Développement de la méthanisation : des mécanismes de soutien à clarifier, estime la Cour des comptes
La Cour des comptes a publié ce 6 mars un volumineux rapport sur le soutien au développement du biogaz. Si l’essor de cette filière a surtout reposé jusqu’à présent sur la méthanisation agricole, soutenue au prix fort, il risque désormais de revêtir une taille industrielle pour tenir les objectifs de la prochaine Programmation pluriannuelle de l'énergie (PPE) et de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC). Selon les priorités qui seront retenues, les modalités de soutien public devront être clarifiées, prévient la Cour.

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"La production de biogaz permet de répondre à de multiples objectifs de politique publique : la décarbonation de la production d'énergie, la transition agroécologique et la résilience des exploitations agricoles, la gestion et le traitement des déchets", rappelle la Cour des comptes dans le rapport particulièrement touffu (259 pages, annexes comprises) qu’elle a publié ce 6 mars sur le soutien au développement de cette filière. Issu de la fermentation de matières et déchets organiques (méthanisation), le biogaz fournit une énergie renouvelable utilisée pour produire de l'électricité ou de la chaleur, "par cogénération", ou injectée directement dans les réseaux de gaz naturel après épuration sous forme de "biométhane". Outre le biogaz, la méthanisation produit aussi une matière, le digestat, qui peut servir de fertilisant agricole et se substituer aux engrais minéraux produits à partir d’énergie fossile.
Près de 2.000 unités de méthanisation fin 2023
"Les politiques publiques menées jusqu’à aujourd’hui ont permis, au moyen d’importants fonds publics, le développement de cette énergie renouvelable", observe la Cour des comptes. Fin 2023, la filière comptait 1.911 unités de méthanisation, principalement agricoles et de petite ou moyenne taille, fournissant une production totale d’énergie de près de 12 TWh de gaz et d’électricité (hors production de chaleur). La dimension des méthaniseurs fait que la France se singularise des autres pays européens, où les installations sont de taille plus conséquente, comme au Danemark.
Mais le projet de prochaine programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE3) et de stratégie nationale bas carbone prévoit "un important développement de la production de biogaz", avec 50 TWh à l'horizon 2035 contre 12 en 2023, qui pourrait changer la donne. "Eu égard à cette ambition, la politique publique de soutien au biogaz fait désormais face à de nombreux défis : maîtriser la dépense publique et le prix pour le consommateur, garantir la disponibilité de la biomasse nécessaire à la production de biogaz et permettre un partage équilibré avec le monde agricole de la valeur issue de la production", prévient l’institution.
Des objectifs à étayer
Aujourd’hui, la production de biogaz repose pour l’essentiel sur la méthanisation – qui bénéficie d’un bilan carbone positif, objet d’un large consensus scientifique, notent les magistrats de la rue Cambon - et la filière bénéficie d’une politique de soutien volontariste désormais plus orientée vers la production de biométhane (filière de l’injection) plutôt que la production d’électricité ou de chaleur (filière de la cogénération). La seule production de biométhane injecté s’est ainsi élevée en 2023 à 9,1 TWh (+25% par rapport à 2022) et représente 2,5% du gaz consommé en France.
Les Sages notent toutefois que l’évolution des objectifs retenus à moyen terme entre 2011 et 2024 "s’avère peu lisible et a été adaptée aux contraintes budgétaires". A plus long terme, le développement du biogaz s’inscrit dans la stratégie française visant à décarboner complètement la consommation de gaz d’ici à 2050 mais la Cour estime que les objectifs de production de biogaz "tiennent insuffisamment compte des conséquences de la baisse future de consommation de gaz naturel" (effets sur la gestion des réseaux de gaz, sur la gestion des pics de consommation énergétiques). Selon elle, les travaux de prospective du mix énergétique devraient associer davantage les gestionnaires de réseaux de gaz et d’électricité pour définir les objectifs de production. De plus, la croissance de la production nécessite de s’assurer de la disponibilité de la biomasse (matière et déchets organiques). "Or, des tensions d’approvisionnement pourraient apparaître dès 2030", ce qui "est susceptible de susciter des conflits d'usages" entre le développement du biogaz, la production alimentaire ou entre certains biocarburants, mettent en garde les magistrats de la rue Cambon.
Un soutien public au prix fort
En s’interrogeant sur l’efficience des soutiens financiers apportés au développement de la filière au regard des coûts de production de cette énergie, ils notent que la méthanisation agricole a été favorisée "pour un coût élevé".
Le soutien repose en premier lieu sur des contrats d’obligation d’achat permettant d’aider les fournisseurs acquérant le biogaz aux producteurs. Ces contrats ont eu un coût budgétaire de 2,6 milliards d’euros entre 2011 et 2022 et la durée de ces contrats (15 ou 20 ans) nécessitera, au titre des contrats signés jusqu’au début de l’année 2023, un décaissement supplémentaire de 12,7 milliards d’euros à 16,2 milliards d’euros pour le biométhane et de 2,2 à 3,9 milliards d’euros pour la production d’électricité.
À ces charges, il faudrait ajouter d’ici à 2028 environ 7 milliards d’euros pour les seules nouvelles installations d’injection de biométhane prévues, poursuit la Cour, qui mentionne aussi au chapitre des aides des subventions à l’investissement de l’Ademe et des régions (0,5 milliard d’euros de 2019 à 2023) et des mesures d’exonérations fiscales accordées à la méthanisation agricole. Qu’elle concerne la production de biogaz pour produire de l’électricité ou la production de biométhane injecté dans les réseaux de gaz naturel, cette dernière bénéficie d’exonérations de taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB), de cotisation foncière des entreprises (CFE) et de cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). "Ces exonérations, accordées de plein droit sans limitations de durée, constituent des moindres recettes nettes pour les collectivités territoriales, qui ne font pas l’objet de mesures de compensation par l’État", relève la Cour. Elles ont été estimées par la direction générale des finances publiques (DGFIP) à environ 2 millions d’euros pour 2023.
Calibrage à revoir
Après avoir observé "des unités de production présentant des rentabilités excessives, en particulier pour celles ayant bénéficié de contrats d’achat signés avant 2020", les magistrats affirment que "les mesures de soutien s’adaptent mal à l’hétérogénéité des coûts de production inhérente aux caractéristiques très diverses des installations". Ils jugent en outre que le maintien du soutien pour l’installation d’unités de production d’électricité devrait être discuté, "compte tenu des formes alternatives de production d’électricité renouvelable et des autres moyens de décarboner le secteur agricole".
Autre inquiétude soulevée par les Sages de la rue Cambon : l’apparition, à partir de 2026, des certificats de production de biogaz. Si ce nouvel outil venant compléter les mesures de soutien "présente l’avantage de ne pas mobiliser de nouveaux fonds publics, il fera supporter au consommateur le surcoût de production", redoute la Cour qui "regrette qu’une évaluation robuste de l’impact de ce dispositif sur les prix du gaz n’ait pas été conduite en amont de son déploiement".
Partage de la valeur
La Cour s’attarde en outre sur la "contribution effective de la politique de soutien au biogaz à d’autres objectifs que la seule production d’énergie". En moyenne, les magistrats ont relevé que les exploitations agricoles impliquées dans la méthanisation ont accru leur excédent brut d’exploitation de l’ordre de 20% par rapport aux exploitations similaires non engagées dans ce processus. "Si la croissance de la production de biogaz se traduisait par le développement de méthaniseurs non-agricoles de grande taille, il conviendrait alors de garantir le partage de valeur entre ces derniers et les agriculteurs fournisseurs de la biomasse", préconise la Cour.
Le développement de la méthanisation contribue également à la politique de traitement des déchets. "Le cadre réglementaire est complexe mais permet à la fois de préserver ce mode de traitement des déchets tout en garantissant l’innocuité sanitaire et environnementale du digestat produit et épandu sur les sols agricoles", assurent les magistrats. Quant au potentiel de méthanisation des biodéchets, il reste limité du fait de leur faible taux de collecte et du coût du processus.
Enfin, pour la Cour des comptes, les travaux de recherche concernant l’effet de la méthanisation sur les pratiques agricoles "ne mettent pas en évidence d’effets négatifs systématiques". "En revanche, ils convergent quant à l’importance de suivre l’impact possible du développement des cultures intermédiaires à vocation énergétiques, qui représentent le principal gisement de biomasse pour la méthanisation à long terme", conclut-elle.