Dématérialisation : les services publics à l'aube d'une stratégie omnicanal ?
Alors que plusieurs enquêtes récentes confirment que la dématérialisation des démarches administratives engendre inégalités sociales, insatisfaction des usagers et risque de non-recours, les collectivités font face à l’enjeu n°1 qui en découle : entrer dans une logique omnicanal.
La météo n’est pas au beau fixe quant il s’agit d’évaluer la satisfaction des usagers face à un service public dématérialisé parfois mené à "marche forcée" depuis le lancement en 2017 du projet Action publique 2022 qui visait une dématérialisation à 100% des démarches administratives. Alors que 74% des Français se déclaraient satisfaits des services publics en 2021, ils n'étaient plus que 49% en 2022 ! Usagers comme agents déplorent avant tout le manque de réactivité des services publics pour répondre aux demandes et instruire les dossiers : 62% d’insatisfaits côté usagers, contre 54% côté agents, d'après une étude Ifop publiée mi-novembre 2022. L’écoute des usagers n’est également pas à la hauteur pour 56% des usagers et 44% des agents. Et pour finir, une fracture importante se dessine sur l’égalité de traitement puisque près d’1 usager sur 2 se déclare insatisfait (47%) contre seulement 25% côté agents. "Le numérique n’est pas un service à part entière mais simplement un nouveau canal", commence par rappeler Fabien Adnet, directeur du secteur public chez Webhelp, entreprise spécialisée dans l'accompagnement du secteur public dans l'externalisation de la relation usagers et à l’initiative de ce 3e baromètre annuel dédié à la performance dans le secteur public.
Un besoin d'accompagnement ciblé pas encore anticipé
Pourtant, toujours selon ce baromètre, les Français sont majoritairement (62%) favorables à la dématérialisation des services publics. Ils y voient des effets positifs sur leur quotidien en matière de simplicité des démarches (57%), de disponibilité supplémentaire (56%) et de réactivité pour leur apporter des réponses dans des délais plus rapides (55%), principale cause d’insatisfaction des usagers. Mais 43% jugent "anxiogène le mouvement de dématérialisation", soit trois points de plus qu’en 2021. Ils sont également 81% à déplorer le manque d'accompagnement ciblé sur la dématérialisation des services publics. "La dématérialisation du numérique fait apparaitre de nouveaux besoins : celui pour les usagers d’être accompagnés et ce besoin, trop souvent, n’a pas été anticipé", commente Fabien Adnet.
Autonomiser les usagers
"Pour être plus à l’écoute des usagers, les services publics doivent développer une approche multicanal, en associant au numérique le téléphone, le maintien d’un accueil physique, les réseaux sociaux, un chat, du self care (1) etc.", liste le directeur, qui nomme cela "autonomiser les usagers". Cette analyse se retrouve dans le dernier numéro de Revue des politiques sociales et familiales (RPSF), intitulé "Dématérialisation des services publics et accès aux droits" publié le 30 janvier 2023. "Du fait de la priorisation croissante accordée au numérique, les bénéficiaires des prestations sociales se voient obligés de faire preuve d’autonomie dans leurs démarches administratives". De plus, "ces accompagnements adaptés aux différents usagers présentent un autre avantage : ils doivent permettre aux agents de se consacrer à leur cœur de métier", souligne encore Webhelp. La démarche permettrait du même coup de résoudre une difficulté mise en exergue dans une autre étude (2) : 88% des agents ont l’impression d’être sursollicités.
Le nouveau métier de la "relation usager à distance"
Le métier de "la relation usager à distance" semble finalement encore assez nouveau. La place de l'usager a elle-même beaucoup évolué, dans un contexte de crises qui exige bien souvent des réponses rapides. Il soumet aussi le service public à un critère de performance. Toujours dans le dernier numéro RPSF, il est souligné "la place importante des mutations des pratiques professionnelles liées aux outils numériques dans de nombreuses institutions". Sont cités notamment les "conseils départementaux, Pôle emploi et les autres opérateurs du service public de l’emploi, administrations centrales et espaces labellisés France Services" pour avoir entamé ces mutations récentes. "L’e-administration s’est en effet traduite par la reconfiguration des accueils, une réduction de leur nombre, un réajustement de leurs missions ainsi qu’un remaniement du maillage territorial", souligne la revue. Certes. Mais est-ce suffisant et adapté ?
Une loi imposant plusieurs modes d'accès aux services publics
Dans l’une des enquêtes menées par la publication avec la Défenseure des droits et le magazine "60 millions de consommateurs", publiée le 26 janvier 2023, il a été mis en évidence que "souvent, les services publics ne peuvent être joints au téléphone par des usagers en quête de renseignements mais maîtrisant mal internet". La CAF notamment affirme être confrontée à une explosion des sollicitations téléphoniques depuis la crise sanitaire, une hausse de plus de 30% entre 2019 et 2021, pour atteindre plus de 42 millions d'usagers en 2022. Les effectifs ont été renforcés, mais des "dysfonctionnements informatiques ponctuels" ont pu compliquer la réponse téléphonique "certaines journées", selon elle. Elle assure aussi proposer un accompagnement adapté aux personnes les moins à l'aise avec internet, comme l'envoi d'un SMS plutôt qu'un mail. Bref, le service d'accueil téléphonique pour cet organisme mais également pour d'autres, s'il existe, n'est toujours pas au point. "Il faut un temps pour réajuster les moyens", admet l'expert Fabien Adnet. Du temps pour s'organiser...ou une loi ? La Défenseure des droits, Claire Hédon, comme "60 millions de consommateurs", réclament quant à eux une loi imposant plusieurs modes d'accès aux services publics ainsi que l'instauration d'un guichet de proximité rassemblant un représentant de chaque organisme. Ils demandent aussi un envoi papier pour toute notification relative aux droits. Autant de canaux à explorer pour les collectivités soucieuses de s'adapter au mieux au profil de l'usager.
(1) Self care dans le service public : capacité d’un usager à faire en totale autonomie une partie de la procédure.
(2) Baromètre des services publics ODOXA, 2019.