La pêche française dans une mauvaise passe

Confrontées à de multiples difficultés, la filière de la pêche française a organisé deux journées "filière morte" fin mars pour appeler à l’aide. En cause notamment, un plan de la Commission européenne qui n’a – pour l’heure – aucune valeur contraignante. Si le secrétaire d’État chargé de la mer a su apaiser les craintes, l’accalmie pourrait n'être que de courte durée. Dans ce contexte, la présentation le 2 juin prochain de la stratégie France Mer 2030 est particulièrement attendue.

Un port mort pour des cormorans. C'est le sort que des marins-pêcheurs français en mauvaise passe veulent conjurer. "L'accumulation des normes, des menaces, des contentieux remet en cause le fondement même de notre métier, en nous culpabilisant d'exercer nos métiers", déplore le Comité national des pêches (CNPMEM), qui avait appelé l'ensemble de la filière à deux journées "filière morte" les 30 et 31 mars derniers pour crier sa colère et appeler au secours. Un appel a priori entendu, puisque d'après un communiqué du 3 avril du secrétaire d'État à la mer, Hervé Berville, ce dernier aurait obtenu du commissaire européen à l'environnement et à la pêche "la confirmation qu'une interdiction des engins mobiles de fond dans les aires marines protégées ne serait pas imposée aux États membres". Cette interdiction envisagée était l'une des causes de la mobilisation des pêcheurs. Pas la seule.

Crise énergétique

Pour les pêcheurs français, les mauvaises nouvelles nagent en effet en banc. Après avoir essuyé Covid et Brexit, ils sont durement affectés par l'envolée du prix des carburants. La Commission européenne estime que chaque augmentation de 10 centimes se traduit par une baisse de plus de 185 millions d'euros des bénéfices bruts annuels du secteur de la pêche de l'UE. "Toutes les crises de la pêche sont liées à la dépendance au pétrole", indiquait Hervé Berville, le 15 mars dernier à l'Assemblée nationale. Pour apaiser les esprits, le président Macron avait annoncé au Salon de l'agriculture, le 25 février, la prolongation de l'aide au carburant de 20 centimes/litre, qui devait prendre fin à la mi-mai, jusqu'à fin octobre. Coût mensuel de la mesure : environ 2,5 millions d'euros. Selon le CNPMEM, les pêcheurs souffriraient en outre d'un "harcèlement contentieux qui déstabilise nos pêches (maigre, anguille, civelle, bar, etc.)", des éoliennes marines ou encore de la pression des contrôles des pêches. 

Un "pacte pour la pêche et les océans"

C'est dans ce contexte déjà tendu que la Commission européenne a, le 21 février dernier, adopté un paquet de quatre textes qui a fait déborder la coque. Il comprend :
- une communication sur la transition énergétique du secteur, jugée "pas à la hauteur des enjeux" par Hervé Berville, alors qu'il faut renouveler les flottes pour réduire les consommations de carburant et les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi attirer les jeunes – 59% des travailleurs des flottes de pêche de l'UE ont entre 40 et 64 ans ;
- une communication sur la politique commune de la pêche "aujourd'hui et demain" ;
- un rapport sur l'organisation commune des marchés dans le secteur ;
- un plan d'action pour la protection et la restauration des écosystèmes marins. 
Le tout vise à "améliorer la durabilité et la résilience du secteur de la pêche et de l'aquaculture de l'UE". "La Commission croit à la pêche en Europe. Mais elle estime que la gestion durable est une condition de sa rentabilité. Il ne faut pas les opposer", explique un fonctionnaire de la Commission. "Sans poisson, il n'y a plus de pêcheurs." 

Interdiction de la pêche de fond dans les aires protégées

Au sommet de l'iceberg, figure dans le plan d'action "une ambition claire" affichée par la Commission : "supprimer progressivement la pêche de fond mobile [chaluts, dragues, filets maillants…] dans toutes les aires marines protégées d'ici 2030 au plus tard et l'interdire dans les zones nouvellement établies". Un véritable suicide, d'après l'Alliance européenne des pêcheurs de fond (EFBA) qui, citant les services de la direction des Affaires maritimes et des pêches de la Commission (DG MARE), soulignait dans un communiqué du 1er février dernier que "13.105 navires employant 40.500 pêcheurs opèrent actuellement dans les aires marines protégées". L'Alliance estime que "7.000 navires" seraient menacés par une telle mesure, qui représenteraient le quart des prises et générerait 38% des revenus de la flotte européenne. Rappelant que plus de 70% du poisson consommé en Europe est importé, elle avertit : un tel plan "ne ferait qu'augmenter la part de pays comme la Russie ou la Norvège, pour lesquels ce sera 'Business as usual'". Selon le CNPMEM, ce plan reviendrait à "faire disparaître un tiers de la flotte française, plus de 4.000 marins-pêcheurs embarqués sur 1.200 navires". "La pêche dans les aires marines protégées est le meilleur moyen de garantir une pêche durable. L'interdire voudrait dire que la coquille saint-jacques, la langoustine ou la lotte disparaîtraient des étals alors que la ressource se porte bien, grâce à nos pêcheurs !", réagissait sur Twitter le 2 mars le président de la région Bretagne, Loïg Chesnais-Girard.

La France opposée

D'emblée, Hervé Berville avait fait part de son opposition à ce texte. "La France est totalement, clairement et fermement opposée à cette proposition", expliquait-il le 8 mars au Sénat, estimant qu'elle "méconnaissait les efforts menés depuis des années par les pêcheurs", représentait "une prime aux mauvais élèves" (ceux n'ayant pas encore désigné des aires marines protégées : d'après la Commission, la France a désigné 35% de ses eaux, l'Allemagne 45%, mais l'Italie 2% seulement) et "constituait une folie pour la souveraineté alimentaire de notre pays". Le 15 mars, il ajoutait devant l'Assemblée au passif de ce plan le fait qu'il ait été conçu "sans concertation et sans d'étude d'impact". Il y dénonçait encore un "plan aveugle, puisqu'il n'opère aucune différence entre les engins de fonds mobile et entre les aires marines protégées, alors même qu'on en a 14 types différentes". "C'est à désespérer absolument toute le monde", concluait-il, en précisant que "tous les États membres sont contre ce plan et je constate qu'aucune collectivité locale ne s'est prononcée en [sa] faveur".

Juridisme et pilatisme

Face à la colère, la Commission donne dans le juridisme et une forme de pilatisme : "La Commission n'a pas proposé de nouvelle législation. Elle ne fait que fixer une ambition. Rien n'est imposé, et c'est aux États membres qu'il appartiendra de définir la feuille de route, en tenant compte des spécificités de leurs territoires", arguait ainsi un fonctionnaire la semaine passée, insistant sur le fait que la Commission ne faisait "qu'enclencher une collaboration avec les États membres". Il est vrai que le chemin n'est pour l'heure pas imposé : la Commission laisse 12 mois aux États membres pour lui transmettre des cartographies de leurs eaux et flottes et proposer une trajectoire tenant compte des spécificités de leurs territoires, dans le cadre de la régionalisation de la gestion de la pêche renforcée par la réforme de 2013.

Des marins-pêcheurs menés en bateau ?

Comme l'indique le communiqué du secrétaire d'État, "la Commission européenne propose seulement des orientations aux États membres et le dialogue reste ouvert avec les pêcheurs". Dans son communiqué, Hervé Berville ajoute toutefois que le commissaire Virginijus Sinkevičius aurait également "confirmé qu'il n'imposerait pas une interdiction […] ni en 2024, ni en 2030 et donc que le plan présenté par la Commission n'aurait pas de traduction juridique contraignante". Pour le moment. Si le commissaire a bien souligné après la réunion "qu'il n'y avait pas d'interdiction […] en 2024 ou 2030" – ce qui est formellement exact –, il n'écrit nullement qu'il n'y en "aura" pas… La nuance est d'importante. Le 21 février dernier, Iván López van der Veen, qui dirige l'EFBA, relevait d'ailleurs : "Nous apprécions les efforts déployés par la DG MARE pour canaliser ce processus par la régionalisation, au lieu de proposer une loi juridiquement contraignante au niveau de l'UE. Cependant, le mandat politique est clair et laisse les États membres dans une position extrêmement faible." Ajoutant : "Comme il ne s'agit pas d'une loi de l'UE, les citoyens et les entreprises concernés n'ont pas le droit d'aller devant les tribunaux pour les protéger de l'impact disproportionné du plan d'action, les laissant sans défense."

Un objectif découlant de la stratégie Biodiversité 2030

Si l'EBFA rappelle dans un communiqué du 21 mars que cette interdiction est un "objectif totalement nouveau", il n'est évidemment pas sans lien avec la stratégie Biodiversité 2030 de la Commission, qui fixe l'objectif de 30% des terres et des mers européennes classées en zones protégées, un tiers de ces dernières devant en outre être placées sous protection forte (voir notre article du 26 mai 2020). Un objectif que la Commission entend bien voir respecté, laissant aux États membres jusqu'à la fin de cette année pour monter qu'ils ont réalisé des "progrès significatifs" dans la désignation de ces zones (voir notre article du 1er février 2022). 

La France dans le viseur

Un objectif de protection que la France a également fait sien dans sa propre stratégie Aires protégées (voir notre article du 13 janvier 2021). Ce qui ne l'empêche pas d'être dans le viseur de la Commission, avec plusieurs procédures d'infractions pendantes en matière de pêche : pour non-respect des obligations en matière de contrôle et d'exécution de l'obligation de débarquement (INFR(2021)2118) ou faute d'assurer le contrôle et l'application des règles sur l'enregistrement des captures et la déclaration de certaines parties de sa flotte de pêche (INFR(2020)2282). Le 16 mars dernier, The Guardian révélait en outre que les "États membres pêcheurs", dont la France, feraient pression pour revoir ce mode de déclaration des prises, ce qui pourrait entraîner une "surpêche massive" et "remettre même en cause l'intérêt des quotas" selon des documents confidentiels de l'UE que le journal a pu consulter. La position française – et de l'Union européenne – dans les négociations internationales récemment conduites sur la pêche au thon dans l'océan Indien (visant à restreindre, voire interdire, l'utilisation de dispositifs de concentration de poissons utilisés massivement par les pêcheurs français et espagnols) ont également beaucoup de mal à passer.

Les dauphins font tilter la pêche dans le golfe de Gascogne

Autre procédure en cours, celle pour mauvaise application du droit relatif à la protection des mammifères et des oiseaux marins contre les activités de pêche (voir notre article du 18 juillet 2022). Cette fois, la dernière avarie – et avanie – est venue d'une décision du Conseil d'État rendue le 20 mars dernier, ordonnant notamment au gouvernement de prendre sous six mois des "mesures de fermeture spatiales et temporelles appropriées de la pêche" dans le golfe de Gascogne afin de limiter le nombre de décès de petits cétacés (dauphins et marsouins) victimes de captures accidentelles. Le Conseil d'État relève en effet que depuis 2018, ce nombre dépasse chaque année depuis 2018 la limite maximale permettant d'assurer un état de conservation favorable en Atlantique Nord-Est – évoquant même un "danger sérieux d'extinction, au moins régionalement". La décision n'aura guère surpris les spécialistes. La secrétaire d'État chargée de l'écologie elle-même avait naguère brandie la menace de ces fermetures, déplorant alors que "les pêcheurs à qui on a donné des crédits pour équiper leurs chalutiers [de dispositifs de dissuasion acoustique] ne l'ont pas fait" (voir notre article du 11 octobre 2022). Un équipement dont le Conseil d'État met par ailleurs en doute l'efficacité.

Stratégie nationale de la mer

De nouvelles vagues sont donc à attendre. À l'Assemblée, Hervé Berville a indiqué le 15 mars dernier qu'il présentera le 2 juin prochain, au cours du Conseil interministériel de la mer présidée par la Première ministre, "une version travaillée avec beaucoup d'acteurs locaux du conseil national de la mer et du littoral" de la stratégie nationale de la mer et du littoral "France Mer 2030". Cette démarche, qui vise la décarbonation du secteur et le navire zéro émission, doit s'appuyer sur une "feuille de route de décarbonation maritime" en cours d'élaboration. Le gouvernement a d'ores et déjà fait part de son ambition de mobiliser 300 millions d'euros de financements publics d'ici la fin du quinquennat. Nul doute que le tout sera examiné de près, d'autant plus que comme Hervé Berville l'indique lui-même, la pêche est un sujet important dans les territoires "en termes d'identité, de développement économique et de protection des littoraux".

 

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