Gilles Leproust, Ville et Banlieue : "Il nous faut des marges de manœuvre"
Maire récemment réélu d'Allonnes (Sarthe) et secrétaire général de l'Association des maires Ville & Banlieue de France, Gilles Leproust revient pour Localtis sur les défis passés et à venir des villes populaires pendant la crise sanitaire. Décrochage scolaire, aide alimentaire, prise en charge des jeunes pendant l'été, crise économique et sociale… En première ligne, les maires de banlieue attendent de l'État un soutien à la hauteur. Gilles Leproust alerte notamment sur le risque de transfert vers les collectivités de la gestion de temps scolaires et appelle l'Éducation nationale à "jouer pleinement son rôle".
Localtis - Quel est le contexte du quartier prioritaire d'Allonnes ?
Gilles Leproust - Allonnes est une ville de 11.300 habitants dans la banlieue du Mans et la moitié de cette ville est en quartier prioritaire. Il y a 50% de logements sociaux dans la ville et le quartier prioritaire qui s'appelle Chaoué-Perrières est au cœur de ville où il y a la mairie.
Qu'est-ce qui a été le plus délicat à gérer pour la ville pendant cette crise sanitaire et le confinement ?
Pour commencer par quelque chose de positif, alors qu'on a majoritairement un habitat vertical sur Allonnes, les gens ont remarquablement respecté le confinement. Et c'est vrai pour l'ensemble des villes de Ville & Banlieue : globalement les gens ont fait preuve d'un civisme assez extraordinaire.
Parmi les défis auxquels nous avons été confrontés, il y a eu la question du décrochage scolaire. Les inégalités sont très fortes dans nos quartiers et là c'est apparu encore plus dans cette période de confinement. La fracture numérique n'est pas qu'un mot, c'est une réalité pour nombre de familles qui n'avaient pas forcément le matériel, les accès, etc. Donc ça a été un vrai défi à relever, notamment avec les enseignants et les services de la ville.
L'autre aspect marquant, c'est la crise sociale et les queues qui se sont allongées semaine après semaine à la distribution des Restos du cœur. À Allonnes, comme beaucoup de bénévoles relativement âgés ne pouvaient pas participer pendant cette période, nous étions une dizaine d'élus qui chaque lundi contribuaient à la distribution alimentaire, donc nous avons pu le voir de manière régulière. La ville a accompagné deux associations et financé des apports supplémentaires de fruits et légumes. Et, pour avoir échangé chaque semaine avec mes collègues de Ville & Banlieue, partout les associations de solidarité et/ou les services municipaux, les CCAS notamment, ont été contraints de prendre en charge une augmentation très importante de l'aide alimentaire. Ce n'est pas surprenant puisque les premiers touchés ont été les intérimaires, ceux qui habituellement vivent de petits boulots, de travail au noir, tous ces gens-là se sont retrouvés sans aucun revenu et avec des dépenses augmentées, avec deux repas à assurer par jour en l'absence de cantine pour les enfants.
Comment s'est passée la reprise de l'école ?
À Allonnes comme ailleurs, il y a eu au début beaucoup d'absentéisme. Quand on ne fait plus l'école obligatoire, on donne la possibilité de ne pas mettre les enfants à l'école, et comme il y avait une peur, on a eu des taux de retour dans les quartiers populaires parfois à 15% la première semaine. Par ailleurs, l'un des éléments les plus compliqués du protocole sanitaire, c'est la restauration municipale. Souvent on a calculé la capacité d'accueil dans nos écoles par rapport au nombre d'enfants que l'on pouvait accueillir dans nos cantines.
Aujourd'hui ça remonte : à Allonnes on est passé à plus de 50% de reprise de l'école, donc c'est plutôt satisfaisant. En lien avec les présidents d'associations et les directeurs d'écoles, on a créé les conditions pour que le plus possible d'enfants puissent retourner à l'école et là on voit bien que la confiance revient. Avec les collègues de Ville & Banlieue, nous travaillons à ce que tous les enfants aient la possibilité de revenir à un moment donné à l'école. Nous avons encore de l'absentéisme et souvent ce sont les familles les plus en difficulté qui ont du mal à remettre leurs enfants à l'école.
Dès le début nous avons mis en place le périscolaire et la cantine, mais nous avons considéré que l'ouverture et l'accueil dans les écoles étaient de la compétence de l'Éducation nationale. Ce qu'on ressent dans cette période, c'est qu'il y a une petite tendance à transférer vers les collectivités, à passer d'une Éducation nationale à une éducation plutôt locale ou municipale. Ce serait pour nous particulièrement inacceptable car, suivant le territoire où les enfants habiteraient, il n'y aurait pas le même niveau de réponse. Donc il faut vraiment continuer à être mobilisé pour que l'Éducation nationale joue pleinement son rôle.
Donc sur le dispositif 2S2C, les élus de Ville & Banlieue ne seraient pas tellement partants ?
C'est compliqué parce qu'une fois de plus c'est un transfert vers les collectivités. Pour la collectivité qui a de grosses associations avec des permanents, des entraîneurs, etc., il y a des possibilités, encore faut-il rémunérer. Mais là où il y en a moins : qui assure ces cours là, dans quels locaux ? Il n'y a pas de position officielle de Ville & Banlieue parce que chacun essaye de faire au mieux dans son territoire, mais pour ma part je considère que, sur le temps scolaire, l'Éducation nationale doit jouer son rôle, autrement on va vers des glissements qui peuvent être très dangereux.
Comment vous préparez-vous à l'été qui arrive ? Allez-vous vous saisir des dispositifs gouvernementaux qui ont été annoncés ?
Le ministre de la Ville, Julien Denormandie, ayant été régulièrement à l'écoute des maires pendant cette crise, nous l'avons alerté depuis de nombreuses semaines sur le défi des vacances qui s'annonçait. Déjà hors crise, nous sommes dans des territoires où une majorité d'habitants ne peuvent pas partir en vacances. Il y a aussi les familles qui ne pourront pas retourner cette année dans leur pays d'origine. Donc nous lui avons dit que les moyens de l'État devaient être suffisants pour accompagner les collectivités. On peut se féliciter que cet appel ait été pour une part entendu.
Dans nos villes, nous avons déjà tous les ans des politiques de départs en vacances sous des formes diverses. En ce moment, nous faisons le point avec les différents organismes auprès desquels nous avions réservé des places, pour savoir si cela tient toujours du fait des contraintes, dans quelles conditions, avec combien d'enfants, etc. À Allonnes, un organisme de tourisme solidaire a transformé deux séjours à l'extérieur du département en des séjours plus locaux. Donc il y a des adaptations. Sur les "colos apprenantes", j'entends ce qu'il y a derrière mais ça ne se décrète pas en un coup de baguette magique. Et je considère que les colos telles qu'elles étaient faites antérieurement, notamment par des organismes d'éducation populaire, étaient déjà des colos apprenantes.
À Allonnes, nous allons nous appuyer sur notre "micro-folie" (1), inaugurée il y a quelques mois, pour proposer des animations à la fois à travers le virtuel et avec des journées à l'extérieur et des visites de musées. Dans toutes nos villes, il faut bannir la routine et réécrire des projets en prenant en compte la période que nous venons de traverser, ce qu'elle a créé comme difficultés pour les familles, notamment en termes d'apprentissages. Nous avons vraiment la volonté d'avoir une offre qui soit très diversifiée et plus importante que les années précédentes. Après, va se poser la question du financement, parce que les dépenses pour relever le défi du Covid ont déjà été importantes (masques, gel hydroalcoolique, aménagements, etc.) et les recettes vont être atténuées au moins pour les deux ans qui viennent… Il faut que le gouvernement nous aide particulièrement parce qu'autrement, il risque d'y avoir un décalage entre les discours et la réalité.
Combien d'enfants et jeunes pourraient être concernés par ces séjours ? Alors qu'il reste peu de temps, comment faire pour toucher les plus "décrochés" ?
Nos services y travaillent. Comme il n'y a pas de caractère obligatoire, et heureusement d'ailleurs, il y a un petit risque que les plus décrochés ne soient pas celles et ceux qui en soient bénéficiaires. Sur les aspects sanitaires, il y a toujours des interrogations, notamment chez ceux qui n'ont pas encore remis leur enfant à l'école.
Il y a une dimension temporelle qui va être difficile à relever. Nous souhaitons augmenter le nombre de séjours, mais on me dit que c'est compliqué de recruter. Nous allons prendre contact avec le Staps de l'université du Mans pour tenter de trouver des accompagnateurs compétents. Il faut un encadrement qui apporte un plus aux enfants, ce n'est pas de la garderie qu'on fait ! Si on veut y mettre de l'éducation populaire, la notion d'"apprenant", tout cela en trois semaines…
À Allonnes, chaque année, environ 70 enfants partent en colonies pendant au moins une semaine, ainsi que 100 à 120 ados. Nous allons essayer d'augmenter au moins d'un tiers. Et parallèlement nous allons multiplier les initiatives à la journée, parce que de toutes façons il y a des familles qui, pour des raisons diverses, ne mettent pas leurs enfants en séjour. Tout cela demande des animateurs, des véhicules… et génère des coûts. Nous posons avec Ville & Banlieue la question de l'accompagnement. Il ne faudrait pas qu'une partie des financements soit prise sur l'enveloppe politique de la ville habituelle, ou sur celles des Cités éducatives, qu'on ne déshabille pas un secteur pour habiller l'autre.
À la rentrée, quels messages à l'intention du gouvernement allez-vous porter avec Ville & Banlieue ?
Nous avons demandé, comme d'autres associations, un moratoire sur les fermetures de classes dans les REP et REP +. Nous n'avons pas de retour pour l'instant. Il faut des moyens pour l'Education nationale, et il faut créer les conditions pour que tous les enfants puissent reprendre une scolarité normale à la rentrée de septembre.
Après, on a besoin d'avoir une politique d'accompagnement du retour à l'emploi des jeunes, qui vont être en grande difficulté. Le taux de chômage est déjà important dans nos villes, et ce sont eux les premières victimes de la crise de l'intérim. Nous avons émis l'idée avec Ville & Banlieue d'emplois jeunes.
Il y a aussi l'accompagnement des associations, notamment des associations de solidarité parce que les questions sociales sont très fortes. Puis l'accompagnement des villes elles-mêmes : il nous faut des marges de manœuvre pour mettre en place des politiques locales qui soient au plus proche des attentes et des besoins des habitants. Et il va falloir continuer à investir, y compris pour accélérer la rénovation urbaine et peut-être revoir avec les architectes un certain nombre de projets. Pour prendre en compte par exemple le fait que l'absence de balcon peut être problématique, il faudrait que l'Anru [Agence nationale de la rénovation urbaine] accepte, y compris avec une contribution de l'État, une augmentation de 10-15% des programmes. On voit bien qu'on ne peut pas tout faire à l'identique…
Cette crise vous a-t-elle donné de nouvelles idées ? De pistes à explorer ou à approfondir en tant que maire ?
Je pense que le programme de logements sociaux doit mieux prendre en compte le besoin de parties privatives. Attentif au vivre ensemble, j'étais un maire réticent sur la résidentialisation, le fait de fermer autour des bâtiments un peu à l'américaine. Mais pendant le confinement, cela a été moins compliqué pour les familles quand il y avait une cour fermée, parce qu'elles ont pu au moins descendre dans cet endroit qui était plus privatif. Et celles qui avaient un balcon assez grand pouvaient aller sur leur balcon. Dans les programmes, il y a besoin de réfléchir autrement l'aménagement de la ville, incontestablement, et en terme environnemental.
Pour faire la ville, les meilleurs experts sont les habitants. Je pense qu'il faut accentuer la participation, créer les conditions de cette participation, notamment de ceux qu'on appelle les invisibles. Cette période appelle à un approfondissement de la démocratie locale, ce qui peut paraître un peu contradictoire avec le niveau montant de l'abstention élection après élection, mais je pense qu'il ne faut pas qu'on lâche sur ces questions-là. Avec ces femmes couturières de masques, de sur-blouses, nous avons eu des choses extraordinaires dans nos villes, comme nous les avons tout au long de l'année. Sans nier le reste, et pour le reste il faut que la police et la justice aient les moyens de faire leur travail, c'est cette solidarité, cette créativité qu'il faut libérer.
(1) Piloté par La Villette, en lien avec 12 établissements culturels nationaux, le projet micro-folie propose la création localement d'un musée virtuel, associé à d'autres supports d'activités (FabLab, espace de réalité virtuelle, scène, bibliothèque, ludothèque…).