Investissements étrangers - Le "décret Alstom" et les dissonances du patriotisme économique
A dix jours des élections européennes, le dossier Alstom prend une tournure emblématique sur ce qu’un Etat peut ou ne peut pas faire en Europe pour sauver son industrie. Aussitôt paru le "décret Alstom", qui vise à protéger certains secteurs stratégiques, Bruxelles a mis en garde la France sur ce qui pourrait s’apparenter à du "protectionnisme". "L'objectif de protéger les intérêts essentiels stratégiques dans chaque Etat membre est essentiel dès qu'il s'agit de sécurité ou ordre public. C'est clairement prévu dans le traité. Mais nous devons vérifier si (cet objectif) est appliqué de manière proportionnée sinon cela reviendrait à du protectionnisme", a dit le commissaire chargé du Marché intérieur, le Français Michel Barnier.
Que prévoit ce décret de si scandaleux ? Il étend un dispositif de protection prévu par un précédent décret de 2005. L’Etat pourra ainsi opposer son véto ou imposer ses conditions en cas d’investissements étrangers dans six domaines clés : l’approvisionnement en énergie et en eau, les réseaux et services de transport et de télécommunications, les établissements, installations et ouvrages "d’importance vitale" au sens du code de la défense, et la santé. La procédure d'autorisation ainsi requise s’appuie sur la prise en compte d’activités "essentielles à la garantie des intérêts du pays en matière d'ordre public ou de sécurité publique ou de défense nationale", indique le décret. "Il s’agit pour le gouvernement de s’assurer que ces objectifs légitimes seront pleinement pris en compte par les investisseurs étrangers, qu’ils soient issus de pays de l’Union européenne ou de pays tiers. Au besoin, le gouvernement pourra demander des engagements spécifiques ou imposer des conditions à la réalisation des investissements concernés, afin de garantir la préservation des intérêts du pays", précise Bercy, dans un communiqué.
Contradiction avec les messages de séduction envoyés aux investisseurs
Cet élargissement permet ainsi de couvrir l’ensemble des activités concernées par le rachat du pôle énergie d’Alstom par General Electric ou Siemens. Du sur-mersure donc. Matignon a rappelé que de tels dispositifs existaient dans la plupart des pays dont l’Allemagne ou les Etats-Unis, avec le CFIUS américain (Committee on Foreign Investment in the United States), qui examine les dossiers d'investissement au regard des enjeux de sécurité nationale.
Mais cet accès de patriotisme économique est surprenant à plusieurs égards. D’abord parce que la communication gouvernementale n’est pas réglée comme du papier à musique ; la ministre de l’Ecologie Ségolène Royal ayant fait savoir sa préférence pour l’américain General Electric, prenant ainsi le contrepied d'Arnaud Montebourg. Et puis parce qu’il vient en contradiction avec les messages de séduction envoyés depuis quelques mois aux investisseurs étrangers. Lors de la visite de François Hollande aux Etats-Unis en début d'année, le président français avait invité les entreprises américaines à investir en France. "J’encourage les entreprises américaines à chercher des occasions en France", avait alors répondu Barack Obama. Il n’est donc pas très étonnant de voir General Electric avancer ses pions, d’autant que l’américain faisait partie des 34 champions mondiaux invités à l’Elysée en février dernier, précisément pour investir dans l’Hexagone (de même que le britannique Kingfisher sur le point de racheter Mr Bricolage).
Seulement dans le même temps, la France s’est inclinée face aux Etats-Unis sur des dossiers très sensibles, comme l’Iran. Lors de cette même visite du chef de l’Etat aux Etats-Unis, on se souvient que le président américain avait menacé d'une "pluie de sanctions" les entreprises tricolores qui souhaitaient commercer avec l’Iran, après qu’une délégation conduite par le Medef s’était rendue sur place. Or, on apprenait quelques semaines plus tard que Boeing était autorisé à reprendre la livraison de ses pièces détachées à Iran Air. Dès l’été 2013, General Motors nouait des contacts après que son partenaire d’alors, Peugeot, eut été écarté de ce marché juteux de 75 millions de consommateurs, de même que Renault, sur pression américaine. Un retrait qui n’est pas pour rien dans les difficultés qu’a connues Peugeot depuis lors, avec la fermeture du site d’Aulnay, jusqu’à son rapprochement avec le chinois Dongfeng, avec la bénédiction d’Arnaud Montebourg. A présent, selon Le Figaro, le groupe Chrystler serait à son tour en discussion avec l’Iran, de même que le géant de l’informatique Cisco Systems.
Sur tout ce dossier, le patriotisme économique a été mis en sourdine. Le traité transatlantique serait un terrain de choix pour le faire entendre ; or à Washington, François Hollande avait déclaré : "Nous avons tout intérêt à aller vite."