Face à des terres agricoles mal protégées et mal partagées, Terre de Liens plaide pour une grande loi foncière
Chaque jour, la France perd l'équivalent de 27 fermes et la tendance est là depuis des décennies. D'ici dix ans, au moins 25% des agriculteurs partiront à la retraite et 5 millions d'hectares, soit près de 20% de la surface agricole française, vont changer de main. À l'occasion du Salon de l'agriculture qui ouvre ses portes le 26 février 2022, Terre de Liens publie le 22 février un rapport sur l'état des terres agricoles en France et relance l'idée d'une grande loi foncière pour mieux préserver et partager la terre agricole.
"Depuis des décennies, on observe une longue et lente disparition des agriculteurs en France ; dans les années 1950, ils représentaient 25% des actifs, et aujourd'hui 1 à 2% seulement." A l'heure où le salon de l'agriculture va ouvrir ses portes, du 26 février au 6 mars 2022, Benjamin Duriez, directeur de la fédération nationale Terre de Liens, sonne l'alarme. Son association publie le 22 février une étude sur l'état des lieux de l'agriculture en France et le constat est clair : il y a en France de moins en moins d'agriculteurs et de fermes. "En 2010, il y avait environ 500.000 agriculteurs, en 2020 il y en a 100.000 en moins, a détaillé Benjamin Duriez le 15 février lors de la présentation du rapport. Si on se projette dans dix ans, il y en aura encore 25% en moins, notamment du fait de l'âge et du départ à la retraite ; cela signifie qu'au moins 5 millions d'hectares agricoles vont changer de main dans les dix ans, pour quel modèle, de l'agrandissement d'exploitation ? De la spéculation ? Un modèle plus vertueux d'agriculture écologique ? Il est aujourd'hui urgent d'agir, les terres sont mal protégées et subissent de multiples attaques."
Les chiffres donnent le vertige. Les terres agricoles, qui représentaient 72% du territoire dans les années 1950, ne représentent plus que 52%. "Tous les ans, on détruit entre 50.000 et 60.000 hectares agricoles, soit l'équivalent d'un terrain de foot toutes les sept minutes, a insisté Tanguy Martin, animateur territorial de Terre de Liens Pays de la Loire. Cela représente la capacité à nourrir une ville moyenne comme Le Havre, et le processus est irréversible, on ne sait pas recréer de la terre agricole." Globalement, il y a "27 fermes en moins par jour, 192 par semaine", a résumé Maurice Desriers, statisticien et économiste agricole, qui constate un léger ralentissement (une baisse de 2,3% contre 3% auparavant) mais une tendance qui est là depuis cinquante ans. "La France a perdu 1,2 million d'exploitations agricoles", a précisé l'économiste.
Des outils de régulation de plus en plus contournés
Parallèlement à ce phénomène, on assiste à une concentration des terres, les exploitations s'agrandissant. Entre 1988 et 2020, la surface moyenne des fermes françaises est passée de 24 à 69 hectares. Une concentration des terres qui "pousse à des logiques destructives" insiste le rapport de Terre de Liens, avec la destruction de la main-d'œuvre familiale, l'industrialisation de la production, le recours à la sous-traitance et au numérique et en conséquence, le mal-être des agriculteurs…
Des dispositions et politiques publiques existent pour encadrer ce secteur, notamment en matière d'urbanisme mais "cette planification incitative, dans laquelle l'État définit des objectifs que les collectivités essaient d'atteindre, ne marche pas depuis des dizaines d'années", a assuré Tanguy Martin. Et "la très récente loi Climat et Résilience a choisi d'utiliser exactement les mêmes outils en se fixant des objectifs ambitieux. Nous sommes un peu dubitatifs, nous avons très peur que les mêmes causes produisent les mêmes effets et que la consommation des terres agricoles continue à un rythme plus ou moins équivalent", a insisté Tanguy Martin. Même constat pour les outils de régulation du foncier, comme l'accès à la terre par la propriété, réalisé par les Safer et l'accès par la location, qui ne semblent pas non plus efficaces, car de plus en plus contournées. Sans compter les possibilités données d'achat de parts sociales de sociétés qui ont des terres. Si une régulation a été votée par l'Assemblée nationale en décembre 2021, "elle ne touche que les très grosses opérations alors que l'agrandissement se fait sur des petites surfaces, à bas bruit", a précisé Tanguy Martin.
La question d'une grande loi foncière
Face à cette situation, Terre de Liens pose la question d'une grande loi foncière, une promesse maintes fois répétée depuis 2018 mais qui n'a encore jamais abouti. L'association estime qu'il faudrait tendre vers zéro artificialisation, "la seule construction qui devra pouvoir être facilitée est celle des logements sociaux en 'zone tendue'", indique le rapport. Autres mesures à mettre en place : l'annulation des plus-values foncières réalisées par les propriétaires fonciers lors du changement d'usage, l'idée étant de taxer de manière plus dissuasive la vente de terrains agricoles rendus constructibles, et l'instauration d'une taxe d'urbanisation pour rendre l'artificialisation plus chères que la rénovation urbaine.
Terre de Liens avance aussi des propositions pour faciliter les installations. "La transmission familiale est de moins en moins présente et le fermage bénéficie d'une image négative, avec un ressenti de risque de perte de contrôle, a détaillé Coline Sovran, responsable de plaidoyer chez Terre de Liens. Il y a aussi dans certaines régions des pratiques de transmission de fermage qui se monnayent, l'agriculteur vendant le droit au suivant de prendre le bail, cela gonfle le prix du fermage, c'est illégal et cela devient un frein financier fort dans l'accès aux terres." Par ailleurs, les porteurs de projets entrent en concurrence avec les personnes déjà installées qui veulent s'agrandir… Terre de Liens propose de maîtriser les coûts d'accès en conservant le statut du fermage et de créer ou de renforcer les structures de portage foncier solidaire pour faciliter l'installation d'un plus grand nombre de porteurs de projets agricoles en leur évitant l'achat du foncier. L'association estime qu'il faut aussi contrôler plus efficacement la cession des parts de société possédant ou louant des terres agricoles.
Une nouvelle instance de régulation des droits d'usage des terres
Le rôle des collectivités est également soulevé, l'association proposant notamment d'encadrer la rédaction des schémas directeurs régionaux des exploitations agricoles (SDREA) pour qu'ils respectent mieux des objectifs d'intérêt général. L'association travaille d'arrache-pied avec les élus pour avancer sur ces questions, les démarches aboutissant parfois à des initiatives gagnantes. "À Aubagne, on est arrivé en partenariat avec la ville et la métropole de Marseille à maîtriser le foncier agricole, a ainsi détaillé Pierre Fabre, administrateur de Terre de Liens. Aujourd'hui il y a un blocage de l'artificialisation." L'association propose même de mettre en place une nouvelle instance de régulation des droits d'usage des terres, avec des représentants des syndicats agricoles, des élus et des représentants d'organisations environnementales, le tout sous le contrôle du préfet. Elle pourrait se prononcer sur les projets de ventes de biens agricoles, de parts de sociétés qui disposent de droits d'usage de bien agricoles et des projets de locations de biens agricoles, en prenant en compte des critères spécifiques (valeur ajoutée à l'hectare, emploi par unité de surface, durabilité des systèmes de production). "L'idée est de développer une gouvernance des terres plus participative, démocratique et respectueuse des équilibres des territoires", insiste le rapport, qui propose aussi de mettre en place un observatoire des marchés d'accès aux terres agricoles pour savoir qui possède et qui travaille les terres.