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En montagne, le "droit à la différenciation" peine à s'appliquer

Les conclusions du rapport sur l'application de la loi Montagne de 2016 ont été présentées le 4 mars 2020 en commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale. Un "bilan mitigé" sur bien des aspects n'appelant pas pour le moment à un troisième acte. Les députés placent en revanche beaucoup d'espoir dans la future loi 3D.

Le bilan est assez mitigé et, globalement, la mise en application de la loi du 28 décembre 2016 de modernisation, de développement et de protection des territoires de montagne est un peu décevante. C'est ce qu'a indiqué Marie-Noëlle Battistel, députée socialiste de l'Isère, lors de la présentation devant la commission des affaires économiques le 4 mars 2020 du rapport qu'elle a co-écrit avec Jean-Bernard Sempastous, député LREM des Hautes-Pyrénées, Vincent Rolland, député LR de Savoie, et Frédérique Lardet, députée LREM de Haute-Savoie.

Les députés émettent ainsi quelques réserves à la fois sur la mise en œuvre de la loi et sur ses dispositions concrètes. "La loi Montagne II avait pour objet principal de rappeler la spécificité de ces territoires de montagne, a souligné Marie-Noëlle Battistel. Elle renforçait le droit à l'adaptation des politiques publiques aux particularités de ces territoires. Nous constatons toutefois que ce droit d'adaptation, ce droit à la différenciation, dont on parle tant, peine à s'appliquer." D'après les auditions réalisées par les députés, les administrations constateraient un manque de demande des élus locaux et une absence de besoins identifiés et relayés. Mais du côté des acteurs publics et privés, on dénonce au contraire une forte inertie de l'administration et une réticence de principe à l'application différenciée du droit alors même que la loi le permet et le demande. "C'est toute la question de cette appropriation de la loi par tous qu'il nous faut aujourd'hui traiter", a insisté la députée de l'Isère, estimant que la loi donne lieu "à une certaine déception quant à sa concrétisation sur le terrain".

Même constat pour l'adaptation de la fiscalité à ces territoires de montagne. "Si elle est actée par la loi, on constate que les modulations proposées sont très embryonnaires", a insisté Marie-Noëlle Battistel. La députée souligne aussi l'absence de prise en compte de plusieurs catégories de communes de montagne, notamment les petites communes précaires intégrées à des intercommunalités plutôt riches, qui se trouvent de fait contributrices au fonds national de péréquation des ressources intercommunales et communales (Fpic) ou les communes frontalières qui doivent investir fortement pour tenir compte de l'afflux d'une population saisonnière.

Autre point de vigilance :  l'agriculture de montagne, qui doit faire face aujourd'hui à plusieurs menaces, parmi lesquelles un soutien financier faible, la présence du prédateur avec des attaques toujours plus nombreuses de loups ou d'ours, et les écarts de coût de production avec la plaine.

Deux décrets d'importance non publiés

Les députés, qui avancent 52 propositions, ont aussi mis en avant le fait que deux décrets d'importance n'ont pas été publiés. Le premier concerne l'application de l'article 61 de la loi sur les exonérations fiscales (en particulier les exonérations de la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques/TICPE) dont pourront bénéficier les véhicules collecteurs de lait dans les exploitations agricoles situées en zone de montagne pour une durée de trois ans. Des exonérations destinées à encourager le maintien de la collecte du lait en montagne, activité peu rentable en raison de l'isolement des fermes. Pour le moment, le projet de décret est au point mort. "Nous demandons qu'une solution puisse être trouvée urgemment, car des exploitations laitières ferment tous les mois en raison de l'absence de collecte du lait produit", a signalé Marie-Noëlle Battistel. "À titre d'exemple, un tiers des exploitations laitières du Massif central ont ainsi disparu depuis 2008", a-t-elle alerté.

Le deuxième décret non paru concerne quant à lui les obligations d'équipement des véhicules en période hivernale. Il s'agit de prévoir l'obligation pour les détenteurs de voitures légères ou de poids lourds, de se munir de chaînes, de chaussettes à neige, de pneus neige ou de pneus hiver pour circuler en montagne pendant certaines périodes hivernales à risque. "Ce décret a été maintes fois reporté notamment au moment des contestations du mouvement des gilets jaunes mais il devient impératif de le prendre, a souligné Vincent Rolland. Nous ne pouvons pas nous permettre d'avoir encore une saison de plus des naufragés de la route, des accidents, des congestions importantes qui menacent la sécurité des habitants de montagne mais aussi des vacanciers." D'après la délégation à la sécurité routière, le décret sera pris pour la saison prochaine. "Nous insistons pour que ce soit le cas et nous demandons une publication avant l'été de ce décret ainsi qu'un contenu à la hauteur des enjeux, en particulier s'agissant des obligations qui s'imposeront aux poids lourds", a aussi précisé le député. Lors de sa dernière séance plénière, le 10 janvier, le Conseil national de la montagne avait lui aussi appelé, dans une motion, à une publication rapide du décret.

Bilan contrasté pour l'urbanisme et le tourisme

En matière d'urbanisme et de tourisme, "le bilan est contrasté, des avancées ont été rendues possibles par la loi mais il est nécessaire d'aller plus loin ou d'apporter des correctifs", a indiqué Vincent Rolland. La possibilité de construire en zone de montagne reste très "contrainte", a-t-il souligné. Un problème pour des villages qui se désertifient. Sur le tourisme, certaines mesures ont eu des effets positifs : possibilité de développer des activités de loisirs en été et, pour les stations classées, de développer leur propre promotion touristique et de créer ou maintenir leur office du tourisme. "C'était fondamental, dans des intercommunalités où coexistent des stations concurrentes ou trop différentes pour faire l'objet de même promotion", a souligné Vincent Rolland. Mais d'autres dispositions n'ont pas été mises en œuvre ou n'ont pas connu le même succès, comme la réhabilitation de l'immobilier de loisirs ou les dispositions relatives aux travailleurs saisonniers. Sur ce dernier point, "le rapport sur la mise en œuvre des caisses pivot de sécurité sociale est toujours attendu, l'article relatif aux conventions de logement pour ces travailleurs saisonniers a été mis en œuvre de manière très inégale et les dispositifs comme les groupements d'employeurs ou les CDI intermittents n'ont été que très peu utilisés", a précisé Vincent Rolland, constatant toutefois quelques points de satisfaction comme l'intégration des maisons de saisonniers aux maisons France Services ou les initiatives privées en matière de formation. "Nous regrettons particulièrement que l'expérimentation relative à l'activité partielle pour les régies de remontée mécanique n'ait pas été prolongée car elle apportait un élément de sécurisation important", a-t-il insisté.

Côté accès aux soins, "là encore la situation est contrastée", a assuré Jean-Bernard Sempastous. De nombreux articles de la loi y sont consacrés mais ils ont bénéficié à un très petit nombre de personnes et n'ont eu que des effets marginaux. Les députés proposent plutôt d'essayer d'exploiter au maximum les outils de droit commun en les ajustant aux spécificités des zones de montagne (indemnités kilométriques ou cumul emploi/retraite).

Tremplin à une évolution des politiques publiques

"Sur d'autres aspects, la loi Montagne II a servi d'impulsion, de tremplin à une évolution des politiques publiques, s'est toutefois félicité Jean-Bernard Sempastous. C'est le cas en particulier en matière de numérique. La loi a permis une véritable prise de conscience collective conduisant en quelques mois à l'élaboration du New Deal mobile et à un dispositif de couverture ciblée qui profite en premier lieu aux territoires de montagne." Les exonérations d'imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux (Ifer) ont ainsi porté leurs fruits avec plus de 3.000 sites passés à la 4G depuis juin 2017. Le dispositif s'éteint en 2020, sans prévision de prolongation au-delà. Le gouvernement doit élaborer un rapport sur le sujet d'ici le 30 juin, afin d'envisager éventuellement d'autres dispositions. Mais "malgré les efforts et les avancées, la couverture fixe et mobile des territoires de montagne est assez inférieure à celle du reste du territoire", a précisé le député des Hautes-Pyrénées.

Autre aspect positif de l'application de la loi : l'école de montagne, avec une adaptation de la carte scolaire en fonction des temps de trajet, de la démographie et des conditions météorologiques. "Il semble que cela soit mis en œuvre de manière satisfaisante, a insisté Jean-Bernard Sempastous, c'est un point sur lequel nous nous réjouissons."

Face à ce bilan mitigé, les députés estiment qu'il n'est pas souhaitable d'envisager un acte III de la loi montagne, qui serait "prématuré et contre-productif à l'heure où les dispositions de l'acte II peinent encore à être connues et appliquées", comme l'a précisé Jean-Bernard Sempastous. Ils proposent toutefois de maintenir une vigilance importante et placent beaucoup d'espoir dans la future loi 3D. "Nous espérons qu'elle sera à la hauteur des attentes qui s'expriment au niveau local, et qu'elle accordera une place particulière à la montagne, a souligné le député de Savoie, lors du dernier Conseil national de la montagne, le ministre a appelé les élus des territoires de montagne à lui faire part de leurs suggestions, nous n'y manquerons pas. Et nous serons attentifs à la manière dont la nouvelle Agence nationale de cohésion des territoires intégrera les questions propres à la montagne." Sachant que l'agence devrait s'atteler à un programme spécifique Ruralités-Montagnes.