Les collectivités invitées à ne plus passer le bruit sous silence
Plus encore que la pollution atmosphérique, le bruit – dont les sources vont croissant – est en passe de devenir l’ennemi public n°1 du citadin. En première ligne, les collectivités sont de plus en plus nombreuses à saisir le problème à bras-le-corps. Pour être efficace, le maire doit toutefois aller bien au-delà de la seule répression des atteintes à la tranquillité publique. État de la chaussée, organisation des activités, conception même de l’espace urbain, c’est en amont que la bataille se joue.
Le résultat est sans appel : 79% des 1.073 personnes sondées par Opinionway en décembre dernier estiment que les politiques publiques prennent "insuffisamment en considération les dangers liés au bruit". Non sans appuyer ainsi le tout récent rapport de la Cour des comptes européenne.
"Avec la crise sanitaire, on a vraiment perçu une augmentation de la sensibilité au bruit. C’est assez nouveau, mais la problématique rejoint, voire dépasse désormais celle de la pollution de l’air dans les centres urbains. Cela se traduit par des attentes beaucoup plus fortes", constate Fanny Mietlicki, directrice de Bruitparif. Elle se veut positive, décelant "une mobilisation accrue des collectivités locales. Les élus commencent à s’emparer réellement du sujet, notamment les maires, aux premières loges", note-t-elle. "Des collectivités prennent ce sujet à bras-le-corps", confirme Jean-Paul van Cuyck, président d’honneur de l’organisation professionnelle des acousticiens conseils. Il déplore en revanche "le désengagement de l’État, [qui] ne contrôle plus. Les ARS (agences régionales de santé) se sont dégagées de cette problématique", regrette-t-il.
De nouvelles sources de bruit
Cet investissement des maires est somme toute logique, puisque la police municipale a notamment pour objet de réprimer les atteintes à la tranquillité publique. Et ils ont de quoi faire ! Si Fanny Mietlicki dépeint "des évolutions positives" s’agissant du bruit lié aux trafics routier et ferroviaire, elle estime que "les enjeux restent très forts sur le bruit du trafic aérien".
Surtout, elle met en avant "de nouvelles sources de bruit qui suscitent de plus en plus de préoccupations, notamment dans les mairies, avec en première place les bruits dits récréatifs, comme ceux des terrasses des bars. C’est une problématique qui monte en puissance depuis une dizaine d’années et qui s’est intensifiée avec la pérennisation des terrasses provisoires de la crise sanitaire". Mais les solutions ne sont pas aisées à trouver : "On dispose de davantage de marges de manœuvre sur des sources mécaniques", concède-t-elle. Le défi est plus aigu encore quand les municipalités sont "confrontées à des zones de bruit, dans lesquelles vous avez plusieurs établissements qui se renvoient chacun la balle", met en relief Jean-Paul van Cuyck. Il souligne par ailleurs que le phénomène n’affecte pas que les citadins, prenant exemple du travail conduit par la municipalité de Ramatuelle pour "ramener à des niveaux raisonnables les ambiances sonores" des établissement sis sur les plages de Pampelonne.
Christian Hugonnet, président de l’association "La Semaine du son" – dont la 22e édition se déroulera du 20 janvier au 2 février –, alerte d’ailleurs sur cette tendance à "aller chercher le client par le sonore […]. On ne peut plus descendre une piste de ski sans avoir des cabarets à chaque étage !", tempête-t-il. Autre phénomène mis en évidence par l’expert, le fait qu’avec "une motorisation un peu systématique, le bruit devient permanent. Il ne désemplit jamais". Il pointe celui "des climatiseurs, des pompes à chaleur… qui engendrent un continuum sonore qui pose problème".
Sans compter "les discussions téléphoniques d’autres personnes dans les lieux publics ou transports en commun", qui arrivent en tête des bruits les plus gênants cités par les sondés précédemment évoqués – c’est le premier item évoqué par 22% des personnes interrogées, devant les deux roues (18%), la circulation de manière générale (10%) et les bruits de chantier (10%). "Pas forcément des bruits dangereux pour l’audition, mais qui génèrent du désagrément", analyse Éléonore Quarré, responsable des études Société chez OpinionWay.
L’état de la chaussée, facteur clé de succès sonore… et énergétique
Même côté route, il y a du nouveau. Avec les modèles récents de voitures particulières, et en particulier les véhicules électriques, c’est désormais "principalement le bruit de roulement, et non celui lié à la chaîne de traction, que l’on perçoit. C’est l’ennemi acoustique n°1 à l’intérieur de l’habitacle", enseigne Thomas Antoine, expert des questions acoustiques chez Renault. C’est précisément en cherchant à le réduire via un système de contrôle actif – "un tas de capteurs ultra-précis qui écoutent la route" afin de générer en fonction des résultats une onde sonore pour "annuler" le bruit émis – que le constructeur a déployé le programme "Apache", pour "auscultation du profil acoustique des chaussées et de leur efficacité". À partir des données ainsi collectées, il cartographie l’état des routes. Un dispositif mis en œuvre sur le territoire de Saint-Quentin-en-Yvelines, et qu’est en train de lancer la ville du Mans, indique l’expert, qui met en avant l’utilité de la solution "pour toutes les villes qui doivent respecter la directive de 2002 sur le bruit", qui vise à cartographier le bruit.
"L’état de la chaussée, c’est le paramètre n°1. Mais c’est aussi le plus mal connu", poursuit-il. Fanny Mietlicki confirme : "C’est le premier facteur d’incertitude dans nos modèles de cartographie du bruit. Or c’est celui qui a le plus d’impact ; la vitesse a une influence bien moindre. On peut avoir une dynamique de plus de 10 db [c'est-à-dire "deux fois plus de bruit", rappelle Christian Hugonnet] entre une chaussée très bruyante et une chaussée de dernière génération", explique-t-elle. "Si on resurfaçait complétement les 35 km du périphérique parisien, on aurait une baisse de 5 db en moyenne", prend exemple Thomas Antoine. Et de remarquer qu’"au vu du trafic sur cette route, la plus empruntée d’Europe, l’opération serait blanche au regard du coût carbone de cette réfection au bout de 3 ans, 3 ans et demi". Car, enseigne-t-il, "plus la route est rugueuse, plus le frottement des pneus est grand, et plus la surconsommation énergétique est importante". Ou comment faire d’une pierre, deux coups.
Entendre pour concevoir la ville
Il y a donc des motifs d’espoir. "À condition d’agir en amont, et plus seulement en correction, comme on l’a fait pendant des décennies, en usant de palliatifs comme les murs anti-bruit", enjoint Fanny Mietlicki. Et ce dès le stade de la conception même de l’espace urbain. "Les ingénieurs-conseils en acoustique sont toujours sollicités extrêmement tardivement. Consigne devrait être donnée de les intégrer bien en amont de la réalisation des projets", recommande Jean-Paul Van Cuyck.
"Si les urbanistes et les architectes étaient un peu plus informés des problèmes du sonore, ils construiraient probablement l’organisation des cités différemment", lui fait écho Christian Hugonnet. Il prend l’exemple "des places publiques, pensées plutôt en termes d’encombrement, et jamais en termes d’utilisation sonore. Elles doivent pourtant être un lieu où l’on peut converser, plutôt que des lieux de manifestation où chacun hurle de plus en plus". Comme Fanny Mietlicki, il préconise "la création et la préservation de zones calmes dans notre centres urbains". Et de conclure : "Il faut penser la ville différemment. Arrêtons de voir le monde pour ensuite, au mieux, corriger le sonore".
Des mérites de l’étalement urbain
Pour l’avocat Bernard Lamorlette, la France s’en tire pourtant plutôt mieux que les autres. "La ville idéale en matière de gestion sonore, elle est plutôt française. L’étalement des villes françaises est une réponse à la répartition horizontale du bruit. Plus l’urbanisme est vertical, plus les bruits sont concentrés entre les tours, comme un effet Venturi appliqué aux bruits", explique-t-il. Des réflexions à prendre en compte à l’heure du tout densification urbaine. L’avocat relève d’ailleurs que "si, dans les plans locaux d’urbanisme, on a une espèce de droit à la vue – en tout cas un droit à la clarté, à un ensoleillement minimum –, il n’existe n’a pas de droit au silence, de droit au calme. La problématique du bruit n’a pas encore une portée véritablement normative au sein de ces documents de base que sont les PLU".
Il concède qu’ "il y a quand même des outils. Un projet important qui ne comporterait pas de volet sonore au sein de son étude d’impact serait aujourd’hui entaché d’illégalité". Il ajoute que "les collectivités locales doivent déjà prendre en compte cette optique du bruit dans l’organisation spatiale des activités. Le juge administratif veille. Mais ce dernier dispose d’un grand pouvoir d’appréciation. Peut-être que des documents comme le schéma directeur de la région Île-de-France ou les directives territoriales d’aménagement pourraient davantage prendre en compte les cartographies du bruit, qu’il s’agirait d’ériger en schéma pour avoir une portée normative", suggère-t-il. Une direction que verrait sans doute d’un bon œil la Commission européenne, bien décidée à durcir la réglementation sur la pollution sonore (voir notre article du 24 mars 2023).
› Collectivités, à vos "décibelateurs" !Seuls 43% des personnes interrogées par OpinionWay estiment correctement les niveaux de décibels acceptables pour préserver leur audition (40 à 60 db maximum). La proportion est plus faible encore (27%) chez les 18-24 ans. "Il y a un besoin évident de pédagogie", souligne Christian Hugonnet. Il compte notamment y répondre grâce au déploiement du "décibelateur" – l’appellation est de l’académicien Érick Orsenna, qui parraine avec le chanteur Kendji Girac la 22e édition de la Semaine du son. Entendre un afficheur de niveau sonore, afin "que le décibel soit connu tout autant que le degré Celsius". L’expert escompte "de nombreuses demandes de la part des mairies", qui pourraient bénéficier gratuitement de l’outil en prenant contact auprès de l’association. Le besoin semble là, puisque 76% des sondés par OpinionWay déclarent souhaiter un tel dispositif dans la rue ou les lieux publics. |