Déficit public et collectivités : le Sénat prudent quant à l'alerte de Bercy

Avant l'annonce de la nomination de Michel Barnier à Matignon, Bercy continuait à s'inquiéter d'un possible dérapage des dépenses des collectivités locales en 2024. De leur côté, le président et le rapporteur général de la commission des finances du Sénat accueillaient avec circonspection les prévisions du ministère - qui chiffrent le dépassement à la fin de l'année à 16 milliards d'euros. Les deux élus chargeaient l'exécutif, seul responsable, selon eux, de la "dégradation historique" des comptes publics.

Le besoin de financement des collectivités locales – différence entre les recettes et les dépenses – pourrait représenter un déficit public de 0,8 % du PIB en 2024, soit le double de ce qui était attendu au printemps (0,4% du PIB), a fait savoir le 5 septembre le ministère de l'Économie et des Finances. En 2025, le solde public déficitaire imputable aux collectivités locales pourrait atteindre 0,9%, contre un objectif fixé à 0,2%.

Ces données communiquées par l'AFP sont la traduction de prévisions du ministère établissant que les dépenses des collectivités locales pourraient à la fin de l'année dépasser de 16 milliards d'euros le montant des dépenses publiques locales prévu par la loi de programmation des finances publiques 2024-2027. 

Dans un courrier transmis le 2 septembre aux présidents et rapporteurs généraux des commissions des finances des deux assemblées, le ministre démissionnaire des Finances et son collègue chargé du Budget décrivaient ce surcroît de dépenses comme le "risque principal" auquel sont soumis les comptes publics (voir notre article).

"C'est une augmentation des dépenses au-delà de ce qu'on avait prévu, qui de fait creuse le déficit (…). "C'est quelque chose qu'on n'a objectivement jamais vu"", souligne une source à Bercy. 

Dépenses dynamiques

De fait, les dépenses de fonctionnement des collectivités sont particulièrement dynamiques. Au 31 juillet, elles ont augmenté de 7,5 milliards d'euros (+7%) sur un an, selon un point de situation publié mi-août par la Direction générale des finances publiques (DGFIP). Les frais de personnels (en hausse de 6%) et les achats et charges externes (+13,3%) représentent à eux seuls une charge supplémentaire de près de 5 milliards d'euros.

De leur côté, les dépenses d'investissement sont, à deux ans de la fin du mandat, dans une phase d'accélération. Toujours au 31 juillet, la DGFIP constatait une progression des investissements des communes et de leurs groupements de 11,2%. Une croissance plus vigoureuse que celle des investissements des départements (+4,4%) - lesquels sont confrontés à d'importantes difficultés budgétaires -, mais moins soutenue que celle des investissements des régions (+24,5%).

Les recettes des collectivités ont progressé sur la même période de 6,3 milliards d'euros (+5,4%). Un niveau insuffisant pour couvrir la hausse des dépenses de fonctionnement. Ce qui conduit à une réduction de l'épargne brute des collectivités (différence entre les recettes et les charges de fonctionnement) de 11% sur un an. L’épargne nette - c'est-à-dire l’épargne brute après déduction des remboursements de dette - dévisse quant à elle (-44,4%).

Chiffre "un peu gonflé" ?

Les 16 milliards d'euros de dépenses supplémentaires des collectivités locales, sur lesquels Bruno Le Maire et Thomas Cazenave ont communiqué, correspondent à "une prévision à partir des chiffres qui remontent des DDFIP [directions départementales des finances publiques], c'est-à-dire de la réalité de la consommation des budgets dans les collectivités", a commenté le 4 septembre le président de la commission des finances du Sénat, Claude Raynal. "Les premiers chiffres sortent généralement fin juillet et on peut donc estimer que les ministres ont fait une évaluation 'à la grosse' en fin d'année à partir de ce qui leur remontait", a-t-il déclaré à la presse à l'issue d'une réunion en urgence de la commission des finances de la Haute Assemblée. L'élu socialiste s'est dit "incapable de dire si ce chiffre est sérieux ou s'il est un peu gonflé pour mettre en exergue une gestion des collectivités locales discutable". "Le chiffre avancé, de 16 milliards d’euros en 2024, demande à être confirmé", a abondé le rapporteur général du budget, le sénateur (LR) Jean-François Husson.

D'autant que la note de la direction générale du Trésor sur les finances publiques, dont les deux élus ont été destinataires lundi, fait état, elle, d’une dépense des collectivités supérieure de 5 milliards d'euros - et non de 16 milliards - à ce qui était prévu. Cette note finalisée le 17 juillet par la direction de Bercy "annonce que les 2 milliards d'économies [demandés au printemps par le gouvernement en direction des collectivités] ne sont pas réalisés", a détaillé Claude Raynal. D'autre part, le document évoque "3 milliards de dépenses supplémentaires" de la part des collectivités, portant le total à "environ 5 milliards".

"Faire de l’évolution des dépenses locales 'le risque principal' pour les finances publiques est assez ahurissant alors que la situation de l’État est beaucoup plus inquiétante", a critiqué le rapporteur général du budget, à l'unisson des associations d'élus locaux. Voyant dans ce discours "un très bon moyen" pour le gouvernement démissionnaire "de se dédouaner de ses responsabilités".

"Trajectoire irréaliste"

"De la responsabilité exclusive du gouvernement sortant", la situation financière est "catastrophique", a critiqué Jean-François Husson. Prévue à 4,4% du PIB en décembre dernier, l’estimation du déficit 2024 a ensuite été portée à 5,1% dans le programme de stabilité en avril. Selon la direction générale du Trésor, il pourrait se creuser jusqu’à 5,6% en fin d’année, en l’absence de mesures correctrices. La dégradation atteint "34 milliards d’euros en sept mois", soit "une fois et demie le budget de la sécurité", a conclu le sénateur de droite.

La faute incombe au gouvernement, selon lui. "On nous a vendu toute l'année une situation budgétaire qui n'a jamais été conforme à la réalité". L'élu a particulièrement mis en cause la trajectoire budgétaire présentée en avril, qui "était totalement irréaliste".

Pour freiner la dépense publique, le gouvernement a annulé en février 10 milliards d'euros par décret. Ce sont des "éléments tangibles", a estimé Jean-François Husson. Le gel de 16 milliards d'euros de crédits du budget de l'État pour 2024, révélé le mois dernier par le ministre délégué chargé des Comptes publics, n'est lui "pas renseigné", a-t-il expliqué.

Nouveau gouvernement au pied du mur

"Seul un projet de loi de finances rectificative aurait permis de commencer à redresser les comptes publics. Le gouvernement a fait le choix assumé de ne pas en présenter et donc de laisser se dégrader les comptes publics", a regretté le président de la commission. En constatant que les mois suivants, "la décision de dissolution [de l'Assemblée nationale] a privé le gouvernement de toute forme d'action possible". 

Conséquence : le nouveau Premier ministre Michel Barnier hérite d'une situation budgétaire très compliquée. "Dès 2025", "l’effet de l’absence de mise en œuvre effective des mesures d’économies annoncées dans le programme de stabilité en avril" se chiffrera à "près de 57 milliards d'euros", évalue la direction générale du Trésor. 

Nul doute que face au défi du redressement des comptes publics, des voix vont de nouveau réclamer une contribution des collectivités. C'est ce que l'on faisait à Bercy avant l'annonce de la nomination à Matignon de l'ancien commissaire européen. "Les collectivités ont été énormément aidées ces dernières années avec les dispositifs de crise" et "du fait des réformes ces dernières années, elles ont bénéficié de transferts de recettes particulièrement dynamiques, en particulier la TVA", mettait en avant une source au ministère.

 

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