Congrès des maires – Lutte contre le narcotrafic : les maires prêts à la mobilisation générale, mais pas à suppléer l’État

Le forum du congrès des maires dédié au trafic de stupéfiants a sans surprise fait salle comble, alors que le narcotrafic n’épargne désormais plus aucun territoire et ne va pas sans mettre en péril les institutions. Si les maires, "au dernier kilomètre du trafic", sont prêts à se mobiliser, ils n’entendent pour autant pas suppléer l’État, soulignant que la sécurité reste la mission première de ce dernier.

"En zone gendarmerie, il est quand même plus facile de trouver un dealer qu’un docteur." Le bon mot pourrait prêter à sourire, s’il n’était prononcé par le colonel François Devigny, chef du bureau Criminalité organisée et délinquance spécialisée à la Direction générale de la Gendarmerie nationale (DGGN). Si l’impact du narcotrafic en France a longtemps été ignoré – "comme la grenouille plongée dans la marmite" d’eau froide ne voit pas la température s’élever, observe le sénateur Jérôme Durain –, le forum du congrès des maires dédié à la question, mercredi 20 novembre, a – une nouvelle fois – mis en lumière l’ampleur du phénomène. Car l’attention avait déjà été attirée ici même, lors du congrès de 2022.  

Une entreprise florissante grâce à un crime qui "paye, et bien"

Mais c’est le rapport sénatorial Blanc-Durain de l’an passé qui a fait office de révélateur auprès du grand public, et même au-delà. "On n’a pas découvert le phénomène à cette occasion, mais l’on a été frappé par son ampleur", confie Étienne Blanc. Une ampleur qu’il résume en trois nombres : 

  • un chiffre d’affaires annuel du narcotrafic en France "estimé entre 3,5 et 6 milliards d’euros", qu’il met en regard d’un budget de la Justice, qui comprend "la rémunération des agents de la pénitentiaire et de tous les magistrats, de 7,5 milliards d’euros" ; 

  • une "entreprise" d’environ 240.000 collaborateurs — "ce qui veut dire que si vous supprimez leur job, il y a des conséquences extrêmement importantes, notamment dans les quartiers sensibles" ;

  • et un montant des saisies "sur l’ensemble de l’activité de la criminalité organisée, et pas seulement le narcotrafic, de 100 millions d’euros seulement. C’est epsilon". "C’est extrêmement faible", confirme le colonel Devigny. D’autant que la matière ne manque pas : "Il y a encore 10 ou 15 ans, on se serait entretué entre services pour une saisie de 50kg de cocaïne. Aujourd’hui, quand un service voisin fait une saisie de 400 kg, on s’en réjouit. Il n’y a plus de guerre de services, puisqu’il y a tellement de cocaïne qu’il y a du travail pour tout le monde", confesse-t-il. Et d’en conclure qu’il est "faux de dire que bien mal acquis ne profite jamais", puisqu’il "profite presque toujours", comme il est "faux de dire que le crime ne paye pas, alors qu’il paye, et bien". 

Extension du domaine de la lutte

Trois nombres que son collègue Jérôme Durain complète par trois tendances.

  • D’abord, "l’extension territoriale du phénomène (…) à la France des sous-préfectures, la France des villages". En préambule, le président de l’AMF, David Lisnard, à l’initiative de ce forum, soulignait lui-aussi "la porosité entre les zones gendarmerie et les zones police" qu’il observe sur son territoire, les premières servant notamment d’entrepôts afin d’ "irriguer" les secondes. 

  • Ensuite, la corruption, "qui est partout, dans toutes les institutions, certes encore à faible intensité, mais qui corrode nos sociétés". Celle des élus n’a guère été évoquée, si ce n’est en toute fin par la chercheuse Clotilde Champeyrache, via l’exemple italien : "Des maires tombent dans les réseaux de la mafia calabraise, présente d’ailleurs sur notre territoire, dans toute l’Italie. Y compris en Émilie-Romagne, territoire que l’on pensait imprenable. Lors des dernières élections, des maires de cette région sont allés faire campagne en Calabre pour pouvoir être élus dans leur région", relève-t-elle. À l’inverse, l’hebdomadaire Le Point évoquait cet été le cas de villages calabrais ou siciliens administrés par des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur italien, faute de candidats aux élections ou pour éviter une prise de contrôle du village par les organisations criminelles.

  • Enfin, "l’absence de code", avec une violence exacerbée et un rajeunissement tant de ses auteurs que de ses victimes. Une violence des jeunes dont Clotilde Champeyrache souligne qu’elle dépasse le seul cadre du narcotrafic : "Cela s’aligne aussi avec les refus d’obtempérer. Il faut comprendre pourquoi on a des jeunes désinhibés dans leur rapport à la violence, dans leur rapport à la loi", préconise-t-elle.
    Une violence que Jean-Paul Vermot, maire de Morlaix, juge lui "accrue dans les réactions" du fait des produits désormais consommés, "le haschich et l’herbe" ayant désormais laissé la place à d’autres substances plus dangereuses encore. 

Cocaïne et opioïdes de synthèse

En tête, la cocaïne — "la reine des menaces et première source de préoccupation", et dont l’essentiel vient des Antilles-Guyane, enseigne Jérôme Sentenac, directeur des services douaniers à l’Ofast. Mais aussi les opioïdes de synthèse, en pleine explosion et dont ce dernier redoute que la demande ne soit soutenue "par une population héroïnomane confrontée à la pénurie" de leur produit de prédilection, conséquence de la guerre à l’opium livrée par les talibans. "D’abord et avant tout le fentanyl", responsable de "75.000 des 120.000 morts d’overdose aux États-Unis en 2022". Mais aussi "les nitazènes, sujet déjà français puisqu’on a eu à La Réunion, au printemps, 3 morts et 10 hospitalisations dans un état grave avec ces produits". Des substances particulièrement dangereuses, alertait en juillet dernier l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé, qui devraient inquiéter les milieux périurbains et ruraux particulièrement confrontés à l’héroïne, cette "drogue des perdants de la mondialisation" selon le chercheur Michel Gandilhon

Pros versus amateurs ?

Conscient de la menace, le gouvernement semble décidé à prendre le problème à bras-le-corps, ayant présenté au début du mois un plan de lutte contre le narcotrafic qui s’appuiera sur la proposition de loi Blanc-Durain déposée en juillet dernier. Il y a matière. Face à une organisation criminelle parfaitement huilée — "de vrais pros, des businessmen aguerris" —, Jérôme Durain estime en effet que la France apporte pour l’heure "une réponse non pas d’amateurs, mais un peu désorganisée". "On travaille encore avec des moyens trop artisanaux", confirme Grégoire Dulin, procureur près le tribunal judiciaire d’Évry. Parmi les difficultés identifiées, l’éternel problème de la circulation de l’information. Et ce, à tous les étages. Entre les administrations, d’abord. Jérôme Durain prend l’exemple du drame du "péage d’Incarville" où, "parce que le système judiciaire n’a pas parlé à l’administration pénitentiaire", deux agents de cette dernière ont perdu la vie lors de l’évasion du trafiquant Mohamed Amra d’un fourgon pénitentiaire, événement qui s’est déroulé "le jour même de la présentation de notre rapport". Mais aussi au sein même de chaque administration. 

Le maire, "au dernier km du trafic"

Un partage d’informations pourtant d’autant plus nécessaire que "la police ne peut plus, ne doit pas agir seule", estime Frédéric Doidy, directeur interdépartemental de la sécurité publique du Val-d’Oise. Aussi plaide-t-il en particulier pour "structurer la collecte des renseignements". Singulièrement ceux recueillis par les maires, qui sont "les meilleurs capteurs de l’information" puisqu’ils "sont au dernier kilomètre du trafic", observe Jérôme Durain. "Le rôle du maire, c’est d’abord un rôle d’indicateur, d’informateur. Le maire connait sa population. Il connaît les quartiers, il connaît les immeubles, il connaît les familles, il connaît les difficultés", renchérit Étienne Blanc. Il connait aussi les "établissements de blanchiment, ces kebabs, ces pizzerias et désormais ces barbiers – attention, la majorité d’entre eux sont des gens respectables – qui déclarent de gros chiffres d’affaires alors qu’ils n’ont jamais un client", note David Lisnard, qui souligne qu’en la matière, "il n’y a pas que les réseaux internationaux très subtils via Dubaï".

Le narcoblanchiment dans le viseur

Des informations d’autant plus précieuses à l’heure où la gendarmerie décide précisément d’adopter "une stratégie différente" en se focalisant "sur le narco-blanchiment", comme l’indique le colonel Devigny. Mais pas seulement. Clotilde Champeyrache attire en effet l’attention sur la multifonctionnalité de ces kebabs et autres commerces litigieux : "Un kebab, c’est un aussi du placement de marchandises – de la drogue, du jeu clandestin… –, une agence de recrutement, un distributeur de revenus, la création d’une légitimité sociale… ". Elle insiste en outre sur le fait que d’autres secteurs sont "à surveiller impérativement", en tête celui du "BTP, secteur cible parce qu’il permet aussi de capter de l’argent public"… et de faire basculer les élus.

Une "comitologie" plus abondante qu’efficiente ?

Las, ces informations peinent semble-t-il toujours à être exploitées. Frédéric Doidy estime qu’il "faudrait que l’on ait un outil un peu collaboratif de partage de l’information". On pensait que la France n’en manquait pas – CLSPD/CISPD, GPO… – , mais ces différents comités ne remplissent visiblement pas – insuffisamment, du moins – leur rôle. Relevant que les sénateurs Blanc-Durain entendent "calquer la lutte contre les stupéfiants sur la lutte contre le terrorisme au niveau national", en créant notamment un parquet national spécialisé, celui qui a été sous-directeur chargé de l’anti-terrorisme à la direction centrale de la police judiciaire plaide pour faire de même "au niveau local", en singeant notamment le groupe d’évaluation départemental de la radicalisation (la "jambe sécuritaire" du dispositif anti-radicalisation, pendant de la "jambe sociale" incarnée par les CPRAF). Restera alors à faire en sorte que l’information circule dans les deux sens : "Lorsque l’on signale, j’aimerais qu’on ait un retour", grince David Lisnard. Une revendication aussi légitime qu’ancienne (v. notre article du 18 octobre 2019), qui peine toujours à être satisfaite.

Chacun son métier, et les vaches seront bien gardées

Par ailleurs, si les maires, déjà à pied d’œuvre, sont prêts à continuer de prendre part à la lutte contre la narcocrimalité, ils n’entendent pour autant pas suppléer l’État dans le domaine de la sécurité. "L’État a été inventé pour cela", pique David Lisnard, en invitant ce dernier à mobiliser singulièrement les ministères de l’Intérieur et de la Justice. "On voit très bien qu’il y a dans la police une compétence extrêmement particulière, extrêmement forte, que nous ne pouvons pas acquérir", justifie Jean-Paul Vermot. "Pas question que la police municipale remplace la police nationale sur la voie publique", prévient plus vertement Jean-Paul Jeandon, maire de Cergy. 

Nouvelle stratégie de prévention

Tous deux se rejoignent également pour souligner que la lutte contre le narcotrafic, "ce n’est pas qu’une histoire de police et de justice". Et d’insister sur la nécessité de traiter également la question de la santé publique d’une part, et de l’éducation nationale d’autre part. Las, Jérôme Durain convient que de même que "l’on n’est pas très bons collectivement dans la lutte contre le narcotrafic, on n’est pas très bons non plus en termes de prévention". Jean-Paul Vermot insiste sur l’attention à apporter au décrochage scolaire, qui constitue selon lui souvent un point de bascule. "En matière de prévention, je vais le dire très clairement : l’État ne peut pas se défausser sur les maires. Mais il ne pourra pas être efficace sans les maires", déclare en conclusion des débats Othman Nasrou, secrétaire d’État chargé de la citoyenneté et de la lutte contre les discriminations. Lequel confirme pour 2025 l’élaboration de la nouvelle stratégie nationale de prévention de la délinquance qui "sera l’occasion d’aller plus loin dans cette collaboration". 

Pas de grand soir, que des petits matins

Sur la lutte contre le narcotrafic en général, le secrétaire d’État rejoint David Lisnard pour appeler à la "mobilisation générale" : "Si toute la société ne se réveille pas, si elle ne prend pas à bras-le-corps ce sujet, je crains que les difficultés soient encore devant nous". Devant nous, elles le sont assurément. Et pour longtemps, a souligné le ministre de l’Intérieur lors de la présentation de son plan de lutte contre le narcotrafic. "En matière de sécurité et de lutte contre les stupéfiants, il n’y aura pas de grand soir, mais que des petits matins. Et il faut y aller tous les matins", enseigne le colonel Quentin Petit, ancien commandant de groupement de gendarmerie du Val-d’Oise.

 

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