L’habitat inclusif à la croisée des chemins
Trois ans après le rapport Piveteau-Wolfrom sur l’"habitat accompagné, partagé et inséré dans la vie locale", la structuration de cette politique publique a bien avancé. Mais les attentes restent fortes. Pour répondre aux demandes des personnes qui souhaitent vivre en habitat partagé, pour épauler les porteurs de projet et les communes, il importe de renforcer encore le "cadre soutenant". Organisée par l’Observatoire national de l’action sociale avec la Caisse des Dépôts, une conférence a permis de donner la parole à un grand nombre d’acteurs et d’évoquer les atouts et les promesses du modèle, mais aussi les difficultés et les risques qui y sont associés.
L’habitat inclusif est "une réponse aux besoins des personnes", mais aussi "une opportunité" pour les territoires. C’est le message qui a été défendu le 12 juin 2023 au Sénat, lors d’une conférence organisée par l’Observatoire national de l’action sociale (Odas) avec la Caisse des Dépôts, en partenariat avec la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), La Banque postale et le Journal des acteurs sociaux.
Trois ans après la publication du rapport de Denis Piveteau et Jacques Wolfrom appelant à développer l’"habitat accompagné, partagé et inséré dans la vie locale" (Hapi), rapport reconnu comme fondateur, cette conférence a été l’occasion pour ses auteurs de rappeler certains fondamentaux et de mesurer le chemin parcouru. Il y a la "satisfaction" de constater qu’une dynamique est désormais lancée sur l’habitat inclusif, avec une politique pilotée au niveau national et des programmations désormais dans la quasi-totalité des départements de France (voir notre article du 22 février 2023). Directeur général du groupe Arcade Vyv, Jacques Wolfrom ne cache toutefois pas que cette satisfaction est mêlée de "frustration" parce qu’il estime que "les choses vont trop lentement".
"L’environnement le plus ordinaire possible pour permettre le maintien du lien social"
À travers de nombreux témoignages, la journée a permis d’illustrer la diversité des formes d’habitat inclusif. "Entre l’habitat inclusif dans des appartements regroupés avec une salle d’activités commune d’une part et la colocation d’autre part", le choix n’est pas le même, souligne en particulier Bernadette Paul-Cornu, codirigeante du groupe associatif Familles solidaires. Dans le premier cas, on doit "mettre son manteau et ses chaussures" et parfois "traverser une route pour aller dans l’espace commun", alors que dans une colocation il suffit de "sortir de sa chambre" pour retrouver les autres, illustre-t-elle. Cette modalité a un impact important sur le type de projet de vie sociale et partagée (VSP), sur le rôle de l’animateur, des proches ou encore des bénévoles.
Un point commun entre tous les projets a néanmoins été rappelé tout au long de la journée : la volonté d’inscrire l’habitat inclusif dans le champ du domicile, ou en tout cas d’un domicile adapté par le projet de VSP, et surtout pas dans le champ de l’établissement social et médicosocial (ESMS). L’habitat inclusif, pour Denis Piveteau, c’est la "recherche de l’environnement le plus ordinaire possible pour permettre le maintien du lien social". Et cela passe, selon le conseiller d’État, par "une analyse locale des besoins, des attentes des personnes" et des points d’appui ("une maison devenue trop grande, une opportunité foncière…"). D’où le fait que "deux projets ne seront jamais exactement les mêmes".
"Ce n’est pas par la construction qu’on résoudra le problème, c’est bien en partant de l’existant", dans le parc privé et dans le logement social, renchérit Jacques Wolfrom. Sauf dans les cas où le handicap, la forte perte d’autonomie ou la déficience cognitive nécessitent "de créer des structures nouvelles à partir du neuf ou de la réhabilitation", ajoute-t-il.
Une "politique publique du cadre soutenant"… et un point d’équilibre à trouver sur les normes
Partir de l’existant, cela nécessite une "politique publique du cadre soutenant", poursuit Denis Piveteau. Trois "écosystèmes" sont nécessaires selon lui : celui du cercle des personnes qui veulent vivre ensemble et du porteur du projet partagé ("personne 3P") – il appelle à "soutenir l’émergence dans la sphère de l’économie sociale et solidaire d’acteurs 3P de taille suffisante" ; l’"écosystème territorial" avec l’enjeu du maintien de services dans les territoires pour rendre possible cet habitat inséré dans la vie locale et donc pour ne pas obliger les personnes à quitter leur territoire ; et enfin l’"écosystème national" pour régler les "sujets techniques".
Ainsi, quelle norme de sécurisation incendie doit s’appliquer à l’habitat inclusif ? Celle d’un logement ordinaire ou celle d’un établissement recevant du public (ERP) ? Cette question a fait l’objet d’un jugement en référé du Conseil d’État en février 2023, suite à un contentieux ayant opposé la ville du Mans et le bailleur social Podeliha. Le Conseil d’État a confirmé l’arrêté de la ville du Mans ordonnant la fermeture de logements accueillant 16 personnes handicapées ou la requalification de ces logements en ERP et donc la mise aux normes incendie afférentes. "La transformation en ERP d’un projet d’habitat inclusif en modifie considérablement l’équilibre économique pour un maître d’ouvrage", ont réagi dans un communiqué la Fédération Paralysie cérébrale France et l’Adimc de la Sarthe, organisme qui était à l’origine du projet du Mans. Ces derniers "appellent le gouvernement à une mise en cohérence des politiques publiques et des réglementations afin de donner un signal clair et pérenne aux porteurs de projets".
Pour les acteurs de l’habitat inclusif, ce débat sur la norme incendie est loin d’être anecdotique et porte en soi les germes d’une reprise en main institutionnelle de ces habitats. Or les habitants de ces logements aspirent justement à "sortir de ce côté aseptisé des ESMS", témoigne Duarte Veloso, vice-président du Club des six et habitant d’un habitat inclusif. "Même si on n’est pas aussi protégé qu’en établissement, on reste un habitat et on ne veut surtout pas glisser vers un établissement médico-social", insiste-t-il. Dans ce nouveau modèle, les habitants, quel que soit leur état de santé ou le handicap avec lequel ils vivent éventuellement au quotidien, ne sont en effet pas dans une posture de bénéficiaires. Ils assument, avec leurs proches et en lien avec la personne 3P et l’animateur du projet de VSP, la responsabilité de leurs choix : leur logement et son aménagement, leur projet de vie partagée avec d’autres personnes, l’organisation de leur journée et la façon de conduire leur vie en général. Une "autodétermination" qui n’a rien à voir avec le cadre d’un ESMS dans lequel les habitants ont souvent peu de marges de manœuvre.
Davantage de péréquation pour donner à tous les départements les moyens d’avancer
"Ce dossier de l’habitat inclusif est une mine exceptionnelle, on ne va quand même pas jeter ce dossier sur des questions de sécurité très éventuelles", appuie Jean-René Lecerf, président de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Pour l’ancien président du département du Nord, notre pays ne pourra faire face au défi du vieillissement sans le développement de ces habitats intermédiaires entre le maintien à domicile et l’Ehpad – l’habitat inclusif donc, mais aussi d’autres formules telles que les résidences seniors. Constatant régulièrement que "la volonté de vivre" des habitants d’habitats partagés est "sans commune mesure" par rapport à ce qu’il observe dans beaucoup d’Ehpad, le président de la CNSA appelle à lancer, dès que le recul sera suffisant, "des recherches statistiques sur l’espérance de vie" des personnes âgées en lien avec leur habitat.
Quant au soutien national à l’habitat inclusif, "il y a aujourd’hui des raisons d’espérer", pour le président de la CNSA qui rappelle que l’aide à la vie partagée (AVP), fixée jusqu’en 2024 à 65% des coûts induits pour le projet de VSP, sera pérennisée à 50% de ces coûts à partir de 2025. Mais si cette aide est pérennisée, "encore faut-il que ceux qui sont les chefs de file du social aient tous la capacité de faire face à leurs responsabilités", ajoute-t-il. "On travaille sur la refonte des aides de l’État aux départements", explique Jean-René Lecerf, pointant la nécessité d’aller plus loin dans la péréquation – notamment verticale – et de limiter certains "effets d’aubaine" sur la compensation apportée pour le tarif plancher des services d’aide à domicile.
"Il faut une volonté politique forte pour que les choses avancent", affirme Jacques Wolfrom. Il appelle à ce que la proposition de loi Bien vieillir "achève son parcours législatif le plus rapidement possible" pour régler les questions en suspens et "conforter le cadre soutenant" de l’habitat inclusif. C’est également l’avis de Michelle Meunier, sénatrice de Loire-Atlantique, qui considère qu’"un cadre commun et unique n’empêchera pas la diversité et les disparités territoriales mais permettra le contrôle de l’application de la loi".
Financer l’ingénierie de projet bien en amont de l’installation des habitants
S’il a été question pendant cette journée de la possibilité de préserver, grâce à ces habitats partagés, la "dignité" des personnes et le "goût à la vie" en dépit notamment du handicap, du vieillissement et de la dépendance, les difficultés associées à l’habitat inclusif n’ont pas été esquivées. Aux yeux de tous ceux qui connaissent un peu le sujet, il y a un paradoxe : proposer une solution simple, qui tienne compte de la situation, des besoins et des envies des personnes, s’avère très compliqué. D’où le développement de ressources pour aider les porteurs de projet et les collectivités à se repérer dans un tel "maquis" (voir notre encadré ci-dessous).
L’accent est également mis sur la nécessité de mieux financer l’ingénierie de projet, en particulier sur toute la phase antérieure à l’installation des habitants dans leur nouveau logement. Pour accompagner les futurs habitants et la dynamique de groupe, communiquer sur le projet dans la commune et mobiliser des partenaires, répondre aux questions des familles, "le porteur de projet doit recruter et former l’animateur idéalement six mois avant l’ouverture", insiste Bernadette Paul-Cornu. Une charge qui n’est aujourd’hui pas couverte par l’AVP et qui est donc, logiquement, plus difficile à assumer par de petits porteurs de projet.
Au-delà de l’accompagnement et de la formation sur ce nouvel objet, une acculturation de l’ensemble des acteurs s’impose, notamment au niveau territorial. Pour Virginie Coquet, chargée de projet aide aux aidants et habitat inclusif au département de Loire-Atlantique, la conférence des financeurs est "un très bon véhicule" pour porter un diagnostic partagé, des objectifs et plus globalement "faire culture commune".
L’opportunité pour les communes d’avancer sur de nombreux enjeux dont la mise en accessibilité
Autre "point de vigilance" mis en avant par Fabian Jordan, président de l’Odas : l’environnement immédiat doit pouvoir "offrir les ressources nécessaires" et la "mobilisation des acteurs locaux" s’avère "indispensable". L’implication de la commune, en particulier, peut passer par des formes diverses : initiative et maîtrise d’ouvrage du projet, mise à disposition de locaux adaptés aux besoins des futurs habitants, animation d’un réseau local de soutien… et, plus globalement, "donner le cap" et assumer "un choix politique fort", résume Thierry Lavit, maire de Lourdes (Hautes-Pyrénées).
Haut lieu de pèlerinage catholique, encore lourdement affectée par la crise sanitaire, la ville a choisi de repenser entièrement son schéma d’accessibilité, en s’appuyant notamment sur le récent projet d’habitat inclusif porté par l’entreprise Homnia. Ce projet comporte une colocation au premier étage et un tiers-lieu, au rez-de-chaussée, ouvert à tous les habitants et proposant des activités de loisirs et des commerces (épicerie vrac solidaire, espace de coworking, Café joyeux employant des personnes handicapées). Si un tel projet s’inscrit à Lourdes dans une démarche plus globale de promotion du vivre-ensemble, les liens entre l’habitat inclusif et les autres politiques locales (urbanisme et mise en accessibilité, lutte contre l’isolement, animation de la vie sociale, intergénérationnel…) semblent s’imposer d’eux-mêmes pour les communes investies. "On ne peut pas traiter un sujet comme l’habitat inclusif si on n’a pas une vision extrêmement transversale", tranche Denis Piveteau.
Maire du village de Châtel-en-Triève (Isère) et vice-présidente de l’Association des maires ruraux de France (AMRF), Fanny Lacroix soulève la difficulté, pour des communes rurales, de déployer l’ingénierie nécessaire à de tels projets. Mais ces derniers lui apparaissent comme une formidable opportunité de répondre aux besoins, de "porter un discours qui parle à la population", un "récit positif" et de donner à chaque citoyen la possibilité de contribuer.
Il y a "un momentum politique", estime Laure de La Bretèche, directrice déléguée de la direction des politiques sociales de la Caisse des Dépôts, qui observe "une volonté de faire de la politique autrement en s’appuyant sur les habitants et sur leurs choix", après une époque où tout "paraissait plus complexe et où on pensait d’en haut des boîtes qui devaient être les mêmes pour tous".
Si ces formes d’habitat partagé se développent depuis des années, les porteurs de projet et les collectivités ont besoin de ressources pour y voir plus clair et avancer. Porté par l’association Hapi fondée par les Petits Frères des pauvres, le Réseau de l’habitat partagé et accompagné (Hapa) et la Caisse des Dépôts, la plateforme "monhabitatinclusif.fr" vise à leur apporter les informations les plus opérationnelles pour développer un projet. En plus d’explications sur le concept, les acteurs, le financement, les questions juridiques et des témoignages inspirants, des fiches portent sur les étapes et les prérequis de la conception d’un projet : comment structurer le montage juridique, ancrer son projet dans le territoire, élaborer un projet de vie sociale et partagée, etc. Réunissant des porteurs de projet, le réseau Hapa propose également des groupes d’entraide, un accompagnement par la transmission de retours d’expérience et du tutorat et porte un plaidoyer. Avec son Laboratoire de l’autonomie (Lab’au) soutenu notamment par la CNSA, l’Odas a aussi expertisé 27 projets d’habitat inclusif, dont 21 "ont été validés et présentés en détail" sur son site, précise Fabian Jordan, président de l’Odas. |