Eau et assainissement : collectivités et entreprises proposent un nouveau modèle de financement des services
Face à un "mur d'investissement" évalué à 15 milliards d'euros, rien que pour le "petit cycle de l'eau" (installations, canalisations…), les services d'eau et d'assainissement doivent changer de modèle de financement pour relever le défi de la sobriété qui se traduit déjà par une baisse de 3 à 4% des consommations et donc des recettes alors que les charges ont augmenté, estiment Intercommunalités de France, la FNCCR et la Fédération professionnelle des entreprises de l'eau (FP2E). Meilleur suivi des prélèvements dans le milieu, possibilité donnée aux élus d'innover en matière tarifaire, outils d'accompagnement de la performance, soutien financier de l'Etat orienté vers les meilleures pratiques de préservation de la ressource, communication auprès des usagers orientée autour du coût du service public … : les trois partenaires ont élaboré 25 propositions qu'ils ont présentées ce 30 mai.
"Un modèle de financement des services d’eau et d’assainissement à bout de souffle" : c'est le constat que dressent Intercommunalités de France, la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR) et la Fédération professionnelle des entreprises de l'eau (FP2E) en présentant ce 30 mai 25 propositions concrètes pour "garantir la soutenabilité économique" des services. Avec "un mur d'investissements à financer, des charges structurelles majoritairement fixes compte tenu de la complexité des services et des recettes en repli", les services d'eau et d'assainissement sont confrontés à "une équation impossible", alertent de concert élus et délégataires qui ont conduit de février à mai 2024 une "étude flash" alimentée par une consultation des adhérents d'Intercommunalités de France, des retours d'expériences locales et l'audition de personnalités qualifiées, économistes et associations de consommateurs.
Doublement des investissements
Alors que l'eau est devenue source de préoccupation au quotidien pour de nombreux habitants confrontés au risque de pénurie et qualité de la ressource, comme l'a montré le dernier baromètre Les Français et l'eau , les élus redoutent que l'équilibre des services ne soit pas tenable face au "mur d'investissements" prévisible. Outre le retard de 15 milliards d'euros à rattraper sur cinq ans dans le "petit cycle" de l'eau (installations, canalisations, digitalisation), l'adaptation au changement climatique impose d'accélérer le rythme. Quant à l'évolution de la réglementation relative à la qualité de l'eau potable et au traitement des eaux usées, elle devrait faire doubler les investissements nécessaires, estiment élus et entreprises de l'eau.
Baisse inédite des consommations
Toute la difficulté est d'arriver à faire face à ces besoins avec des moyens financiers érodés, a pointé Hervé Paul, vice-président de la FNCCR référent "cycle de l'eau". La hausse des charges d'exploitation, intégrant l'entretien des réseaux, les réactifs pour rendre l'eau potable, l'énergie, les charges de main d'œuvre, etc., ont fortement augmenté ces dernières années, a-t-il détaillé, limitant la capacité d'autofinancement des services. D'autant que les recettes de ces derniers reposent à seulement 15-20% sur la part fixe de l'abonnement et à plus de 80% sur les volumes d'eau consommés qui ont diminué de 3 à 4% l'an dernier au niveau national (-10% dans certains territoires) contre une baisse annuelle de 0,5 à 1% en moyenne ces dernières années. Cette accentuation de la baisse "continue en 2024", selon Régis Banquet, vice-président d'Intercommunalités de France chargé de l'eau : "sur les quatre premiers mois, sur ma collectivité, je suis à 3% de moins", indique l'élu, également président de la communauté d'agglomération de Carcassonne (Aude).
Tout en saluant l'effort de sobriété, les acteurs de l'eau craignent donc que la baisse des volumes "engendre de très fortes pressions budgétaires pour les collectivités". "Certaines d’entre elles, qui avaient augmenté le prix de l’eau pour financer des investissements, ont dû y renoncer pour compenser les baisses des volumes et équilibrer leurs budgets". Et la tendance apparaît pérenne, près de 9 collectivités sur 10 considérant qu’il sera plus difficile de financer le service dans les 5 ans à venir, notamment les investissements sur le patrimoine existant (réduction des fuites, rénovation des équipements) et ceux destinés à garantir la qualité de l’eau face aux "nouveaux" polluants.
Hausse inéluctable du prix de l'eau
"Compte tenu des investissements à faire, il va falloir en passer par une hausse du prix de l'eau", affirme Arnaud Bazire, président de la FP2E, tout en s'interrogeant sur la question de l'acceptabilité. Mais ce prix, souvent peu connu des usagers, apparaît comme relativement faible en France, malgré de fortes disparités entre territoires. Il s'élève en moyenne à 4,30 euros le m3 soit 0,8% du budget des ménages, à comparer à la téléphonie (2%) ou l'énergie pour le chauffage (4,7%), mais pourrait passer à 1,2% dans la décennie à venir, estiment les acteurs. "Les trois-quarts des collectivités considèrent que le prix de l'eau n'est pas suffisant", ajoute Arnaud Bazire, qui relève "un nouveau risque de fracture entre celles qui ont les moyens de faire les investissements requis et les autres". Même constat du côté des associations de consommateurs. Elles s'attendent à ce que la préservation de la qualité de l'eau potable face aux pollutions "émergentes" (pesticides, micropolluants, PFAS…) ait un impact sur le prix de l'eau tout en réclamant l'application du principe pollueur-payeur.
Dans ce contexte, pas question de "révolution" pour donner aux collectivités les moyens d'agir. "Il n'y a pas besoin de nouvelle loi sur l'eau, estime Régis Banquet mais de faire confiance aux initiatives de terrain et de mieux utiliser les outils existants".
Meilleure connaissance des prélèvements
Les 25 propositions présentées par les trois partenaires reposent sur cinq piliers. Elles visent d'abord à "donner aux collectivités et aux usagers le moyen de connaître les prélèvements et consommations d’eau de leur territoire pour pouvoir agir de manière adaptée". Une première mesure consisterait à rendre obligatoire le comptage de tous les prélèvements dans le milieu, quels que soient les usages. Autre disposition : "consolider la trajectoire d’équipement en compteurs communicants pour permettre aux usagers de connaître et maîtriser leurs consommations, et aux collectivités de fixer une tarification adaptée aux besoins du territoire".
Collectivités et entreprises de l'eau appellent aussi à mieux identifier les propriétaires de forages privés en faisant appliquer les obligations déclaratives et en recourant à des contrôles renforcés pour mesurer les conséquences de ces forages sur le niveau des nappes. Ils préconisent aussi de compléter le dispositif réglementaire encadrant les professionnels assurant l’installation des forages privés, pouvant aller jusqu’à la perte d’agrément en cas de non-respect des obligations déclaratives. Toujours dans ce même bloc de mesures, ils proposent de faire rentrer dans l’assiette de facturation de l’assainissement les ressources alternatives au titre de l’utilisation du service. Autrement dit de faire payer les "passagers clandestins" qui disposent de leur propre mode d'approvisionnement en eau mais renvoient les eaux usées vers le système d'assainissement collectif, financé par les usagers du service d'eau potable.
Donner plus de marges de manoeuvre aux collectivités
Un autre volet de propositions vise à partager les bonnes pratiques en matière de tarification pour élargir la "boîte à outils" des collectivités. Les trois partenaires préconisent ainsi d'harmoniser le plafond de l’abonnement à 40% minimum, voire d'expérimenter des plafonds plus élevés, d'encourager la tarification saisonnière en période de tension sur la ressource ou sur les équipements, d'étudier la mise en place de forfaits différenciés (résidences secondaires ou de tourisme, gros consommateurs industriels, forages privés…) pour mieux partager les efforts et veiller à ce que les foyers modestes soient mieux identifiés et bénéficient d'un accompagnement social pour que les collectivités qui le souhaitent proposent des tarifications adaptées.
Les trois acteurs de l'eau recommandent aussi de "renforcer le rôle de la collectivité pour accompagner la performance en matière de sobriété", en aidant à mettre en place des trajectoires assorties d'objectifs et d'indicateurs en la matière et en renforçant la pédagogie autour des dispositions de la commande publique (incitations bonus/malus dans les contrats, par exemple). "Du côté des services de l’État, le soutien financier doit être orienté vers les collectivités qui s’engagent en matière de sobriété et d’investissements dans leurs services d’eau et d’assainissement", estiment-ils. Outre le fait d'augmenter les subvention des agences de l'eau en faveur du financement des services publics d'eau et d'assainissement et de conditionner leurs subventions à la mise en place d'une trajectoire de sobriété, ils préconisent d'intégrer les prélèvements par forage privé dans l'assiette des redevances et d'inciter les agences à fixer un prix minimum de l'eau par rapport à une valeur de référence définie en fonction des caractéristiques du territoire.
Enfin, élus et entreprises jugent nécessaire de déployer une communication renforcée auprès des usagers autour du coût de ce service public plutôt que du prix de l'eau, et que la facture mentionne un montant moyen plutôt qu’un coût unitaire. Et pour éviter les conflits autour de l'eau et viser une meilleure équité dans le partage de la ressource, ils invitent à favoriser la transparence et la qualité du dialogue entre usagers.