Ingénierie dans les territoires ruraux : le compte n'y est pas

Face à la complexification des modes de financement, les petites communes ont du mal à s'organiser pour lancer et mettre en œuvre leurs projets. Les grands programmes nationaux, dont Petites Villes de demain et Villages d'avenir, sont censés pallier ces manques, mais "pénalisent les communes qui ne sont pas sélectionnées". Les explications lors d'une table ronde organisée le 23 mai 2024 par la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation du Sénat.

Le constat n'est pas nouveau mais il semble s'accentuer. Lors d'une table ronde organisée le 23 mai 2024 par la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation du Sénat, des représentants de petites communes ont pu exprimer leurs difficultés à relever le défi de l'ingénierie dans un environnement qui se complexifie. "C'est un sujet transversal, et il y a une multiplication des partenaires techniques mobilisables, a constaté Ivana Potelon, co-directrice et chargée de développement de l'association Bruded (un réseau d'échanges de plus de 270 collectivités de Bretagne et Loire-Atlantique pour la réalisation concrète de projets de développement durable et solidaire), cette ingénierie n'est pas bien identifiée, la règlementation est touffue et les financements de projets se sont complexifiés." Face à ce défi, les petites communes manquent d'ingénierie en propre, avec très peu de personnel disponible. Un sujet récurrent. Depuis plusieurs années, l'Association nationale des pôles territoriaux et des pays (ANPP), notamment, plaide pour un "1% d'ingénierie publique territoriale" (voir notre article du 30 avril 2021).

Des solutions urbaines qui ne correspondent pas forcément aux usages ruraux

"La redondance administrative, les normes, font que cette ingénierie nous manque, a insisté Gilles Noël, vice-président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF), maire de Varzy, nous avons besoin d'un soutien technique qui nous permet de limiter la casse."

Les programmes gouvernementaux lancés par l'intermédiaire de l'Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT), comme Action cœur de ville (ACV), Petites Villes de demain (PVD) et le plus récent Villages d'avenir, sont censés répondre à ce besoin en ingénierie des communes, les deux derniers ciblant particulièrement les plus petites. Seulement "l'Etat est à la fois au rendez-vous mais avec un développement freiné, a regretté Gilles Noël, sur les 4.000 candidatures pour Villages d'avenir, 1.600 n'ont pas été retenues".

Autre problématique : les méthodes issues des territoires urbains sont le plus souvent utilisées pour le rural, et se révèlent donc inadéquates. "On plaque souvent des solutions urbaines qui ne correspondent pas forcément aux usages ruraux", a ainsi précisé Ivana Potelon. Lors d'une table ronde précédente, centrée sur le suivi par l'ANCT des recommandations formulées par le Sénat l'an dernier (voir notre article du 2 février 2023), Grégory Blanc, sénateur de Maine-et-Loire, a même regretté que sur certains projets locaux, on envoie un chargé de mission issu d'un cabinet conseil type EY "qui ne répond pas à la problématique du pilotage local".

Pas de moyens financiers supplémentaires pour les grands programmes nationaux

Pour Cédric Vial, sénateur de la Savoie, ces programmes ont même créé des besoins supplémentaires d'ingénierie. "Le CRTE (contrat pour la réussite de la transition écologique, voir notre article du 21 mai 2024) que vous décrivez comme un outil formidable est une machine à créer des besoins en ingénierie supplémentaires, sans aucun moyen financier en plus", a indiqué le sénateur de la Savoie. Un argument repris par Laurent Somon, sénateur de la Somme et Patrice Joly, sénateur de la Nièvre. "Il n'y a pas de moyens supplémentaires avec ces programmes, et on pénalise les communes qui ne sont pas sélectionnées", a insisté le premier. "Ce sont des financements qui existent déjà, a poursuivi le second, dans mon département, il y a 45 communes dans les dispositifs, et les autres, 200 en tout, me disent, qu'est-ce qu'il nous reste ?"

En face, Christophe Bouillon, président de l'ANCT et Stanislas Bourron, directeur général, ont mis en avant les avancées de l'agence, qui n'existe que depuis 2020, avec un doublement du nombre de chargés de mission et des budgets en hausse, notamment celui destiné à développer l'ingénierie des petites communes, passé de 20 à 40 millions d'euros dans le cadre de la dernière loi de finances.

La gouvernance des projets en question

Les élus ont aussi insisté sur la gouvernance des projets dans les petites communes. "Un des enjeux est que l'élu qui porte le projet sache bien comment structurer une commission, comment on associe les habitants, a détaillé Ivana Potelon, or dans le rural, il y a très peu de services et les élus n'ont pas le temps, il y a une vraie inégalité de fait". L'association Bruded tente en Bretagne et en Loire-Atlantique de pallier ces manques. Dotée d'une équipe de huit personnes, considérées comme des "facilitateurs" plus que comme des experts, elle permet l'échange de pratiques concrètes et de conseils pour lancer et mettre en œuvre un projet, allant jusqu'au modèle économique pour assurer sa viabilité.

Enfin, dernière question posée par les acteurs locaux : la pérennité du soutien. "Aidez-nous pour que cela s'inscrive dans le temps !", a ainsi plaidé Gilles Noël.

A noter que l'ANCT vient de mettre en ligne un vademecum réalisé par le Réseau de catalyseurs territoriaux qui recense l'offre d'ingénierie disponible et les moyens de la mobiliser. Le 11 juin, ses équipes se rendront à Toulouse pour un second round de l'ANCTour, l'occasion d'apporter des solutions concrètes aux élus.