Fiscalité écologique : trois scénarios "pour sortir de l'impasse"
Dans une étude réalisée en commun, les think tanks I4CE et Terra Nova proposent trois scénarios pour remettre la taxe carbone sur les rails. Le premier scénario propose notamment d'investir dans les politiques de mobilité propre en passant par les collectivités locales.
Alors que la hausse de la taxe carbone prévue pour 2019 a été suspendue par le gouvernement sous la pression des gilets jaunes, les think tanks I4CE - émanation de la Caisse des Dépôts et de l'AFD – et Terra Nova présentent dans une étude réalisée en commun "trois scénarios pour sortir de l'impasse" en matière de fiscalité écologique.
Ils commencent par rappeler comment la taxe carbone a été conçue et son utilité pour la transition écologique. Mais ils proposent aussi de tirer les enseignements de la crise des gilets jaunes, estimant que les critiques dont cette taxe a fait l'objet doivent être prises en compte. "[Ces critiques] pointent notamment : le fait qu'elle pèse davantage sur les ménages modestes en proportion de leurs revenus ; la difficulté pour certains de réduire à court terme leurs consommations ; une incompréhension liée au fait que les revenus de la taxe ne sont que marginalement affectés à la transition écologique ; les exemptions fiscales qui nourrissent le sentiment d'un effort inégalement partagé ; enfin le fait qu'elle vienne s'ajouter à une pression fiscale déjà élevée et, à certains égards, injuste", détaillent les auteurs de l'étude. Si "la lutte contre le changement climatique commande un changement des investissements et des comportements" et si à ce titre "la taxe carbone reste un outil important", soulignent-ils, l'opinion exige aussi "de la transparence, de la justice et une moindre pression fiscale".
Quatre principes pour guider l'action publique
Pour "sortir de cette impasse", quatre principes devraient donc guider l'action publique, selon les auteurs de l'étude. Ils mettent en avant une "exigence de transparence" - "les recettes d'une éventuelle hausse de la taxe carbone doivent être traçables de façon à ce que chacun puisse vérifier qu’elles sont affectées aux objectifs poursuivis" - une "exigence de justice" - "il n’est pas normal qu’un effort plus que proportionnel soit porté par les ménages modestes sans que ceux-ci ne soient aidés ; il n’est pas normal non plus que certains secteurs pourtant polluants soient exemptés de taxes" -, une "exigence d’investissement" – "pour accélérer la transition écologique, il faut investir dans l’efficacité énergétique, les politiques de mobilité propre… ". Quatrième et dernier principe : une "exigence d’utilisation exclusive des recettes de la taxe carbone pour les deux objectifs précédents et de neutralité des prélèvements obligatoires sur les ménages". Autrement dit, "si une augmentation de la taxe carbone est envisagée, elle doit être compensée par une baisse équivalente sur un ou plusieurs autres prélèvements."
C'est en combinant ces exigences que les deux think tanks ont envisagé leurs scénarios. "Aucun d'eux n'est parfait mais chacun d'eux cherche un compromis entre deux impératifs également légitimes : la lutte contre le changement climatique et l'acceptabilité sociale des efforts requis", soulignent-ils.
Scénario 1 : prime de transition écologique et investissement dans les politiques de mobilité propre
Le premier scénario repose sur une reprise dès 2020 de la hausse de la taxe carbone et de la convergence diesel-essence qui était prévue en 2019, générant, selon les simulations des deux organismes, des revenus de 3,4 milliards en 2020 et 13,7 milliards en 2030, avant de décliner du fait des baisses de consommation. La plus grande partie des recettes (70%) serait redistribuée aux ménages modestes, via le versement d'une prime de transition écologique, et l’autre partie (30%) irait à l’investissement dans la transition énergétique. "La prime de transition écologique serait versée automatiquement, sous forme de crédit d'impôt, sous conditions de ressources mais sans condition d'utilisation (à l'inverse du chèque énergie actuel), avec un niveau de formalité réduit au strict minimum (et si possible nul) pour les bénéficiaires, expliquent les auteurs de l'étude. Elle serait donc calculée en fonction des revenus mais sans lien direct avec les dépenses d'énergie des ménages". Pour compenser l'effort qui leur est demandé, la prime versée aux ménages du premier décile atteindrait ainsi 270 euros par foyer en 2020 et 715 euros en 2030.
Les revenus non reversés directement aux ménages seraient affectés au financement de la transition écologique. Ces montants alloués à l'investissement, qui pourraient représenter 1 milliard d'euros en 2020 et près de 7 milliards en 2030, pourraient être affectés aux collectivités locales pour leur permettre de "financer des politiques ambitieuses en matière de mobilité propre", avance l'étude. "Cette affectation pourrait prendre la forme d’une contractualisation entre l’État – ou l’un de ses opérateurs, comme l’Ademe – et les collectivités locales, qui tiendrait compte à la fois de la situation initiale de chaque collectivité et de ses ambitions en matière de transition écologique, précise-t-elle. Elle impliquerait a minima un haut niveau de transparence de la part des collectivités locales sur l’affection de ces fonds au financement de la transition écologique." Cette nouvelle source de financement pourrait aussi permettre aux collectivités locales de financer des réseaux de chaleur renouvelable, afin d’aider les ménages à diminuer leurs factures d’énergie pour le logement, et leur dépendance aux consommations d’énergies fossiles, suggère encore l'étude. Les financements disponibles par ce biais augmenteraient eux aussi avec la hausse de la taxe carbone, jusqu’à l’horizon 2030. Au-delà, les recettes devraient diminuer progressivement, mais les investissements nécessaires dans la mobilité propre auront alors déjà été en bonne partie réalisés, estiment les auteurs de l'étude.
Mais pour eux, l’inconvénient de ce premier scénario est qu’il ne peut se réaliser à prélèvements obligatoires constants : "cela impliquerait que l’État trouve par ailleurs chaque année des économies équivalentes aux recettes supplémentaires liées à la hausse de la taxe carbone".
Scénario 2 : élargissement de l'assiette de la taxe carbone
Le deuxième scénario repose sur l’élargissement de la tarification du carbone plutôt que sur sa hausse, avec la suppression progressive des niches fiscales, et la réforme des différents dispositifs incitatifs liés à la mobilité. "Ce scénario peut être mis en oeuvre à niveau de prélèvements obligatoires constant, car la suppression progressive des niches fiscales serait compensée par des baisses de prélèvements équivalentes pour les secteurs économiques concernés, estiment les auteurs de l'étude. Cependant, on ne dégage pas à court terme de nouvelles ressources pour financer la transition écologique (car ils seraient affectés à des baisse des prélèvements). Par ailleurs, il reste nécessaire de s’assurer que l’ensemble des mesures mises en oeuvre (notamment bonus-malus, taxe carbone et l’ensemble des autres mesures en faveur de la transition écologique) suit bien une trajectoire cohérente avec la 'valeur de l’action pour le climat' dans laquelle l’ambition se renforce au fur et à mesure du temps."
Scénario 3 : une combinaison des deux précédents
Le troisième scénario - qui a la préférence des auteurs - est une combinaison des deux premiers : "dans un premier temps, la suppression des niches fiscales et les autres propositions du scénario 2 seraient mises en oeuvre. En parallèle, le gouvernement devrait s’astreindre à baisser par ailleurs les prélèvements obligatoires dans leur ensemble. Dès lors, dans un second temps (d’ici 2021 pour le projet de loi de finances 2022), une fois la crédibilité politique retrouvée sur les sujets budgétaires et fiscaux, le scénario 1 (reprise de la trajectoire de la hausse de la taxe carbone, utilisation des revenus pour la redistribution directe aux ménages modestes et l’investissement dans la transition écologique) serait mis en œuvre". Avantage selon les auteurs : ce scénario permet de "continuer à progresser sans attendre sur la tarification du carbone en élargissant son assiette, tout en préparant les conditions d’une reprise de la trajectoire de hausse de la taxe carbone afin que celle-ci soit lisible, efficace et juste".
Quelles que soient les solutions retenues, les auteurs en appellent à des "choix politiques clairs, traduits par des mesures budgétaires transparentes". Selon eux, deux approches sont envisageables : un fléchage budgétaire strict, via la création d’un compte d’affectation spéciale (CAS) dans le budget de l’État. Dans les scénarios 1 et 3, ce CAS serait par exemple alimenté par les recettes de la taxe carbone et de la convergence diesel/essence, et financerait exclusivement la prime de transition écologique et les transferts financiers aux collectivités locales destinés aux investissements dans la transition écologique. Une autre approche plus souple, sans compte d’affectation spéciale, passerait par un document budgétaire spécifique, consacré aux revenus de la taxe carbone et de la convergence diesel-essence et à l’utilisation de ces derniers, ainsi qu’à la suppression des niches fiscales.
Enfin, les auteurs invitent à porter une "attention particulière" à la lutte contre la précarité énergétique et à la rénovation thermique. Ainsi, les normes dans le bâtiment devront selon eux être "significativement renforcées, notamment via des obligations de performance énergétique pour les logements existants, en particulier dans les zones où le marché immobilier est tendu et ne permet pas aux locataires de privilégier les logements économes en énergie". De même, les dispositifs de financement et les aides à la rénovation (y compris les certificats d’économies d’énergie) ou au passage à un mode de chauffage décarboné devront "être réformés pour mieux les diriger vers les ménages modestes et les rendre plus efficaces".