Coup de projecteur sur les cellules de prévention de la radicalisation

Réagissant à l’assassinat terroriste de l’enseignant Dominique Bernard en octobre, le ministre de l’Education nationale a notamment annoncé le renforcement du partage d’informations dans les cellules de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles. Alors que l’on s’apprête à fêter le dixième anniversaire de leur création, éclairage sur ces mystérieuses "cellules de suivi".

"Nous avons […] décidé de renforcer encore le partage d'informations entre le ministère de l'Intérieur et l'Education nationale dans le cadre des cellules de prévention de la radicalisation et d'accompagnement des familles mises en place dans chaque département." Ainsi s’exprimait Gabriel Attal le 13 octobre dernier, après l’assassinat terroriste dans son lycée d'Arras du professeur Dominique Bernard (v. notre article du 16 octobre), mettant ainsi en lumière ces "CPRAF" ou "cellules de suivi", lesquelles souffleront dans quelques mois leur dixième bougie.

La "jambe sociale" du dispositif territorial de prévention de la radicalisation

Instituées par une circulaire du 29 avril 2014 par le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve, dans le cadre du plan de lutte contre le terrorisme dévoilé le même jour, elles incarnent la "jambe sociale" du dispositif territorial de prévention de la radicalisation – dixit le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), chargé d’assurer le suivi de ces cellules "à visée sociale". Elles ont à la fois pour mission de prendre en charge les personnes signalées qui seraient en voie de radicalisation ("bas et très bas du spectre") et de soutenir et accompagner leurs familles.

Dirigées par les préfets de département, qui décident de leur composition et de leur fonctionnement, elles réunissent généralement services de l’État (forces de l’ordre, parquet*, éducation nationale, protection judiciaire de la jeunesse, service pénitentiaire d’insertion et de probation, pôle emploi, missions locales, caisses d’allocations familiales, agences régionales de santé…), collectivités, en particulier les services sociaux des conseils départementaux (protection de l’enfance, maisons de la solidarité, protection maternelle et infantile…) et associations.

Débuts difficiles, suivi malaisé

Ces cellules ont peiné à se mettre en branle, au point que le ministre avait dû rappeler à l’ordre les préfets, en conditionnant en sus l’octroi des crédits du fonds de prévention de la délinquance à leur bon fonctionnement (v. notre article du 26 février 2015). Depuis, le suivi de leur activité n’est guère aisé. Si l’article D. 132-2 du code de la sécurité intérieure dispose que le CIPDR "adopte chaque année un rapport transmis au Parlement retraçant les résultats de la politique de prévention de la délinquance et de la radicalisation", le dernier semble remonter à 2016 (portant sur l’année 2015). "Le CIPDR est une structure très légère. Non pas dans le sérieux de ses équipes, mais en termes de dimensionnement et de positionnement politique et administratif. On est loin du délégué interministériel aux jeux olympiques et paralympiques", déplore Alexandre Touzet, qui préside le groupe de travail Prévention de la délinquance au sein de Départements de France, interrogé par Localtis. Accrédite cette thèse le fait que le CIPDR soit récemment resté, à deux reprises, sans tête pendant une longue période, suscitant l’incompréhension du Sénat (v. nos article du 18 octobre 2019, du 23 octobre 2019 et du 9 octobre 2020).

Activité stable

Contacté par Localtis, le CIPDR consent à livrer au compte-gouttes quelques données. "632 CPRAF se sont tenues en 2022 sur l’ensemble du territoire", recense-t-il ainsi. On peut en déduire que le rythme mensuel auquel ces cellules – 101 au total – doivent normalement se réunir (selon les recommandations du CIPDR contenues dans un guide interministériel de prévention de la radicalisation de 2016) n’est pas tenu, sans en être très éloigné. Dans les faits, il varie en fonction des départements, certains tenant le rythme mensuel, d’autres adoptant plutôt une périodicité bimestrielle, voire trimestrielle.

Le CIPDR précise encore qu’elles ont donné lieu l’an passé à "2.601 suivis individuels et 634 familles accompagnées". Des nombres qui semblent étonnamment stables, puisqu’un rapport sénatorial de 2018 établi par Sylvie Goy-Chavent (LR, Ain) faisait alors état de 2.600 personnes suivies et plus de 700 familles accompagnées. En février 2018, le plan national de prévention de la radicalisation (v. notre article du 23 février 2018) mentionnait 2.600 jeunes pris en charge et 800 familles accompagnées. Et le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation du 11 avril 2019 recensait 2.500 personnes prises en charge (dont 55% de mineurs et 40% de femmes) et 700 familles accompagnées.

Meilleure sensibilisation des services vs lassitude et auto-censure ?

Contacté par Localtis pour apporter son témoignage, un représentant d’une préfecture d’un département plutôt rural relève que le nombre de personnes signalées y est "en très légère hausse", ce qu’il explique par "une meilleure sensibilisation des services". Il précise : "Signaler n’est pas un réflexe. Cela demande une acculturation, surtout dans un département comme le nôtre où le phénomène de radicalisation n’est pas hyper prégnant. En dépit des circulaires qui ont suivi les assassinats des deux enseignants, ça ne change que lentement." Alexandre Touzet observe pour sa part que "la pression est forte quand il y a un attentat, mais la tendance au relâchement est tout aussi rapide" (v. encadré, qui conforte l’analyse). Pour l’élu, "il faut une impulsion plus forte sur le terrain pour faire remonter les données, notamment du côté de l’Education nationale où nombre de faits ne sont pas déclarés". À l’appui, il évoque une enquête du syndicat SNPDEN-UNSA selon laquelle 37% des personnels de direction ne déclarent pas les contestations sur les contenus d’enseignement, 49% les problèmes rencontrés lors des sorties scolaires ou 71% le refus de participer à des activités sportives. Il y voit différentes causes : "Cela dépend tout d’abord beaucoup du chef d’établissement, mais pas seulement. Certains jeunes enseignants ont une conception très anglo-saxonne de la laïcité, très éloignée de celle des Hussards noirs de la République. Il existe sans doute également dans certains secteurs un phénomène de lassitude face à la multiplication des faits, sans aller jusqu’à parler de banalisation". Mais sans parler de l’autocensure. Une enquête de l’Ifop de juin 2023 relevait que près de 50% des enseignants du public interrogés se sont déjà auto-censurés pour éviter des incidents. Un taux qui atteint même 65% dans le réseau d’éducation prioritaire. Or, pas évoqué, pas décelé.

Nécessaire coopération

Comme le relève notre fonctionnaire, si la cellule de suivi reste "tributaire de l’action de l’ensemble des services en amont", son succès passe également par une "nécessaire coopération" entre ces derniers en son sein. "Il faut réussir à instaurer un climat de confiance, cela prend du temps. C’est un équilibre d’autant plus difficile à trouver en raison du secret professionnel de certaines professions. C’est un sujet, notamment parce que nombre de personnes signalées rencontrent des problèmes psychiques, voire psychiatriques. Or on ne s’improvise pas médecin. Nous avons besoin de la compétence de ces derniers. Heureusement, dans notre cellule, l’ARS fait le lien", explique-t-il. Dans son guide des pratiques professionnelles référentes en direction des acteurs/professionnels des Cpraf – document "réservé aux seuls professionnels" mais en accès libre sur son site –, le CIPDR rappelle que le secret professionnel est "une obligation, et non un droit". Néanmoins, "favoriser la présence de professionnels de santé et/ou de santé mentale aux côtés des référents de l’ARS au sein des cellules de suivi" constituait l’une des mesures du plan national de 2018. Las, dans son rapport de 2016, le CIPDR notait que "les préfectures ne trouvent pas toujours facilement les ressources locales appropriées à la prise en charge psychologique : le manque de psychologues de proximité peut constituer un frein". "La situation n’a guère changé", déplore Alexandre Touzet. On rappellera également que depuis une circulaire du ministre de l’Intérieur du 13 novembre 2018, les préfets sont invités à "mieux associer les maires à la prise en charge des personne suivies en CPRAF en mobilisant plus systématiquement les ressources socio-éducatives ou socio-médicales".

Un travail de dentelle

Le CIPDR nous précise encore que 27% des personnes signalées sont suivies moins de six mois, que plus de la moitié le sont plus d’un an et 23% le sont plus de deux ans. L’an passé, 61% des personnes suivies étaient âgées de moins de 18 ans, et 20% âgées de 18 à 30 ans. "Dans l’ensemble, ce suivi individuel – c’est un véritable travail de dentelle –, engagé à un moment où l’on peut encore intervenir, produit plutôt des effets positifs", estime Alexandre Touzet. "Dans la majorité des cas, ce sont des personnes qui ont des problèmes familiaux et sociaux, parfois psychologiques, ce qui les rend vulnérables. Mais la majorité des personnes suivies sortent ‘par le haut’", observe également notre fonctionnaire. 

Difficile suivi dans le temps

Pour autant, Alexandre Touzet souligne qu’il est "souvent difficile de suivre l’évolution dans le temps", singulièrement en cas de déménagement des personnes signalées. "Il faudrait un suivi interdépartemental", préconise-t-il. C’était d’ailleurs l’une des recommandations émises par le CIPDR dans son rapport de 2016 : "Il serait opportun de prévoir une coordination et des échanges entre les préfectures, de concevoir éventuellement un intranet commun et sécurisé", peut-on y lire. Elle ne semble pas avoir été suivie d’effets : "Côté coordination entre préfectures, il faut avouer que le sujet n’est pas très bien organisé. Cela se fait surtout en bilatéral", confesse notre fonctionnaire.

Ce dernier semble en revanche peu convaincu par l’idée de l’intranet, "compte tenu de la sensibilité des dossiers et de la nécessaire confidentialité". Dans son rapport de 2018, la sénatrice Goy-Chavent relevait d’ailleurs que "certains intervenants n’étaient plus invités en raison de la difficulté d’assurer la confidentialité des informations confiées". Non sans lien, Alexandre Touzet alerte sur un angle mort : le loup dans la bergerie. "La question du suivi de notre personnel le plus en contact avec les enfants reste entière. Je regrette que l’amendement que nous avions soutenu pour étendre le criblage aux emplois relevant des services éducatifs, sanitaires et des transports publics dans le cadre de la loi confortant le respect des principes de la République ait été rejeté". Et d’ajouter que "même dans l’hypothèse où l’on détecterait un cas problématique, nous restons sans moyen d’action en l’absence de faute de service".

Trous dans la raquette

Notre fonctionnaire tient par ailleurs à rappeler que même avec la meilleure volonté, "le risque zéro n’existe pas". Il évoque des personnes sorties des radars et qui sont à nouveau signalées quelques temps plus tard. "La frontière n’est pas aisée à tracer. On peut très bien avoir une pratique rigoriste de la religion sans pour autant céder à la violence." Il insiste plus encore sur le fait que "tout ne remonte pas en CPRAF". Pour éviter les loupés, le plan de prévention de la radicalisation de 2018 a notamment prévu la mise en place d’une formation restreinte des CPRAF pour coordonner les contrôles des établissements hors contrat et des situations d’instruction à domicile : "les CPRAF scolaires", sur lesquelles on ne dispose guère d’informations. En dépit de la loi confortant le respect des principes de la République (v. notre article du 30 août 2021), qui en a freiné l’élan en la corsetant davantage, la même source observe que l’instruction à domicile "a fortement augmenté avec le covid". Mais elle relève que l’enjeu est aussi de veiller aux "enfants déscolarisés, inscrits nulle part".

Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain

Plus largement, Alexandre Touzet déplore qu’à cause du récent épisode du fonds Marianne (v. notre article du 8 juin) – nouvelle pierre à l’édifice du "business de la déradicalisation" jadis dénoncé par un rapport sénatorial (v. notre article du 23 février 2017) –, "on ait quelque peu abandonné la question du contre-discours. On ne doit pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il ne faut pas confondre une irrégularité de procédure, condamnable et qui doit être sanctionnée, et la politique publique". Un chantier, parmi d’autres, que doit désormais conduire le nouveau secrétaire général du CIPDR, Étienne Apaire (v. notre article du 29 août).

 

* Une circulaire du directeur des affaires criminelles et des grâces du 13 octobre 2016 préconise qu’ "à une participation systématique du ministère public à l’ensemble des réunions des cellules de suivi, lors desquelles peuvent être majoritairement évoquées des situations individuelles ne ressortant que d’une action administrative et sur lesquelles l’autorité judiciaire ne dispose pas de levier d’action, il apparait préférable qu’en association avec l’autorité préfectorale, le ministère public impulse au plan local la tenue de réunions au cours desquelles seront évoquées les seules situations individuelles susceptibles d’une prise en compte judiciaire".

 

Atteintes à la laïcité : forte hausse des signalements en septembre-octobre

L’interdiction de l’abaya en septembre et l’assassinat terroriste du professeur Dominique Bernard en octobre ont entrainé une forte hausse des signalements d’atteintes au principe de laïcité au ministère de l’Education nationale au cours de ces deux mois. En septembre, 1.034 atteintes ont été recensées – en hausse de 40% –, dont 81% avaient trait au port de signes et tenues. 

En octobre, une nouvelle très forte hausse des remontées était constatée, avec 1.812 faits recensés (+75% sur un mois). Le ministère souligne que pour la première fois, la catégorie "autres faits perturbant l’établissement" est devenue majoritaire, représentant 65% des signalements. Dans le détail, on retrouve provocations verbales (21%), refus des valeurs républicaines (20%), revendications communautaires (10%), port de signes et tenues (11%), contestation d’enseignement (9%), refus d’activité scolaire (8%) ou encore suspicion de prosélytisme (7%).

89% par des élèves, 6% par des parents, 2% par des personnels et 3% par d’autres auteurs.

En novembre, mois "marqué par aucun événement ‘exceptionnel’", les signalements ont fortement baissé (460). On notera que 13% des faits recensés étaient dus aux parents.

 

 

 

Voir aussi

Abonnez-vous à Localtis !

Recevez le détail de notre édition quotidienne ou notre synthèse hebdomadaire sur l’actualité des politiques publiques. Merci de confirmer votre abonnement dans le mail que vous recevrez suite à votre inscription.

Découvrir Localtis