Jérôme Saddier, président d'ESS France : reconnaître les entreprises de l’ESS comme "des acteurs essentiels dans les transitions"
Le Mois de l’économie sociale et solidaire (ESS) 2023 sera lancé ce lundi 6 novembre au Crédit coopératif, en présence d’Olivia Grégoire, avec des échanges sur "le pouvoir transformateur de l’ESS". A cette occasion, Jérôme Saddier, président d’ESS France, revient pour Localtis sur les enjeux territoriaux et sectoriels des entreprises de l’ESS, mais aussi sur les débats récents quant à la définition de l’ESS. La Chambre française de l’ESS ne veut pas de nouvelle loi-cadre, mais demande une loi de programmation pour accompagner le développement de ces "acteurs essentiels dans les transitions".
Localtis – Alors que s'ouvre un nouveau Mois de l’ESS, comment qualifieriez-vous la dynamique territoriale de l’économie sociale et solidaire et la façon dont les collectivités s’en emparent ?
Jérôme Saddier – L’ESS est en pleine dynamique au niveau territorial. Elle apparaît comme l’un des moyens de soutenir les politiques de transition écologique et sociale dans les territoires. Ce n’est pas sans difficulté à certains égards, parce que nos écosystèmes de l’ESS sont encore un peu fragiles faute de moyens suffisants. Et ce n’est pas sans se poser des questions sur les compétences des différents niveaux de collectivités territoriales. Nous avons eu un débat un peu vif au printemps dernier, au sein du Conseil supérieur de l’ESS, parce que le Réseau des collectivités territoriales pour une économie solidaire (RTES) a critiqué la compétence exclusive des régions. Il considère que beaucoup de départements et de métropoles sont tout à fait fondés à soutenir l’ESS, si ce n’est sous l’angle du développement économique, du moins sous l’angle de leurs compétences notamment sociale et d’aménagement du territoire. Donc c’est vrai qu’on a cette situation un peu paradoxale : une ESS en plein développement et des interrogations sur la façon d’articuler les compétences des uns et des autres. C'est à cette articulation qu’il faut que l'on s’attèle aujourd’hui.
L’ESS se veut un modèle pour transformer l’économie. Mais est-ce qu’elle ne manque pas aujourd’hui de visibilité et de lisibilité par rapport à toutes les nuances de RSE, mise en valeur de l’impact, entreprises à mission, etc. ? Il y a eu des débats, notamment dans le cadre de l’évaluation de la loi ESS. Quelle est aujourd’hui la bonne stratégie à adopter ?
Il est vrai que l’ESS n’a pas, dans sa culture, une volonté collective de démontrer par la preuve ce qu’elle est. Chacun essaye d’être dans l’ESS mais à partir de ses activités, de son statut particulier d’association, de coopérative, de mutuelle, etc., qui prime sur l’appartenance à l’ESS. Alors qu’aujourd’hui, ce qui est demandé par nos concitoyens en tant que consommateurs, entrepreneurs, salariés, c’est le régime de la preuve. On en a un peu marre des slogans. Et s’est effectivement engagé un mouvement entrepreneurial en général qui consiste à intégrer la notion d’impact. Les entreprises de l’ESS qui, par nature, intègrent de l’utilité sociale et/ou environnementale, une gouvernance démocratique, les impacts positifs de la non-lucrativité, se retrouvent un peu questionnées quant à leur capacité à en faire la preuve. Je ne suis pas inquiet sur cette capacité, mais encore faut-il que l’on modélise cette mesure d'impact avec des méthodes qui nous soient spécifiques. C’est cela l’enjeu aujourd’hui pour l’ESS, ce n’est pas un enjeu spécifiquement identitaire, c’est juste tenir compte du fait qu’on a un mode de fonctionnement qui est différent et qu’on le revendique, par ailleurs. Et d’autre part, on participe de manière claire au débat sur l’avenir de la gouvernance en entreprise, de la façon de se comporter, de rendre compte. Donc l’ESS doit être très claire sur ce qu’elle est, sur ce qu’elle fait et comment elle en rend compte ; ce qui n’empêche absolument pas qu’elle participe à un mouvement plus global qui est bénéfique.
Le nouveau Mouvess [voir notre article] demande une révision de la loi de 2014 et du périmètre de l’ESS, essentiellement sur la base des critères d’impact et d’écarts de salaires. Des clarifications sont-elles selon vous nécessaires ?
Je pense que l’ESS est parfaitement compréhensible quand les acteurs de l’ESS en parlent et que nous n'avons pas besoin de la loi pour dire ce qu’est l’économie sociale et solidaire. Et d’ailleurs, même si la loi disait autre chose, l’ESS continuerait d’exister. Elle n’a pas eu besoin d’être définie par la loi pour exister, cela fait 150 ans qu’elle existe et ce ne sont pas quelques personnalités isolées qui vont changer quoi que ce soit à ce qu’est l’ESS.
Le sujet, pour moi, c’est comment on développe l’ESS. Il y a une très grande diversité dans l’ESS, d’activités, de tailles, de structures, de statuts, d’implantations géographiques. C’est ce qui fait sa force, ce n’est pas le fait de vouloir à tout prix définir par la loi, de manière hyper stricte… L’ESS est une économie où l’on entreprend librement. On se fixe des contraintes, mais on se les fixe nous-mêmes.
Donc la révision de la loi ESS n'est pas à l'ordre du jour. Les sujets qui ont été mis en avant dans le cadre de l’évaluation peuvent-ils être traités dans le cadre de vos échanges avec Olivia Grégoire ?
Il y a peut-être des sujets qui sont de nature législative, mais sans doute pas de façon à constituer une nouvelle loi sur l’ESS en général. Ce que dit le rapport d’évaluation du Conseil supérieur de l’ESS, c’est qu’il y a effectivement un peu de toilettage à faire sur le plan législatif, notamment sur les sociétés coopératives d'intérêt collectif (scic), sur la définition et l’utilisation de la notion d’utilité sociale également, mais on ne va pas faire une loi sur l’ESS avec ça. Il y a aussi des mesures d’ordre réglementaire.
Et surtout, ce que dit le Conseil supérieur de l’ESS, c’est qu’il n’y a pas eu de politique publique digne de ce nom depuis que la loi a été adoptée. C’est pour cela que nous avons demandé une loi de programmation, qui permet de définir les objectifs en termes de politique publique et les moyens que l’Etat y consacre sur une durée pluriannuelle. Ça c’est l’urgence, c’est beaucoup plus important que de remettre en question la définition de l’ESS – qui a peut-être des défauts mais dont aucun acteur ne veut la révision.
Dans un communiqué sur le projet de loi de finances (PLF) pour 2024, vous déplorez une stagnation des moyens de l’Etat et demandez un renforcement des moyens fléchés vers des secteurs spécifiques tels que la transition écologique et la cohésion sociale : quelle forme cela pourrait-il prendre ?
Ce que nous soulevons comme difficulté, c’est qu’aujourd’hui il n’y a pas d’approche qui serait liée à une stratégie de filières qui permettrait de mobiliser des acteurs de l’ESS avec des financements dédiés. C’est tout le travail qu’on a mené, avec Marlène Schiappa à l’époque, sur France 2030. Même s’il n’y a pas la possibilité d'avoir un fonds ESS en tant que tel dans France 2030, il faut que les crédits de France 2030 puissent bénéficier à des acteurs de l’ESS qui s'investissent dans ces enjeux de transition. Et parallèlement, c'est vrai que le budget de l'État dédié à l'ESS est en stagnation.
Je souhaite donc qu'en 2024, on travaille sérieusement avec le gouvernement pour faire en sorte que les acteurs de l’ESS soient accompagnés dans leur développement, au bénéfice d’une politique publique qui les considère comme des acteurs essentiels dans les transitions. Ce n’est pas un soutien particulier, parce qu’il y a plein d’entreprises conventionnelles qui bénéficient de cet argent, c’est une question de considération pour ce que nous savons faire.
Comment expliquer qu'aujourd’hui les entreprises de l’ESS perdent du terrain dans des secteurs tels que l’aide à domicile et la petite enfance et comment reconquérir ce terrain ?
Je ne suis pas sûr que ce soit une situation pérenne. Des acteurs qui sont entrés sur le marché ont offert des conditions salariales meilleures. Mais ce n’est pas pour autant que ça va durer. Il y a un problème d’attractivité quasiment psychologique, avec ce qui s’est passé dans les Ehpad et le secteur de la petite enfance. Moi je pense très clairement que, dans ces secteurs de l’aide à domicile, de la petite enfance et du vieillissement, il ne doit plus y avoir d’acteurs lucratifs. Tout ce qui est solvabilisé par l’État attire aujourd’hui des investisseurs peu scrupuleux qui inversent totalement la logique de l’activité. S’ils optimisent d’abord le financement public au profit des actionnaires plutôt que de le faire au profit des personnes, cela pose un problème monstrueux. Et comme l’Etat ne semble pas en situation de contrôler les choses correctement, il s'agit de se poser sérieusement la question de faire en sorte qu’il n’y ait plus d’acteurs à but lucratif dans ces secteurs. C’est un sujet qui concerne notamment la Fédération des établissements hospitaliers et d'aide à la personne privés solidaires (Fehap) et les mutuelles. Et pour y arriver, il faut investir, se mettre ensemble autour de projets communs ; je pense qu’on est en situation de pouvoir le faire dans les années qui viennent.
Qu’il n’y ait plus d’acteur lucratif dans ces secteurs, est-ce que c'est un sujet que vous allez porter auprès d’Olivia Grégoire ? Cela paraît compliqué de leur interdire d'exercer…
Ce n’est pas une question d’interdire, c’est une question de faire en sorte que, demain, ils ne s’y retrouvent pas. Leurs calculs d’optimisation des fonds publics doivent pouvoir être contrecarrés par l’Etat, ça c’est le rôle de l’Etat en termes de réglementation et de contrôle des fonds publics. Et l’ESS doit investir suffisamment pour être compétitive sur ces sujets-là.
Aujourd’hui, c’est plutôt le privé lucratif qui a des capacités d’investissement…
Ces entreprises ont été dopées par le Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), il y a sept-huit ans, contrairement aux acteurs non-lucratifs. Il va donc falloir un peu renverser la logique, développer l’ESS sur le vieillissement ou la petite enfance parce qu’on va en avoir besoin.
Dans la feuille de route d’Olivia Grégoire, parmi les éléments qui ne vous conviennent pas tout à fait, il y a le développement des contrats à impact…
Je ne connais pas encore précisément la feuille de route d'Olivia Grégoire. Sur les contrats à impact, nous avons à ESS France une position que je qualifierais d’agnostique. Nous considérons d'abord que le mode de financement par la subvention n’est pas déshonorant, il est d'ailleurs garanti par la loi de 2014. Ensuite, la logique des contrats à impact fait peser des interrogations sur la pérennité des financements de l’Etat et sur la capacité de l’Etat à suivre réellement les contrats à impact en termes d’ingénierie et de compétences techniques. Des interrogations portent également sur le rôle d’une banque qui détient presque l'ensemble des parts de marché sur ces contrats à impact. Le dispositif n’est donc pas très convaincant en tant que tel. Après, si on en est encore au stade de l’expérimentation et que l'on réalise une vraie évaluation en y accordant de l’importance, pourquoi pas. A condition également que ce ne soit pas de l’argent en moins par rapport à d’autres formes de financements.