Marina Lafay, Tempo Territorial : "Faire en sorte que le prisme du temps ne soit pas oublié dans la conduite des politiques publiques"

Tempo Territorial, réseau d’acteurs des politiques temporelles, fête ce 1er octobre ses 20 ans, lors d’une journée d’échange à Paris. Équilibre de vie et prise en compte des contraintes des femmes, réflexion sur la maximisation des usages des bâtiments et des espaces publics au fil de la journée, de la semaine et de l’année, services publics et "ville du quart d’heure", semaine des quatre jours, rythmes de l’enfant et des parents, des personnes âgées et de leurs aidants… La prise en compte du temps, autant que de l’espace, ouvre des perspectives intéressantes pour les collectivités. Pour Marina Lafay, présidente de Tempo Territorial, ce qui est en jeu, c’est autant l’amélioration de la qualité de vie des habitants et de leurs agents que la lutte contre le réchauffement climatique. Interview.

Localtis – Pourriez-vous expliquer ce que sont les politiques temporelles et quels sont les objectifs du réseau Tempo Territorial ?

Marina Lafay - Les politiques temporelles ont environ 20 ans en France, l’association Tempo Territorial les fédère depuis le début. Une dizaine d’années avant d’arriver en France, ces politiques sont nées en Italie, dans des zones très industrielles de la région de Milan, par la mobilisation de femmes qui souffraient d’un manque d’adéquation entre leurs horaires de travail et les horaires des services publics de leur territoire. Elles arrivaient en retard à l’école, avaient des difficultés à prendre rendez-vous chez le médecin… Elles ont négocié avec les villes de nouveaux rapports au temps, cela s’est fait avec beaucoup de dialogue. 

De cet héritage, on garde un prisme central dans les politiques temporelles : la recherche d’un meilleur équilibre de vie entre le temps professionnel et le temps privé, mais aussi la lutte contre les discriminations liées au temps et celles concernant les femmes en premier lieu puisque le temps est une ressource inégalement répartie. 

Au-delà de cet équilibre de vie, il s’agit de faire en sorte que le prisme du temps ne soit pas oublié dans la conduite des politiques publiques. En effet, quand on pousse le curseur temps aussi haut que celui de l’espace et que l’on articule bien les deux, on arrive à des résultats plus optimisés, notamment dans la lutte contre le réchauffement climatique. Face à la raréfaction du foncier, la logique temporelle permet de penser une meilleure mutualisation des bâtiments existants ou encore de construire de nouveaux bâtiments plus petits dès lors que l’on maximise les usages. 

En 2020, Tempo Territorial a lancé un appel à une meilleure prise en compte de notre rapport au temps, en considérant que les bouleversements liés à la crise sanitaire étaient l’occasion d’une réflexion sur nos fonctionnements (voir notre article). Quatre ans plus tard, est-ce qu’on constate une meilleure prise en compte de ce temps dans les collectivités, du point de vue des organisations (ressources humaines, bâtiments, etc.) et dans les services publics ? 

Il y a un intérêt qui monte, doucement mais certainement. Certains sujets liés aux équilibres de vie, comme la semaine de quatre jours ou les rythmes de travail fractionnés chez les femmes de ménage, sont de plus en plus abordés : deux axes qui relèvent typiquement des politiques temporelles et sur lesquelles certaines villes ont déjà mis en œuvre des actions qui sont fortes d’apprentissages.

En interne, dans les collectivités territoriales, c’est une dimension qui se développe. Effectivement, le Covid, avec le télétravail notamment, a mis en lumière d’autres façons d’articuler la vie professionnelle et la vie privée. La semaine des quatre jours est par exemple expérimentée par Lyon et Strasbourg, avec une comparaison des dispositifs dans le cadre de Tempo Territorial. 

Par rapport au réchauffement climatique, la lutte contre le tout voiture qui s’impose dans certaines villes implique de penser de nouveaux types de mobilité qui correspondent aux modes de vie des gens – une cadence suffisante des transports en commun par exemple. 

Le réseau européen des acteurs des politiques temporelles monte en puissance au niveau de ses villes adhérentes. Et l’intérêt pour ces sujets se développe au-delà des grandes villes : il y a deux ans, dans le cadre du programme Action cœur de ville, l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) avait lancé, avec Villes de France et Tempo territorial, une fabrique prospective sur la prise en compte du temps dans les villes moyennes [les intercommunalités de Blois, Cahors, Châtellerault et Colmar y ont participé, ndlr]. Il en est ressorti des choses magnifiques.

Donc des indicateurs nous montrent que le sujet des politiques temporelles suscite de l’intérêt, mais je dirais encore insuffisamment alors qu’il y a 30 ans d’expérience qui peuvent être tout à fait profitables. En particulier sur deux enjeux essentiels : les enjeux écologiques, avec la raréfaction du foncier et l’objectif de zéro artificialisation nette, et la persistance des inégalités de genre. 

Est-ce que ce sont des politiques qui coûtent cher, dans leur fonctionnement et dans le type de projets qui sont menés ? 

Il faut évidemment avoir un agent qui suit l’actualité des territoires, essaye de se former à certaines méthodes qui sont utilisées notamment la cartographie en logiques temporelles. Mais globalement non, ça ne coûte pas plus cher, il ne s’agit pas forcément de créer un poste existant, ce sont souvent des personnes qui s’occupent déjà d’autres sujets (RH, tranquillité publique, innovation…). Les petites villes ont l’avantage d’avoir moins de lourdeurs administratives et peuvent ainsi agir et innover plus facilement. Les politiques temporelles sont d’ailleurs nées dans des petites villes italiennes, comme Bolzano et Bergame. 

Quant aux projets menés, je pense qu’ils sont même rentables. Quand on chauffe une école, la journée et un peu la nuit pour que les enfants soient bien le matin, pourquoi ne pas y accueillir le soir des activités associatives ? Pourquoi ne pas envisager de louer des salles de cette école le weekend pour des événements associatifs ou familiaux ? Maximiser l’utilisation des bâtiments existants, renoncer à construire un bâtiment parce qu’on s’aperçoit qu’en logique "ville du quart d’heure" tel nouvel équipement n’est pas indispensable à tel quartier parce que les habitants ont accès aux équipements d’autres quartiers, mieux organiser les services de proximité et réduire les déplacements… c’est extrêmement rentable, d’un point de vue financier mais aussi écologique.   

Après 20 ans d’existence, quels sont les axes que le réseau Tempo Territorial souhaite explorer dans les prochaines années ? 

Sur les enjeux écologiques et liés aux ressources humaines et aux inégalités de genre, nous avons déjà beaucoup exploré mais il faut continuer car il reste énormément à faire.

En tant que présidente du réseau à la fois au niveau national et au niveau international, puisque Strasbourg est capitale mondiale du temps cette année, je souhaite que nous nous penchions sur le temps de l’enfant et de la parentalité. Cela reste un angle mort, même si la question du temps de l’enfant était un peu venue sur la table au moment de la réorganisation des jours d’école. Pour le moment, nous ouvrons cette réflexion en nous intéressant à la relation de l’enfant au temps et à cette accélération qui est consubstantielle à notre civilisation moderne.  A quel niveau se situe le point de rupture pour cette "génération dépêche-toi" ?...

Il s’agit de répondre à cette logique temporelle pour tout le monde, pour tous les âges. Nous sommes aussi dans une société vieillissante donc il nous faut considérer le temps des personnes âgées et très âgées. A Strasbourg, avec l’association et le réseau international, nous organisons les 28 et 29 novembre prochains un événement sur le temps du care et la reconnaissance du temps des aidants. On dit qu’un tiers des gens vont devenir aidants, cela va obliger les entreprises et les collectivités à s’adapter avec, là encore, ce point d’équilibre à trouver entre la vie professionnelle et la sphère privée.

› Horaires, durée, rythme, saisonnalité… les différents prismes des politiques temporelles 

L’association Tempo Territorial compte parmi ses adhérents les villes d’Avignon, Brive-la-Gaillarde, Fleury les Aubrais, Paris, Saint-Denis, les métropoles de Lille, Lyon, Rennes et Strasbourg, la région Hauts-de-France ou encore l’Association des maires ruraux de France (AMRF). Pour la présidente du réseau, les politiques temporelles peuvent être abordées à travers différents prismes :  

  • les horaires des services publics, par exemple les plages d’ouverture des bibliothèques ; 

  • la durée : dans les transports (cadence) ou encore la durée d’attente pour avoir une réponse de l’administration, la durée et l’organisation du temps de travail (semaine des quatre jours), la durée du trajet nécessaire pour accéder à des services avec "la ville du quart d’heure" (services de proximité accessibles à pied) ou encore le maillage de services essentiels en territoire rural selon la logique de la demi-heure ; 

  • la vitesse, le rythme : les réflexions autour de la "slow city", la prise en compte des enfants, des personnes âgées ou encore des handicaps, maladies et désagréments (Strasbourg a mis en place un "congé menstruel et gynécologique", ainsi que des aménagements tels que des salles de repos, pour les femmes souffrant de douleurs liées aux règles ou de forts désagréments du fait de la ménopause) ; 

  • la saisonnalité : climatique ou liée à l’identité et aux activités des villes, par exemple pour les villes touristiques accueillant des festivals importants, le fait d’ouvrir les cours d’écoles l’été pour proposer des îlots de fraîcheur dans les quartiers dépourvus de parcs (c’est le cas à Lille et Strasbourg) ;  

  • les cycles de vie d’un bâtiment : diversité des usages selon les moments de la journée ou les saisons, évolution des fonctions d’un bâtiment au cours de sa vie…

  • ou encore les politiques de la nuit