Les libraires mettent en garde les élus contre la "pieuvre" Amazon
A l'appui d'un rapport d'un institut de recherche américain, le Syndicat de la librairie française met en garde les pouvoirs publics, notamment les élus, contre la stratégie de conquête d'Amazon qui élimine plus d'emplois qu'il n'en crée. A l'heure des algorithmes, les libraires résistent et font valoir leur proximité...
C’est le pot de terre contre le pot de fer. Alors qu’Amazon continue inexorablement de tisser sa toile en France, le Syndicat de la librairie française (SLF) alerte les pouvoirs publics sur la menace que sa stratégie fait peser non seulement sur le réseau des librairies mais plus généralement sur l’ensemble du tissu commercial. "Depuis quelque temps, on assiste à une prise de conscience de nombreux élus sur l’impact de la grande distribution sur le commerce de centre-ville, mais avec Amazon, cette prise de conscience est plus difficile car l’entreprise est partout mais on ne la voit nulle part", explique Guillaume Husson délégué général du SLF, qui représente 600 librairies sur les 3.200 que compte le pays. Cet avertissement intervient quelques jours avant la présentation des conclusions de la mission parlementaire sur l’application de la loi Filippetti de juillet 2014. Cette loi encadre les conditions de la vente à distance des livres. Elle visait directement le géant américain qui pratiquait des conditions défiant toute concurrence, contournant la loi Lang de 1981 sur le prix unique en proposant des livraisons gratuites. Désormais, la loi interdit notamment de cumuler la gratuité des frais de port et le rabais de 5% sur le prix du livre. Pour muscler son discours, le syndicat vient de mettre en ligne sur son site la traduction d’un rapport de l’institut américain de recherche ILSR (Institute for Local Self-Reliance) détaillant par le menu la stratégie du géant américain. "Ce qui se passe aux Etats-Unis préfigure ce qui pourrait se passer demain chez nous", met en garde Guillaume Husson.
Une "inexorable machine de guerre"
"Amazon, cette inexorable machine de guerre qui étrangle la concurrence, dégrade le travail et menace nos centres-villes" : le titre de ce document de 80 pages, publié aux Etats-Unis en novembre 2016, tranche avec les rapports administratifs auxquels nous sommes habitués. Il se donne pour ambition "d’arracher le voile d’invisibilité derrière lequel Amazon se camoufle". Les chercheurs y décryptent la stratégie de "monopole d’Amazon" qui "paralyse ses concurrents et enferme les consommateurs", sur fond de politique d'évasion fiscale, d'exploitation des données personnelles des clients... Ils montrent aussi, chiffres à l’appui, l’impact réel de l'entreprise sur l’emploi local. "Chaque fois qu’Amazon débarque dans une ville ou dans une région, il est salué comme un moteur de croissance économique et de création d’emplois", constatent les auteurs. Or ils estiment qu’Amazon a éliminé 150.000 emplois de plus qu’il n’en a créé aux Etats-Unis, avec 295.000 emplois supprimés dans les magasins traditionnels. Comment pourrait-il en aller autrement ? A chiffre d’affaires comparables, Amazon emploie sept fois moins de personnel. Le rapport montre que les salaires moyens dans ses entrepôts "sont nettement inférieurs à la moyenne, pour un travail comparable, dans la même région, et qu’Amazon fait largement appel à des saisonniers intérimaires, d’un bout de l’année à l’autre". Fin 2015, Amazon avait provoqué la fermeture de 14 millions de mètres carrés aux Etats-Unis, soit l’équivalent de 700 hypermarchés, plus 22.000 commerces de centre-ville.
Six centres de distribution en France
Le rapport pointe aussi la vision court-termiste des élus. "Non seulement Amazon tarit les sources de recettes des collectivités locales, mais il leur impose dans le même temps des coûts croissants. (...) Les poids lourds chargés de ses colis mettent le réseau routier à rude épreuve. Or non seulement Amazon ne paie pas les impôts destinés à son entretien, mais il exige que l’on en construise d’autres. Les autorités locales, toujours soucieuses de préserver l’emploi, se laissent convaincre..."
En France, le SFL juge que "les réactions sont bien timides quand elles ne se teintent pas d'une fascination pour la réussite commerciale foudroyante de cette multinationale américaine". Il n'est qu'à voir les réactions à chaque nouvelle implantation. "Pour Amiens Métropole, Amazon est un atout exceptionnel, signe de notre capacité à accueillir une entreprise internationale", s’était enthousiasmé Alain Gest, président d'Amiens Métropole, à l’annonce d’un nouveau centre de distribution dans sa région, à Boves, près d’Amiens, fin 2016. "Je suis très heureux, car la décision d'Amazon va permettre de donner de l'espoir à 500 famille", avait aussi salué le président des Hauts-de-France, Xavier Bertrand, réclamant dans le même temps un assouplissement du droit du travail.
Amazon possède déjà cinq centres de distribution en France (Saran, Douai, Boves, Chalon-sur-Saône, Montélimar) et a prévu l’ouverture d’un sixième cette année, annoncé comme le plus grand de tous (142.000 m2), à Brétigny-sur-Orge, sur le site d’une ancienne base aérienne. Mille CDI ont été promis sur trois ans. Comment le maire ne pourrait-il pas y voir une "excellente nouvelle" ? "Les territoires sont en concurrence entre eux ; là où ils connaissent des difficultés, les élus leur déroule le tapis rouge, alors qu'ils ne payent pas leurs impôts... Mais sur 100 emplois promis, peut-être que 150 seront détruits sur l'ensemble du territoire", estime Guillaume Husson.
Le réseau de librairies résiste
Depuis 2010, le groupe a investi plus de 2 milliards d'euros en France pour se constituer un maillage logistique lui permettant d'écouler au plus vite ses 250 millions de références dans tous les domaines. Les produits sont acheminés des centres de distribution vers des centres de tri, puis des agences de livraison qui assurent le dernier kilomètre. Le tout en des temps records.
Jusqu’ici les librairies françaises ont plutôt bien résisté à cette déferlante, un peu grâce au prix unique. En dix ans, leur part de marché est passée de 47 à 40%, au profit des ventes en lignes d’Amazon et autres, mais aussi de quelques grandes surfaces du livre comme Cultura actuellement dans une stratégie très offensive. La Fnac, elle, n'ouvre plus de grands magasins. En revanche, les ventes de livres dans les hypermarchés s’effondrent. Le livre est donc très révélateur des forces qui traversent le commerce aujourd’hui. Avec la révolution numérique et la "démassification de la consommation", "nous sommes passés d’une distribution de masse à un modèle de précision", observait Philippe Moati coprésident de l’Observatoire société et consommation (ObSoCo), lors d’un atelier sur la revitalisation des centres-villes organisé par l’Association des maires de France, le 6 mars. "Cela met à mal le modèle holistique qui consistait à vouloir satisfaire tout le monde." A commencer par les hypermarchés donc, "condamnés à servir de l’eau tiède au plus grand nombre", constatait-il.
Dans ce règne de l’instantanéité et des algorithmes d’Amazon, les libraires font valoir leurs atouts, notamment la proximité, la relation client, le conseil… "C’est exactement ce que les libraires doivent renforcer, estime Guillaume Husson. L’avenir c’est la singularisation, offrir un lieu chaleureux où l'on peut faire des découvertes, avec des animations culturelles, des débats, des rencontres." Selon lui, les élus doivent soutenir ces initiatives. Elles le peuvent notamment en décidant des exonérations de CET (contribution économique territoriale) aux librairies qui ont reçu le label LIR. "Vous ne vous rendez pas compte de la contribution d’une librairie à l’identité d’un centre-ville, certaines sont présentes depuis le XIXe siècle, alors qu’il y a un tel turnover chez les magasins, notamment les marques franchisées."
Les libraires ont aussi lancé le site Librairies indépendantes. C’est une mise en réseau de plus de 700 librairies. Un service de géolocalisation permet de voir tout de suite où se trouve le livre recherché par le client. 20 millions de livres au compteur : "Il y a plus de livres que tout ce que stocke Amazon", se réjouit Guillaume Husson. En revanche, le SFL déconseille fortement les libraires de recourir à la place de marché d’Amazon pour vendre leurs ouvrages. "C’est se mettre dans la gueule du loup, insiste Guillaume Husson. Le rapport cite un chef d’entreprise de jouets : 'Nous nous sommes rendu compte qu’on est fichu si on y va et fichu aussi si on n’y va pas'."
A terme, le groupe pourrait se placer dans une position quasi-monopolistique, avertit encore le syndicat. Certaines grandes enseignes de la distribution (Monoprix, Système U et bientôt Ikéa) ont déjà commencé à signer des accords pour passer par son canal. "Amazon est en train de devenir le vecteur incontournable pour vendre ses produits, il s’agit de faire en sorte qu’on ne puisse plus se passer de sa Market Place", explique Guillaume Husson. Au niveau européen ces pratiques ont engendré l’amorce d’une réaction, puisque le commissaire européen Pierre Moscovici a présenté ce mercredi une proposition de directive visant à taxer à 3% du chiffre d’affaires les géants du net. "3% ? c’est une harmonisation par le bas, comme si tous les pays européens devaient devenir des paradis fiscaux."