Justicity, interview du DG Ivan Kasic
Docteur en droit, chargé d’enseignement, avocat, médiateur et arbitre depuis plus de 20 ans, Ivan Kasic est fondateur de Justicity, plateforme franco-canadienne de règlement amiable des différends ouverte en 2020.
Temps de lecture : 5 minutes
Vous êtes co-fondateur de Justicity avec Etienne de Fontainieu (CEO) et Frédéric Dupuy (CFO). Comment est née l’idée de Justicity ?
Etienne, Frédéric et moi avons des parcours totalement différents. Etienne et Frédéric ont d’abord fondé Legalcity, une plateforme française pour le recouvrement de créances. Pour ma part, j’ai d’abord exercé comme avocat en France puis à Québec où j’accompagne les entreprises françaises qui souhaitent s’installer au Canada. Je suis par ailleurs médiateur et arbitre au Canada.
En ce sens, je souhaitais allier mon activité de médiateur à celle d’avocat, surtout depuis mon arrivée au Canada où les modes alternatifs de règlement de règlement des différends (MARD) sont très utilisés. En outre, j’avais toujours souhaité « dépoussiérer » le monde juridique et intervenir dans le secteur de la médiation et de l’arbitrage, secteur encore peu digitalisé.
Nous nous sommes rencontrés il y a un peu plus de deux ans et nous nous sommes tout de suite retrouvés sur un projet de legaltech favorisant l’accès à la justice. Notre solution, Justicity, basée sur l’application Legalcity, a ensuite vu le jour assez rapidement. En effet, après un an de travail, nous avons pu présenter une première version du logiciel en avril 2020. Avec la crise sanitaire, il y avait une réelle demande de digitalisation des MARD ce qui a motivé le développement rapide de notre plateforme au niveau technique et géographique. Depuis, plusieurs mises à jour ont été effectuées et une nouvelle version a été diffusée en 2021.
Vous indiquez vouloir moderniser les MARD et favoriser une culture de l’entente. Parlez-nous de votre ambition pour Justicity ?
Les MARD sont très utilisés en Amérique du Nord. Cela s’explique par le fait que la justice coûte cher et que les procédures soient souvent très longues. Là-bas, 9 litiges sur 10 se règlent avant d’aller au tribunal. Dès lors, notre objectif était d’offrir un service de justice alternative (moins cher et plus rapide) qui permettrait un accès à la justice sans passer par les tribunaux.
Aujourd’hui notre objectif c’est de démocratiser et de digitaliser également l’arbitrage (pour lequel il y a plus d’enjeux techniques que la médiation) notamment en termes de preuves documentaires et d’audition des témoins. L’arbitrage reste encore une solution extrêmement coûteuse et nous souhaitons que toute entreprise puisse y recourir, notamment les PME. Notre ambition est donc de rendre l’outil le plus universel possible.
Vous venez de lancer la version n°2 de Justicity à destination des médiateurs professionnels. Pouvez-vous revenir sur les notions de médiation interne/professionnelle ?
Comme je vous le disais, après notre lancement en avril 2020, nous avons reçu plusieurs retours, notamment des médiateurs professionnels. Ceux-ci louaient l’efficacité de notre solution, mais regrettaient cependant de ne pas pouvoir utiliser notre outil pour mener à bien leurs propres médiations. Nous avons donc développé une formule d’abonnement à notre outil Justicity afin que les médiateurs professionnels puissent résoudre les différends de leurs clients via notre plateforme.
Au-delà de la simple dichotomie médiation interne/professionnelle, il est intéressant de constater que la médiation peut-être de multiple nature selon le sujet concerné. Par exemple, dans notre offre de médiation interne, Justicity propose une médiation commerciale pour résoudre des différends entre sociétés ou entre les associés d’une même société, ou encore, pour des différends touchant à la copropriété ou aux successions.
L’intérêt majeur de la médiation – lorsqu’elle aboutit – est qu’elle permet de renouer le dialogue, mais aussi de maintenir un lien après le litige. Par exemple, dans le cas d’un litige au sein d’une copropriété, si la médiation est fructueuse, elle permet aux intéressés de continuer à pouvoir vivre ensemble. Cependant, Justicity ne traite pas de la médiation de la consommation par souci de contraintes règlementaires trop compliquées à gérer pour nous au sein d’un outil digital.
Avez-vous rencontré des difficultés à élaborer cette solution ? Avez-vous collaboré avec des médiateurs, huissiers, avocats, … pour la construire ?
Oui, bien sûr ! D’abord, nous avons dû faire face à quelques difficultés techniques liées à la digitalisation des process métiers d’arbitre et de médiateur. Il faut en effet veiller à bien analyser les process métiers pour comprendre le besoin des utilisateurs (professionnels et parties). Par exemple, nous devons assurer la sécurité des données personnelles tout en proposant un outil facile d’accès. La balance entre les deux est donc un enjeu technique à anticiper.
Ensuite, il y a l’aspect commercial : il faut se faire connaître, communiquer pour que les outils technologiques soient adoptés par les professionnels. Or, ces derniers peuvent se montrer réticents à l’emploi des nouvelles technologies ou aux MARD. Par exemple, certains avocats sont réticents à la pratique de la médiation, car ils la considèrent comme une activité qui vient en concurrence du contentieux, leur cœur de métier.
Enfin, nous avons dû faire face à des contraintes règlementaires dues à l’internationalité de notre solution franco-canadienne. Notre volonté, à terme, c’est de rendre notre solution disponible à d’autres pays, mais cela suppose une connaissance et une prise en compte de la règlementation de ces pays en matière de MARD. Mais c’est aussi un gros avantage, car nous sommes la seule plateforme à proposer de la médiation internationale.
La création de Justicity est encore assez récente, mais avez-vous d’ores et déjà reçu des retours ? Si oui, lesquels ?
La majorité des avis que nous recueillons provient des centres de médiation abonnés à Justicity et nous sommes heureux de constater que la plupart des retours utilisateurs sont positifs.
Nous sommes attentifs au retour d’expérience de nos utilisateurs et nous essayons de répondre à leurs besoins spécifiques. Pour les entreprises notamment qui ont besoin de réaliser des médiations au sein même de l’entreprise, entre salariés par exemple et avec de tiers. Du côté des avocats, le bilan est plus nuancé, car ils méconnaissent trop souvent ce nouveau marché. Par exemple, nous avons eu un cas où la médiation a dû se poursuivre sans les avocats, car la médiation devenait trop conflictuelle entre ces derniers.
Justicity est également ouverte au Canada. Quel est votre bilan comparatif avec la France de l’utilisation de la plateforme (en nombre de visites, intérêt pour le sujet de la médiation etc.) ?
Paradoxalement la médiation est plus courante au Canada ou notre plateforme est également présente sur notre site canadien, alors qu’il y a plus d’utilisateurs français, car notre effort de commercialisation s’est davantage porté sur la France que sur le Canada.
Pouvez-vous nous en dire davantage sur leur conception de la digitalisation des métiers du droit en Amérique du Nord ? (Comment les LegalTechs y sont-elles perçues par les professionnels ?)
Au Canada il y a un véritable enjeu de digitalisation des MARD, surtout depuis la crise sanitaire. Les magistrats sont très satisfaits des outils digitaux existants. Le Laboratoire de cyberjustice de Montréal propose par exemple une véritable salle d’audience virtuelle ! Je pense que c’est certes une question de culture, mais également une question d’accoutumance et de pratique. Aujourd’hui, tout pousse à favoriser le digital sur le marché du droit, peu importe la profession, y compris au sein des institutions judiciaires. La preuve : au Canada où la procédure est orale, les institutions ont pris le pas de la visio-conférence. Mais cela n’a pas empêché le bon déroulement des procès, au contraire … La dématérialisation a de nombreux atouts comme celui de diminuer la tension pouvant exister dans une salle d’audience, ou encore de mieux apercevoir l’expression faciale des interrogés du fait de la caméra de bonne qualité, à distance rapprochée du visage de la personne, et sans port du masque du fait de l’audience à distance.
Il existe cependant des points négatifs à la dématérialisation, notamment relatifs au décorum et à la place du magistrat dans la salle d’audience (absence de hiérarchie et donc moins de solennité) ou encore à la traduction simultanée qui est moins abordable à distance et qui pourrait être remplacée par des sous-titres.
Chez Justicity, nous essayons donc d’intégrer la technologie dans un but de plus-value. Par exemple, Justicity permet au médiateur de prendre des notes ou des schémas et de les partager avec les médiés sous forme d’un document collaboratif. Ces prises de notes sont ensuite intégrées dans le protocole d’accord transactionnel.
On le sait, les Anglo-saxons sont en avance sur les LegalTechs. Grâce à votre vision nord-américaine, avez-vous des conseils à apporter aux LegalTechs françaises ? Ou aux professionnels du droit encore réticents à leur utilisation ?
Si la culture juridique nord-américaine fait que l’arbitrage et la médiation sont très développés, la France a en réalité davantage recours aux nouvelles technologies. Cela est dû, je pense, au fait que la main-d’œuvre soit très chère en France, ce qui n’est pas autant le cas au-delà de l’atlantique. Les entrepreneurs français sont donc plus enclins à développer des outils virtuels pour économiser sur les coûts de main-d’œuvre. Également, l’Etat français est aujourd’hui de plus en plus favorable à l’entrepreneuriat et à la création de start-ups, les financements sont alors plus facilement alloués.
La culture nord-américaine est très pragmatique et les solutions qui y sont développées sont très concrètes et rapides. En Europe l’exemple de l’Italie est très intéressant, car il présente l’un des plus forts taux de médiation au niveau européen. En effet, là-bas, les avocats deviennent médiateurs par une équivalence partielle de titre. En intégrant ainsi la médiation dans le parcours professionnel de l’avocat, cela favorise l’ouverture à ce marché. En outre, les étudiants en droit ont, dans leur cursus universitaire, des formations sur les MARD. On est donc totalement sur un projet de sensibilisation des prochaines générations de praticiens, ce qui n’est malheureusement pas encore le cas en France.