Les administrations fiscales et sociales invitées à oser l'IA
La mission "IA et service public" de la délégation à la prospective du Sénat a remis un premier opus autour de la lutte contre la fraude sociale et fiscale. Les sénateurs clarifient les concepts et dressent un bilan très mitigé des expérimentations, invitant l'administration à vraiment prendre le virage de l'IA. Un volontarisme qui tranche avec le Forum des interconnectés qui a posé, au même moment, les prérequis à une IA territoriale.
L'intelligence artificielle (IA) est désormais utilisée par les services des impôts pour détecter les piscines non déclarées et par les douanes pour tracker les envois de stupéfiants par courrier postal. Deux cas d'usage emblématiques du potentiel de l'IA dans l'administration mais qui restent bien isolés. "Dans le secteur public, les expérimentations restent à ce jour limitées, les annonces modestes, et la parole très prudente", regrette Christine Lavarde, présidente de la délégation à la prospective dans un rapport "intermédiaire" de la mission consacrée à l'IA dans les services publics publié le 4 avril 2024.
Des applications évidentes non déployées
Les administrations auditionnées par le Sénat mobilisent ainsi très peu l’IA générative. Les expérimentations sont qualifiées de "balbutiantes, et limitées à des cas d’usage généralistes, avec des outils 'sur étagère', puissants mais sans dimension métier, ou superficiels, avec des chatbots qui n’apportent qu’une aide limitée, sans transformer les procédures elles-mêmes". Certaines applications évidentes de l'IAG sont ainsi absentes. C'est notamment le cas de la mobilisation de l'IAG pour générer du code informatique ou traduire des applications écrites dans un code obsolète dans un langage de programmation plus récent. Le rapport estime du reste absurde d'interdire l'IA aux développeurs publics. Ceux-ci risquent de se détourner de la sphère publique pour pouvoir utiliser des technologies qui font désormais partie des bases du métier.
Bilan mitigé pour Albert
D'autres cas d'usage sont à fort potentiel mais sont sous exploités. C'est le cas du projet LLaMandement de la DGFiP consacré au traitement des amendements à la loi de finances et testé sur la LFI 2024. Cette IA permet de rechercher des amendements similaires et d'en réaliser une synthèse avec, à la clef, un gain de temps considérable face aux 5.400 amendements déposés à l'Assemblée nationale (3.700 au Sénat). Une application que les sénateurs invitent à tester sur d'autres textes et à mettre à disposition du Parlement. L'usage de l'IAG dans les services publics, sur lequel le gouvernement a beaucoup communiqué, est également critiqué. Dans le cas de Services Publics+, elle aide les agents à apporter des réponses aux avis laissés sur cette plateforme de consultation citoyenne. Le Sénat souligne le caractère "limité" de l'aide apportée par l'IAG et relève qu'elle "n'est d'aucune aide aux usagers". Sur Albert, le chatbot de la Dinum déployé dans le réseau France services, le Sénat souligne qu'il s'agit d'un simple "complément à l'existant" qui ne modifie pas en profondeur la nature et l'organisation du service public.
Les IA de pointe délaissées
Pour Albert, le Sénat s'interroge aussi sur l'emploi d'une technologie ancienne au nom de la souveraineté, incitant l'administration à se tourner vers Mistral le champion français de l'IAG. Du reste, les sénateurs estiment que les administrations auditionnées, au-delà de l'IAG, sont loin "d'être à la pointe de la technologie" en matière de lutte contre la fraude. "Le datamining utilise en fait très peu l’IA, et seuls deux projets utilisent le 'deep learning', pour détecter les piscines non déclarées et les stupéfiants envoyés par courrier postal. Les premiers résultats, éloquents, doivent inciter à aller plus loin" pointent les sénateurs. Par ailleurs, si la sphère fiscale a plusieurs projets IA dans ces cartons, ils estiment que la sphère sociale est "sur la défensive".
Placer l'IA au cœur du système
Le rapport incite à placer l'IA "au cœur du système administratif" en la connectant aux applications métier et aux données des usagers. Ainsi l'IA pourrait réaliser les démarches à la place de l'usager en étant capable d'agréger de informations hétérogènes voire contribuer à supprimer les formalités… elle serait ainsi "la brique manquante à l'Etat plateforme". Et le Sénat est le premier à admettre que ces usages de l'IA ont de lourdes conséquences "techniques, éthiques et juridiques", il invite à "expérimenter sans improviser". Il s'agit notamment de respecter le cadre actuel (RGPD) et de lever certains obstacles spécifiques aux IAG comme la maitrise de l'infrastructure de calcul, la transparence des modèles de langage et la réduction drastique des "hallucinations" (erreurs et inventions). Il abonde dans le sens d'une Cnil aux compétences renforcées pour mettre en œuvre l'IA Act, qui aurait également pour mission d'accompagner les expérimentations.
Assumer les économies budgétaires
Pour avancer, le Sénat suggère à l'Etat de clarifier ses objectifs et "d'assumer celui d'économies budgétaires". Les sénateurs soulignent au passage que l'IA va moins supprimer des emplois (5% seraient effectivement menacés) que modifier les tâches et les métiers des agents. Ils demandent de définir des tâches possibles pour les IA (détection, consolidation d'informations…) et impossibles (calcul de l'impôt ou d'une aide sociale). A ce titre les sénateurs demandent qu'aucune décision impactant un usager "ne soit prise sans l'intervention d'un humain", ce principe étant l'élément clé "d'une IA publique de confiance". Ils insistent enfin sur la nécessité d'affecter des moyens, notamment pour permettre aux agents de monter en compétence sur ces sujets.
Le dernier Forum des interconnectés qui s'est tenu à Marseille les 3 et 4 avril 2024 a accordé une large place à l'IA. Dans le communiqué final, les élus ont rappelé leur attachement à une IA "responsable, éthique et d’intérêt territorial", répondant aux "préoccupations sociales, environnementales et économiques locales". Face au déploiement de l'IA dans les collectivités, ils ont appelé à "accélérer les réflexions sur l'impact de l'IA sur les organisations et les métiers" en associant les agents à ces travaux. La commission numérique de l'association souhaite aussi faire de l'IA territoriale un "commun" fondé sur des "valeurs cardinales" et des "indicateurs précis", partagés à l'échelle nationale. L'association réitère également son souhait d'avoir "un véritable débat public" sur l'IA associant les territoires et les citoyens. Les élus estiment "qu’un plan d’éducation et de sensibilisation doit être urgemment investi" et en font un "prérequis nécessaire à un déploiement maîtrisé et conscient de l'IA dans les collectivités et les services publics". |