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Social - Inégalités : aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain ?

Revenus, école, enseignement supérieur, emploi, conditions de travail, logement, santé, lien social… Sur tous ces sujets et sur d'autres encore, le "Rapport sur les inégalités en France" publié ce 30 mai par l'Observatoire des inégalités espère "mettre un peu d'ordre dans le débat public, par un ensemble de données actualisées et expliquées". Y compris par une approche territoriale, qui montre entre autres que les grandes villes constituent le "cœur des inégalités". A tous les niveaux, le paysage qui se dessine est plus que mitigé.

L'Observatoire des inégalités publie, après celle de 2015, la seconde édition de son "Rapport sur les inégalités en France". Conformément à l'approche développée par l'Observatoire, cette publication n'apporte pas de chiffres inédits, puisque tous ceux présentés dans l'ouvrage sont tirés d'autres sources, à commencer par l'Insee. En revanche, le rapport a le grand mérite de rapprocher, d'expliquer et de mettre en perspective ces données chiffrées, assorties de commentaires. La volonté pédagogique est clairement affichée : "mettre un peu d'ordre dans le débat public, par un ensemble de données actualisées et expliquées". Le tout dresse, à l'aube d'un nouveau quinquennat, un tableau très mitigé et pas très rassurant de la société française.

Revenus : 3% pour les plus pauvres, 27% pour les plus riches

Certes, "le modèle d'un Etat social à la française, s'il n'a rien de 'providence', n'est pas à l'agonie : notre pays demeure l'un des pays où il fait le meilleur vivre sur la planète". Pour autant, "le tableau des inégalités brossé dans cette seconde édition du Rapport sur les inégalités en France ne pousse pas à l'optimisme". En 180 pages, le rapport aborde les inégalités à travers cinq grands domaines : les revenus, l'éducation, le travail, les modes de vie et les territoires.
Les revenus, pris isolément, ont longtemps constitué le seul véritable baromètre des inégalités. S'ils n'ont plus aujourd'hui cette exclusivité, ils n'en demeurent pas moins un indicateur très prégnant et aussi l'un des plus explorés. Sur ce point, le rapport constate que les inégalités s'accroissent depuis le début des années 2000, alors que la tendance était au contraire à la réduction des écarts depuis les années 1960. Ce renversement s'explique notamment par la hausse des revenus des dirigeants, la progression des revenus financiers, la flambée de l'immobilier...
En 2013, les 10% les plus pauvres ont ainsi perçu 2,9% du revenu global disponible des ménages, quand les 10% les plus riches en percevaient 27,3%. Autre chiffre tout aussi spectaculaire : entre 2003 et 2013, les 10% les plus pauvres ont vu l'ensemble de leurs revenus s'accroître de 2,3 milliards d'euros, quant les 10% les plus riches voyaient leurs revenus augmenter de 42,4 milliards. Petit bémol toutefois : la tendance semble à nouveau s'inverser depuis 2014.

Les inégalités de revenus, c'est aussi le sexe, l'âge ou le handicap

L'Observatoire des inégalités rappelle que les inégalités de revenus ne sont pas seulement liées aux catégories socioprofessionnelles. Elles existent aussi entre les hommes et les femmes (10% d'écart de salaire à poste équivalent) et plus encore entre les jeunes - les perdants de ces dernières décennies - et les personnes âgées, de mieux en mieux couvertes par l'amélioration des retraites.
A noter : ce premier chapitre comporte aussi plusieurs focus très intéressants. Le premier est consacré à la pauvreté : un million de pauvres supplémentaires en dix ans sous l'effet de la crise de 2008, montée en nombre des travailleurs pauvres... L'étude reconnaît toutefois que le nombre de bénéficiaires de minima sociaux commence à se réduire. Le second focus aborde la question des hauts revenus et le troisième traite du patrimoine, domaine dans lequel les inégalités sont bien plus fortes que pour les revenus : le patrimoine des 10% les plus fortunés est, en moyenne, 627 fois plus important que celui des 10% les moins fortunés. Si l'écart reste considérable, il n'en est pas moins en forte réduction sous l'effet de la crise de 2008 : le ratio considéré allait en effet encore de 1 à 1.889 en 2004 !

L'école de la reproduction ?

La seconde partie du rapport sur les inégalités est consacrée à l'éducation avec, en toile de fond, la question de savoir si l'école accroît les inégalités. A défaut de les accroître, il est clair qu'elle ne les réduit pas vraiment, l'observatoire évoquant "une fracture sociale" à propos des titres scolaires et mettant en évidence l'allongement inégal des scolarités.
Les inégalités sociales se reproduisent à l'école, et cela dès le collège. Par exemple, à l'entrée en sixième, plus de 20% des enfants d'inactifs, plus de 10% des enfants d'ouvriers et 9% des enfants d'employés ont déjà redoublé, contre seulement 3% des enfants de cadres supérieurs. De même, dans les classes adaptées, on trouve 90% d'enfants issus de milieux populaires.
Ce poids des origines sociales se retrouve dans l'inégal accès au bac : 91% des enfants d'enseignants entrés en 6e en 1995 ont obtenu leur bac environ sept années plus tard, contre seulement 41% des enfants d'ouvriers non qualifiés. Sur une longue période, la vision est toutefois plus positive : près de 50% des enfants de familles ouvrières nés à la fin des années 1980 ont obtenu leur bac, contre seulement 10% pour ceux nés dans les années 1950...

Les inégalités croissent avec le niveau de l'enseignement

La lutte contre les inégalités a toutefois encore du pain sur la planche, car les inégalités s'accroissent dans l'enseignement supérieur, les enfants d'ouvriers disparaissant au fil des études (12,7% en licence, 7,8% en master et 5,2% en doctorat). Pour leur part, les classes préparatoires et les grandes écoles demeurent "toujours aussi fermées".
Ce chapitre du rapport propose lui aussi plusieurs focus : une ouverture sur des comparaisons internationales - montrant au passage qu'en matière d'échec scolaire et d'inégalités, la France est plutôt "une bonne élève en Europe" -, et une analyse filles/garçons, montrant que les premières deviennent les meilleures élèves et représentent désormais 58,4% des étudiants à l'université et 42,1% dans les classes préparatoires aux grandes écoles.

Les "oubliés du mal-emploi"

La troisième partie du rapport est consacrée aux inégalités dans le travail, un sujet souvent obéré par les inégalités de revenus. Intitulé "Les oubliés du mal-emploi", ce chapitre met en évidence les "huit millions de personnes [qui] seraient concernées par le mal-emploi, si on additionne les chômeurs, les précaires et les découragés du travail", soit environ un quart des actifs.
En ce domaine, les inégalités se manifestent d'abord face au chômage, celui-ci touchant avant tout les personnes non qualifiées (taux de chômage de 20,3% chez les ouvriers non qualifiés, contre 4% chez les cadres supérieurs). La crise de 2008 a nettement accru les inégalités en ce domaine : sur les 911.000 chômeurs supplémentaires entre 2008 et 2015, 514.000 étaient ouvriers ou employés, soit 56% du total.
L'autre inégalité majeure en matière de travail touche les jeunes : en 2015, plus d'un jeune actif sur cinq de 20 à 24 ans est sans emploi, soit quatre fois plus qu'en 1975. En revanche, les inégalités hommes/femmes en matière de chômage se sont sensiblement réduites.
En matière de statuts, la crise de 2008 a contribué à un accroissement de l'emploi précaire, même si elle n'a pas initié le phénomène. Celui-ci s'est en effet fortement accru depuis les années 1980, au point qu'un tiers des jeunes travailleurs non diplômés sont aujourd'hui en emploi précaire. Les autres tranches d'âge sont en revanche nettement mieux protégées, même si la précarité s'est également accrue en leur sein. Dans le même ordre d'idée, la part du "temps partiel subi" s'est également accrue, passant de 22% au début des années 1990 à près d'un tiers aujourd'hui.

Il y a travail... et conditions de travail

L'Observatoire s'attarde aussi sur les inégalités dans les conditions de travail, qui touchent en priorité les ouvriers - on peut toutefois se demander si cette vision n'oublie pas un peu vite certaines situations dans le tertiaire -, aussi bien en matière d'autonomie dans le travail et d'exposition aux accidents du travail et maladies professionnelles, que d'exposition à la pollution. Comme les autres chapitres, celui consacré aux inégalités dans le travail consacre aussi des focus à la mobilité sociale intergénérationnelle (le célèbre "ascenseur social"), à l'égalité hommes-femmes dans l'accès aux métiers, aux personnes handicapées (avec un taux d'emploi très inférieur à la moyenne nationale) et à l'immigration (avec un taux de chômage de près du double de la moyenne nationale et une persistance des discriminations à l'embauche, sans oublier que cinq millions d'emplois sont fermés aux étrangers non européens ).

Le logement pointé du doigt

Sur les modes de vie, qui forment la quatrième partie du rapport, le rapport pointe tout particulièrement la hausse du coût de l'immobilier, qui accentue les inégalités, avec un taux d'effort chez les locataires du parc privé qui va de 21,3% chez les 25% les plus riches à 40,7% chez les 25% les moins riches. Sur ce point, le logement social apparaît moins inégalitaire, avec des taux d'effort respectifs de 17,7% et 27,3%.
A cette discrimination dans la charge relative du logement s'ajoute la situation des quatre millions de personnes mal logées, dont 141.000 personnes sans domicile - déjà largement documentée par le rapport annuel de la Fondation Abbé Pierre –, et celle des un à douze millions de "précaires de l'énergie". Quelle que soit l'imprécision de cette fourchette - qui s'explique, à défaut de se justifier, par l'absence d'indicateurs partagés -, "le plus inquiétant est de constater que tous les outils de mesure laissent penser que le phénomène progresse".

Comment va la santé ?

Autre aspect des modes de vie marqué par des inégalités significatives : la santé. Si l'espérance de vie s'améliore globalement depuis plusieurs décennies (+5,5 ans pour les femmes depuis les années 1970 et +6,7 ans pour les hommes), l'espérance de vie d'un homme ouvrier à 35 ans aujourd'hui est de 77,6 ans, contre 84 ans pour un homme cadre. Ces écarts dans l'espérance de vie s'accroissent encore si on considère l'espérance de vie en bonne santé, avec une différence de dix ans entre les cadres et les ouvriers. L'Observatoire rappelle au passage que l'espérance de vie est un des rares domaines dans lequel les femmes apparaissent plus favorisées que les hommes.
Sur les conditions de vie, les dépenses apparaissent, elles aussi, différenciées selon les catégories sociales, même si certains taux d'équipement ont tendance à s'homogénéiser (par exemple pour l'équipement électroménager). Les inégalités reviennent en revanche autour des vacances, avec des taux de départ fortement corrélés au niveau de revenu (40% pour un revenu mensuel par personne inférieur à 1.200 euros, 86% pour un revenu supérieur à 3.000 euros). En outre, les taux de départ d'aujourd'hui sont inférieurs à ceux de 1998.

Un lien social qui se distend

Ce chapitre consacre également une partie à une thématique moins explorée en termes d'inégalités : celle du lien social et politique. Elle aborde aussi bien la représentation des catégories socioprofessionnelles à la télévision (avec 62% de cadres contre 9% dans la vie réelle, et 2% de retraités contre 32%...) que l'origine sociale des députés (1,9% d'ouvriers et employés dans la dernière législature), en passant par la représentation des femmes dans les mandats locaux (toujours en retard, mais en voie d'amélioration) ou l'homophobie.

Territoires : les grandes villes au cœur des inégalités

La dernière partie du rapport est consacrée aux territoires, autrement dit au "paysage des inégalités". L'Observatoire reconnaît au passage que "beaucoup reste à faire dans le domaine de l'analyse des inégalités territoriales". Le rapport montre néanmoins que les grandes villes constituent le "cœur des inégalités", avec des écarts plus prononcés que sur le reste du territoire. Il montre aussi, contrairement à une idée reçue très répandue, que les pauvres vivent au cœur des villes et non pas au fin fond des campagnes ou dans les zones périurbaines supposées en déshérence. Le taux de pauvreté est en effet de 16,1% dans les grands pôles urbains (dont 19,5% dans les villes centres et 13,9% dans les banlieues), contre 12,0% en zone périurbaine, 15,6% dans les petits et moyens pôles, 13,0% dans le rural non isolé et 16,9% dans le rural isolé.
La territorialisation des inégalités se lit aussi dans la répartition des métiers et des catégories sociales : les cadres supérieurs représentent 44% de la population à Paris et 37,5% dans les Hauts-de-Seine, mais seulement 8% de celle du Cantal ou de la Lozère. A l'inverse, les ouvriers non qualifiés ne sont que 11% à Paris, mais 24,7% dans les Ardennes.

Le vent tourne

Tous ces éléments factuels sont aussi à considérer sur le long terme. L'Observatoire rappelle ainsi que "les Trente Glorieuses ont été marquées par une croissance des écarts de niveaux de vie, qui constitue l'une des raisons des grèves de 1968. Les années 1970 et 1980 ont constitué un tournant, avec une nette diminution de ces inégalités. Depuis le milieu des années 1990, le vent tourne. Les plus riches ont recommencé à s'enrichir et bien plus vite que les autres".
Depuis les années 2000, les classes moyennes, si elles ne sont pas "étranglées", sont néanmoins entrées dans une période de stagnation - perçue comme un renversement -, tandis que, depuis la crise de 2008, les plus pauvres s'appauvrissent de plus en plus.
Cette situation n'est évidemment pas sans risques politiques. Pour l'Observatoire des inégalités, "les cinq années qui viennent seront décisives. Le défi qui s'ouvre pour la nouvelle majorité est clair : va-t-elle arriver à recoller les morceaux entre ceux qui sont à la peine et ceux qui profitent, ou va-t-elle laisser faire ?".