intérêt auprès du préfet le jour même de la présentation du plan, à Saulgé. Seulement, une expérience malheureuse avec le Fonds vert ("il n'y a pas assez de fonds pour tous les projets déposés"), le rend prudent. Son voisin de l'Indre-et-Loire aussi se pose des questions. Des projets, il en a. Mais "est-ce que cela vaut la peine ?" "On parle de 10 à 15 projets pas département, il n'y en aura pas pour tout le monde".
"Décoincer" les projets des maires
Conscient de ces difficultés, Christophe Bouillon, le président de l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT), qui porte le programme, se veut rassurant. "Quand un village a un projet mais qu'il ne peut le faire car, derrière, c'est un parcours du combattant, là c'est frustrant", reconnaît-il. Mais l'agence ne veut pas se limiter à une "logique de guichet" et s'engage à faire de "l'aller vers", à "décoincer" tout ce qui peut freiner un projet, que ce soit en matière de financement, de conception ou d'animation. Sachant qu'au-delà de France ruralités, l'ANCT a un service d'accompagnement en ingénierie qui a permis de soutenir 1.309 communes dont 744 sont rurales, a-t-il dit. "C'est du décoinçage." "Que toutes les communes qui ont un projet le déposent. Cela nous permettra au moins de les identifier", a-t-il demandé.
L'AMRF, elle, s'inquiète un peu du mode de sélection précisé cet été dans deux instructions ministérielles, qui privilégient l'échelle intercommunale. "Il faut absolument que les préfets aient tous le même discours pour qu'il n'y ait pas trop de disparités", a souligné Michel Fournier. Partie prenante du plan, revendiquant même la paternité de Villages d'avenir, l'AMRF ne délivre pas un blanc-seing. "Il y a des choses qui font mal, quand on affiche quelques millions d'euros et qu'à côté on accorde 5 milliards d'euros pour une ville comme Marseille… Nous, on ne joue pas à la Kalashnikov. On essaie de faire, de construire. Mais on n'obtient pas forcément les crédits qui pourraient renforcer notre capacité d'agir", a-t-il lancé à l'intention des deux ministres. Car l'AMRF l'a déjà dit : pour elle, ce plan est un premier pas. Elle ne désespère donc pas de voir de nouvelles vagues de sélections. "Il faut faire exploser les compteurs en envoyant tous nos projets pour obliger le gouvernement à revoir ses financements", a-t-il déclaré.
Le maire des Voivres (Vosges) a aussi répondu avec ses mots à un récent rapport du Conseil d'Etat. "J'en ai marre qu'on nous parle du dernier kilomètre, on n'est pas le dernier kilomètre, on est le premier mètre", s'est exclamé Michel Fournier. "Renversons les choses." "Nous représentons aujourd'hui plus de 12.000 communes avec 84 associations départementales. On pèse", a-t-il insisté.
"Ce que l'Etat appelle planification écologique, on va le faire mais à nos conditions"
Et les maires ruraux veulent être aux avant-postes de la transition écologique, "être dans le tour de table décisionnaire de la planification écologique". "Ce que l'Etat appelle planification écologique, on va le faire mais à nos conditions (…) Sans la commune rien ne se fera, avec la commune tout devient possible", a posé Michel Fournier.
Les maires ruraux se réjouissent de l'amorce de la prise en compte des "aménités rurales" qui dans le plan et dans le PLF 2024 se traduit par une augmentation de 42 à 100 millions d'euros pour la dotation "biodiversité". "Ce plan marque la reconnaissance de notre espace. Si on interdit aux 66% d'urbains de venir dans les 88% de nos territoires, que va-t-il se passer ?", a interrogé le président de l'AMRF. "Les aménités, ici, on sait ce que cela veut dire (…) Nous notre espace il peut servir à tous, on a la potentialité de valoriser ce que nous avons, les terres agricoles, l'eau, le bois…"
Fanny Lacroix, héroïne du film "Les petites victoires", était un peu la star malgré elle de ce congrès. C'est elle qui a animé le Grand Atelier pendant six mois en tant que vice-présidente de l'association chargée de la transition écologique. A la suite de quatre week-ends de travail réunissant une centaine d'élus, entourés d'experts et de partenaires, l'AMRF a arrêté une stratégie qui repose sur trois piliers : la transition énergétique et la sobriété, les aménités rurales et les biens communs naturels et les leviers d'action. "On a voulu quelque chose de simple", a insisté Fanny Lacroix. Une "boîte à outils".
Alors que l'Union européenne fixe un objectif de 42% d'énergies renouvelables d'ici à 2030, que la loi du 10 mars 2023 relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables prévoit la création de "zones d'accélération" qui accueilleront les futurs parcs éoliens ou photovoltaïques, les maires ruraux se retrouvent en première ligne. Craignant l'essor de gigantesques fermes photovoltaïques, ils demandent des projets "à taille humaine", mais aussi une équité dans le "partage des retombées économiques et fiscales" en particulier dans la répartition de l'Ifer (imposition forfaitaire des entreprises de réseaux). "50% de l'Ifer doit être attribuée à l'échelon communal", plaident-ils dans le document.
Ils veulent aussi "se sentir complètement partie prenante du Pacte républicain", à travers une véritable politique d'aménagement du territoire. "Nous ne voulons pas voir dans nos campagnes que des éoliennes, nous voulons aussi des boulangeries, des écoles et des médecins", reprend le document.
Démarche de "bobos néo-ruraux"
L'association réclame "un choc de simplification" dans la politique de l' eau, une meilleure gestion de la forêt avec la création d’un secrétariat d'Etat dédié, une maîtrise plus forte du foncier agricole et la reconnaissance d'une compétence "alimentation-santé", une part accrue des élus au sein des Safer... "La gestion des biens communs naturels et la préservation de leurs aménités ne doivent pas entrainer une 'charge de ruralité' pour les communes", insiste encore l'association qui veut son mot à dire dans l'institution d'une véritable "dotation aménité rurale" qui, à l'inverse de la DGF, ne s'appuie pas sur le nombre d'habitants.
Seulement, malgré cette apparence de consensus, les lignes de fractures ressurgissent dès qu'il est question du loup, des "bassines", de la place de l'agriculture... Pour les dépasser, "la ruralité doit être un laboratoire de la démocratie active", a insisté Jean-Claude Pons, maire de Luc-sur-Aude (Aude). Ce virage assez net de l'association ne fait pas que des heureux. Un maire a menacé de démissionner de l'association, critiquant vertement une démarche de "bobos néo-ruraux". Et cette vive altercation ne ressemblait pas à du cinéma.