Filière forêt-bois : un maquis de financements publics qui devraient être mieux orientés, défend un rapport sénatorial

Selon un rapport d'information présenté devant la commission des finances du Sénat ce 29 mai, la filière forêt-bois fait l'objet d'un financement public qu'aucun acteur n'est capable de mesurer précisément, ce qui rend particulièrement difficile la conduite d'une véritable politique forestière. Pour "faire de la France la puissance forestière qu'elle devrait être", les sénateurs, qui formulent dix recommandations, plaident pour "une meilleure orientation des efforts". Ils proposent, entre autres mesures, de déterminer des modalités d'identification plus précises des ressources et dépenses forestières des collectivités territoriales.

"Un enchevêtrement de politiques et de dépenses publiques sans qu'on puisse paradoxalement identifier une politique forestière" : c'est le constat dressé par les sénateurs Christian Klinger (LR-Haut-Rhin) et Victorin Lurel (SER-Guadeloupe) dans le rapport d'information qu'ils ont présenté devant la commission des finances de la haute assemblée ce 29 mai. Rapporteurs spéciaux des crédits de la mission "Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales", ils mettent particulièrement en exergue "le décalage croissant entre le montant important des investissements publics en jeu (1,45 milliard d'euros par an) et le devenir de plus en plus incertain de la forêt française, la quatrième forêt européenne". 

"Patrimoine exceptionnel"

Pour poser les enjeux, les sénateurs rappellent que la surface boisée au sol s'étendait en 2022 sur plus de 26,9 millions d'hectares ("17,6 millions d'hectares en France hexagonale et 8,3 millions d'hectares dans les outre-mer"), "soit le tiers de la superficie totale du territoire national, trois fois plus qu'en 1661", date à laquelle fut initiée par Colbert une politique volontariste qui aboutit à l’édiction, en 1669, d’une ordonnance unifiant le régime applicable aux forêts, après une grande série de crises forestières. Les essences feuillues (principalement des châtaigniers, des chênes et des hêtres) occupent aujourd'hui 67% de la surface des forêt et 65% du volume de bois. Autre rappel important : les trois quarts de la forêt française hexagonale (environ 12,8 millions d’hectares) appartiennent à des propriétaires privés, le quart restant étant réparti au sein de 17.847 forêts publiques relevant de l’ONF, avec huit types de propriétaires publics différents, principalement les communes.

"Il nous faut préserver ce patrimoine exceptionnel", a souligné Victorin Lurel devant la commission des finances, en estimant que "le défi sera difficile à relever". Première nécessité, selon les sénateurs, "améliorer notre connaissance de la forêt française". "Nous avons la chance de pouvoir compter sur l’Observatoire des forêts françaises, placé sous l’égide de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), a estimé le rapporteur spécial. Depuis soixante-cinq ans, l’IGN tient un inventaire précis des forêts mais uniquement dans l’Hexagone. L’inventaire forestier des outre-mer n’a pas encore débuté, malgré le vote d’un crédit de 15 millions d’euros dans le cadre de la loi de finances pour 2024. Notre première proposition vise à établir un traitement juste de tout le territoire national. Il s’agit de prévoir, au premier semestre 2025, un bilan d’étape de l’inventaire forestier ultramarin et d’élargir l’ensemble des missions de l’IGN aux outre-mer."

Aller vers plus de gestion durable des forêts

Autre défi, la difficulté à anticiper des aléas qui se multiplient - tempêtes, réchauffement climatique, nuisibles, inondations ou destructions liées à la densification giboyeuse – et entraînent une hausse du taux de mortalité des arbres. "Les politiques publiques doivent donc principalement viser à une gestion durable et dynamique des espaces boisés", soutiennent les rapporteurs qui proposent aussi d'"encourager les opérations de sensibilisation à la cause forestière, en développant notamment les classes de découverte forestière qui pourraient bénéficier pour partie d'un financement public à destination des familles les moins aisées". Alors que 3 millions de petits propriétaires privés possèdent en moyenne moins de quatre hectares de forêts et que la tenue d’un plan simple de gestion n’est obligatoire qu’à partir de 20 hectares, les sénateurs estiment qu'il faudrait aussi "lier davantage les contraintes de gestion forestière à la durabilité de la forêt et non aux seules caractéristiques des propriétés", ce qui suppose de "coordonner un grand nombre d’acteurs". 

À l’issue de leurs travaux, les sénateurs ont évalué le total des dépenses publiques annuelles consacrées à la filière forêt-bois à 1,45 milliard d’euros dont 816 millions d’euros de crédits budgétaires, qui reposent sur un grand nombre de programmes, 60 millions d’euros de financements européens, 28 millions d’euros de financements interprofessionnels et 403 millions d’euros de dépenses fiscales. "Concernant ces dernières dépenses, nous nous interrogeons sur la pertinence de certains dispositifs, en particulier celui de l’exonération de 75% de la valeur des droits de mutation à titre gratuit pour les terrains en nature de bois et forêt, connu sous le nom de dispositif 'Sérot-Monichon'", a relevé Christian Klinger. "À ce stade, nous nous contentons de questionner mais, s’il fallait trouver des sources d’économies dans les mois à venir, cette piste pourrait être pertinente", a-t-il avancé. 

Dépenses des collectivités évaluées à 47 millions d'euros par an

À ces sommes identifiées s’ajoutent des dépenses dont les montants ne sont pas certains, poursuivent les sénateurs. "Pour certains postes, il faut évaluer la nature forestière de la dépense, ce qui pose problème (…), a estimé Christian Klinger. Pour ce qui concerne les dépenses que les collectivités territoriales consacrent aux forêts, nous les évaluons à 47 millions d’euros par an mais ce montant demeure partiellement estimatif." Les sénateurs proposent donc de déterminer, en lien avec la direction générale des finances publiques (DGFiP) et la Fédération nationale des communes forestières (FNCofor), des modalités d’identification plus précises de la nature forestière de certaines dépenses, pour que les collectivités territoriales puissent les évaluer. 

À tous les montants cités s’ajoutent des dépenses issues de programmes divers, qui s’élèvent à environ 48 millions d’euros par an, ainsi que d'autres liées à des parcs naturels nationaux, à la lutte contre les incendies ou au soutien à des industries du bois. "Au total, environ 15% des dépenses de la filière sont donc partiellement estimatives", constate Christian Klinger. Devant la difficulté à disposer de chiffres complets, les sénateurs demandent au gouvernement de produire "un recensement exhaustif des dépenses publiques consacrées à la filière, afin de déterminer un coût annuel de la politique forestière de la France, en créant par exemple une nouvelle annexe au projet de loi de finances".

Régulariser le cadastre forestier

Plus globalement, les sénateurs considèrent que ce total de 1,45 milliard d’euros pourrait "être orienté plus efficacement, pour faire de la France la puissance forestière qu’elle devrait être". Ils considèrent que ces moyens doivent permettre de "mieux connaître l’impact des politiques publiques forestières". "À titre d’exemple, la France doit rattraper son retard dans le recours à certains outils, dont le Lidar, une sorte de sonar ayant vocation à compléter les relevés humains, pour mettre à jour l’inventaire forestier en permanence, y compris dans les outre-mer", a détaillé Victorin Lurel. Alors qu'il existe un différentiel de 3,6 millions d’hectares entre le cadastre et les relevés opérés par l’IGN dû au fait que les surfaces nouvellement boisées ne sont pas déclarées, les sénateurs demandent à la DGFiP de "lancer à court terme une campagne de régularisation du cadastre forestier, afin de le fiabiliser, en comparant les données géographiques et cadastrales". Par ailleurs, une trentaine d’établissements sont liés à la filière forêt-bois. "Malgré l’indéniable volonté de ces acteurs de travailler en bonne intelligence, la répartition des compétences et la gouvernance sont trop complexes et gagneraient à être rationalisées", a relevé le sénateur de Guadeloupe. 

Pour un "plan national de soutien" aux activités de transformation du bois

"Nous avons aussi eu l’occasion de mesurer les obstacles rencontrés par la filière bois, qui constitue un moteur important de l’économie française, a poursuivi son collègue du Haut-Rhin. En 2021, elle a généré 27,6 milliards d’euros de valeur ajoutée, soit 1,1 % du PIB. De plus, les emplois directs de la filière bois représentaient plus de 415.000 équivalents temps plein (ETP), ce qui correspond à 1,38 % de la population en emploi et à 12,4 % du total des emplois des filières à base industrielle de la France." "Malgré ces chiffres, la situation économique de la filière inquiète, a relevé Christian Klinger. En 2022, le déficit commercial du secteur s’est établi à 9,5 milliards d’euros, ce qui représentait une dégradation de 900 millions d’euros par rapport à 2021. Cette augmentation du déficit résulte principalement du déficit lié aux pâtes, papiers et cartons, ainsi qu’aux meubles et sièges en bois." 

Pour les sénateurs, "une meilleure structuration d’une partie de la filière semble indispensable" et ils proposent pour cela un "plan national de soutien" aux activités de transformation. Une meilleure structuration repose également selon eux sur l’augmentation de la taille des propriétés forestières exploitées. "60% de la production française de bois d’œuvre et d’industrie est concentrée dans les propriétés de plus de 100 hectares, alors qu’elles ne représentent que 30% des surfaces forestières", a rappelé Christian Klinger. "Compte tenu des effets du changement climatique et des priorités de la planification écologique, certains indicateurs de performance du programme 149 'Compétitivité et durabilité de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt', de la mission budgétaire 'Agriculture, alimentation, forêt et affaires rurales', méritent d’évoluer pour mieux correspondre aux nouvelles caractéristiques des forêts", concluent les sénateurs.