Conférence des villes : "Nous avons plein de compétences, mais nous n'avons pas les mains libres"
Suppression de la taxe d'habitation, futur projet de loi Gourault (dit "3D" pour décentralisation, différenciation, déconcentration), contractualisation, logement, rénovation énergétique, économie circulaire, qualité de l'air... Qu'il se soit agi d'enjeux transversaux ou de politiques publiques spécifiques, la 19e Conférence des villes organisée ce 18 septembre par France urbaine a comme il se doit permis aux élus des métropoles, grandes villes et agglomérations de faire entendre leurs grands sujets de préoccupation du moment. Avec, toujours, le souhait de disposer de davantage de marge de manoeuvre. Les six membres du gouvernement venus s'exprimer leur ont apporté un certain nombre de précisions, notamment sur les projets de loi à l'agenda des mois à venir.
Cette 19e Conférence des villes avait au moins une particularité. Celle d'être "la dernière de ce mandat municipal", comme l'a rappelé Jean-Luc Moudenc, le président de France urbaine, l'association des métropoles, grandes villes et agglomérations qui fêtera bientôt ses quatre ans suite à la "fusion réussie" de l'Association des maires de grandes villes et de l'Association des communautés urbaines de France.
Ce rendez-vous annuel d'élus ce 18 septembre à l'hôtel de ville de Paris était en quelque sorte le prolongement des Journées nationales de France urbaine de mars dernier à Toulouse (voir notre article). Avec les mêmes grandes priorités et préoccupations : la "nécessité de lier les territoires urbains à leur périphérie" à travers une "alliance des territoires", la volonté de "combattre les caricatures" selon lesquelles le dynamisme des métropoles se ferait au détriment des autres territoires, une demande de marges de manœuvre accrues pour mener des politiques publiques locales adaptées… et avec quelques maîtres-mots réitérés à l'envi : autonomie, responsabilité, territorialisation…
Fiscalité : "un risque de déresponsabilisation des élus locaux"...
Le calendrier des réformes en vue a évidemment donné une acuité particulière à certains enjeux. À commencer par la réforme fiscale qui sera officialisée vendredi prochain en conseil des ministres dans le cadre de la présentation du projet de loi de finances pour 2020. Là-dessus, France urbaine n'a pas changé d'avis : les modalités prévues pour compenser la suppression de la taxe d'habitation ne lui conviennent qu'à moitié. Si l'affectation aux communes de la part départementale de foncier bâti lui apparaît comme une bonne chose, elle regrette toujours que le gouvernement ait choisi d'affecter une part de TVA aux intercommunalités. La CVAE des départements lui aurait semblé bien plus logique. "Sur la TVA, nous sommes totalement passifs, c'est une sorte de dotation à caractère économique", considère Jean-Luc Moudenc, y voyant "un risque de déresponsabilisation des élus locaux" en matière de développement économique et d'emploi : "Que l'on s'investisse beaucoup ou pas, on aura la même fraction de TVA. Il serait logique que les grandes unités urbaines aient une part de CVAE, sachant que les départements n'ont plus de compétence économique", a-t-il martelé. "On prend le foncier bâti aux départements. Il aurait été difficile de leur prendre aussi la CVAE…", répondra un peu plus tard la ministre Jacqueline Gourault, faisant en outre valoir le caractère "peu prévisible" de la CVAE.
Pour nombre de maires de grandes villes, les questionnements vont en réalité au-delà de la nature de la compensation. La suppression même de la taxe d'habitation est toujours regrettée. François Rebsamen, maire de Dijon, l'a redit en ces termes : "Jusqu'ici on était dans un cercle vertueux. On construit, on loge… et on a en quelque sorte un retour sur investissement par la taxe d'habitation. Demain, quel sera l'intérêt des maires à construire, notamment, du logement social ?" Le secrétaire d'État Olivier Dussopt, l'un des six membres du gouvernement venus participer à la Conférence des villes, a dit "entendre" cet argument. Tout en en minimisant quelque peu la portée : l'intérêt à construire du logement social serait déjà affaibli aujourd'hui du fait des exonérations de taxe foncière et du fait que "la taxe d'habitation y est généralement basse, avec des locataires qui représentent la majeure partie des exonérés pour raisons sociales".
Réexpliquant l'architecture retenue, y compris dans ses rouages les plus techniques, Olivier Dussopt en a profité pour redire que l'attribution d'une part de CVAE "aurait posé des difficultés de territorialisation", que la descente du foncier bâti des départements aux communes s'accompagnera d'un "coefficient de correction" qui n'aura pas les mêmes défauts que le FNGIR (fonds national de garantie individuelle des ressources), ou encore qu'en termes de comptabilité, la future compensation aura "un caractère fiscal" et ne sera donc pas assimilable à une dotation.
... et des citoyens
L'autre crainte des élus locaux est connue : attention à ne pas "fabriquer des citoyens irresponsables", pour reprendre les termes de Jean-Luc Moudenc. Dans sa ville de Toulouse, il n'y a que 30% de propriétaires. Pour tous les autres habitants, il n'y aura plus de lien fiscal avec la collectivité. Il redoute "une mentalité nouvelle" d'usagers qui "réclameront toujours plus". François Rebsamen le dit lui aussi : "Le lien avec les services rendus à la population, ce sera l'un des sujets de demain. Il faudra être attentifs à ce que cela va amener dans le paysage urbain." France urbaine continuera donc à plaider en faveur d'une "contribution résidentielle" d'un montant de l'ordre de 10% de la taxe d'habitation.
Un deuxième sujet financier a été brièvement évoqué par Jean-Luc Moudenc. Celui de la contractualisation sur les dépenses de fonctionnement. Son association, on s'en souvient, avait fait figure de bon élève sur le sujet. Premier bilan : "Aujourd'hui, les retours sont plutôt positifs. Nous avons donc bien fait de jouer une carte constructive." "Le pari de la confiance a gagné", a pour sa part déclaré Jacqueline Gourault, indiquant au passage que "la procédure contradictoire se termine bientôt pour la dizaine de collectivités" ayant dépassé le plafond de dépenses et qu'une "grande partie des cas" est réglée localement et avec souplesse. Elle a en outre rappelé que la pérennisation du dispositif des "contrats de Cahors" s'inscrira dans la prochaine loi de programmation des finances publiques (dont le gouvernement a récemment décidé le report…).
Projet de loi "3D" : pour "un vécu différent des compétences"
Outre le projet de loi de finances, l'autre projet de loi imminent est celui porté par Sébastien Lecornu, Engagement et proximité. Jacqueline Gourault a évoqué le double souci du gouvernement : à la fois "entendre ce que les maires nous ont dit" et "veiller à ce que l'intercommunalité soit soutenue". Et donc "être modérés" dans les évolutions proposées. Si l'Assemblée des communautés de France (ADCF) redoute certains effets du volet intercommunal de ce texte (voir notre article de ce jour), France urbaine se sent moins directement concernée. Pour elle, le principal projet de loi attendu est maintenant celui que prépare la ministre de la Cohésion des territoires, jusqu'ici surnommé "Décentralisation et différenciation". "Nous sommes très mobilisés", a insisté Jean-Luc Moudenc.
On pourra désormais parler du projet de loi "3D". Jacqueline Gourault l'a elle-même baptisé ainsi, sur les traces du journal Le Monde. 3D pour décentralisation, différenciation et déconcentration. Le président de France urbaine venait d'expliquer vouloir, non pas nécessairement de nouvelles compétences, mais "un vécu différent des compétences que nous avons déjà" : "Nous avons déjà plein de compétences, mais nous n'avons pas les mains libres", a-t-il regretté, évoquant les champs du logement, de l'énergie… "Sur tous ces sujets, nos projets prennent du retard" du fait de "modalités, procédures et moyens" inadaptés.
La ministre a repris à son compte ce terme de "vécu différent". La décentralisation que portera ce texte "peut passer par de derniers transferts afin, une fois pour toutes, de simplifier". Sur les trois sujets cités par Emmanuel Macron - l'écologie, les transports, le logement -, "on voit qu'il y a encore des choses à faire", a-t-elle dit. Mais Jacqueline Gourault met surtout l'accent sur la nécessité de "différencier", de "respecter les réalités locales". Elle a à ce titre rappelé que le projet de révision constitutionnelle, qui a fait l'objet du report que l'on sait, doit préalablement venir poser le "principe" de la différenciation territoriale. Certes, le Conseil d'État a montré qu'il serait possible, par une loi organique, d'aller vers une forme de différenciation en étendant le principe d'expérimentation. "Mais il serait plus simple que cela soit dans la constitution, je souhaite donc que cette révision aille à son terme", a-t-elle jugé.
Le projet de loi pourrait aussi porter une dose de "dévolution du pouvoir réglementaire, sur certaines normes". Et, dans une logique de déconcentration, un "renforcement de la logique des contrats territoriaux".
Après une première phase de consultations menées en juillet, de nouvelles concertations sur le contenu du texte seront engagées au cours de l'automne, pour une rédaction "au printemps" et une présentation "après les municipales".
Jacqueline Gourault a par ailleurs confirmé que le gouvernement vient de "lancer l'élaboration" des prochains contrats de plan État-région, avec comme il se doit "un temps de dialogue entre l’État et les collectivités, au premier rang desquels la région", pour "savoir ce dont les territoires ont besoin". "Toutes les collectivités y seront associées", a-t-elle précisé, concluant, comme elle le fait souvent, par la nécessité de "faire du cousu main".
Afin que ce cousu main, ce sur-mesure, ne reste pas un principe abstrait, France urbaine avait choisi de consacrer la matinée de cette 19e Conférence des villes à trois thématiques jugées centrales : la transition écologique - dont la rénovation énergétique et l'économie circulaire -, le numérique et le logement. La venue de trois membres du gouvernement permettant au passage aux élus de recueillir une série de précisions attendues.
Un nouvel indice de mesure de la qualité de l'air
Première ministre à intervenir lors des débats de cette matinée, Élisabeth Borne a d'emblée fixé les enjeux : "Élus des grandes villes et métropoles, vous êtes aux avant-postes de la transition écologique, au plus près des inquiétudes et des attentes de nos concitoyens." "Face à l'urgence, le temps est venu de passer aux actes et au concret, a déclaré la ministre de la Transition écologique et solidaire. Le défi de la transition écologique, nous avons à le relever ensemble, chacun dans ses responsabilités et dans son rôle." Et de citer la lutte contre la pollution de l'air, la Journée nationale de la qualité de l'air ayant lieu ce 18 septembre.
Après avoir mentionné la création de zones à faibles émissions (ZFE) dans 15 métropoles d'ici à 2020, la ministre de la Transition écologique a annoncé la création d'un nouvel indice de la qualité de l'air. "J'ai décidé de suivre les recommandations du Conseil national de l'air et de réviser l'indice officiel de mesure de la qualité de l'air", a affirmé Élisabeth Borne. "Dans les prochaines semaines, nous publierons un arrêté fixant un nouveau mode de calcul, a-t-elle précisé. Il sera plus local, afin de répondre aux attentes sur la qualité de notre environnement en proximité. Surtout, ce nouvel indice prendra en compte les particules fines, inférieures à 2,5 micromètres qui pénètrent plus facilement dans notre organisme et impactent notre santé."
La ministre a aussi évoqué les nombreux sujets sur lesquels État et collectivités doivent se fixer des "objectifs partagés". La lutte contre l'étalement urbain avec l'objectif de "zéro artificialisation nette" est à ce titre considéré comme un enjeu "essentiel". "Vous le savez comme élus locaux, l’attente en matière d’écologie, c'est aussi l’aspiration immédiate à une meilleure qualité de vie à laquelle nos concitoyens sont prêts à prendre toute leur part : que ce soit pour se nourrir avec le développement des circuits courts et des produits durables et de qualité en restauration collective ; pour vivre paisiblement avec la lutte contre le bruit et les nuisances sonores ; ou encore retrouver un peu de sérénité en ville, en accompagnant un développement maîtrisé des engins de déplacements personnels", a détaillé Élisabeth Borne. "Nous pouvons ensemble, chacun dans notre rôle, apporter des réponses concrètes qui rendent possible cette écologie du quotidien auquel nos concitoyens aspirent."
Plastiques : la consigne passe mal
La limitation de la production de déchets, l'amélioration de leur collecte, le développement de leur réemploi et de leur recyclage font aussi partie de ces préoccupations. Brune Poirson, secrétaire d'État auprès de la ministre de la Transition écologique, est venue défendre devant les élus de France urbaine son projet de loi "anti-gaspillage et pour une économie circulaire" dont l'examen démarre en commission au Sénat (lire notre article). "Nous n'avons pas de doctrine sur la consigne, a-t-elle assuré. C'est aux collectivités de définir les types de consigne à mettre en place sur leur territoire pour plus de de recyclage et de réemploi." "Il y a des collectivités qui font un travail remarquable sur la gestion des déchets et qui investissent beaucoup, a souligné la secrétaire d'État. Elles ne doivent pas être pénalisées pour avoir été les plus vertueuses. On va maintenir Citeo qui va devoir prendre en charge 80% du coût de la collecte et du tri des déchets. Les 20% de recettes venant de la matière seront compensées."
Mais les inquiétudes des élus sont encore loin d'être levées sur la consigne des plastiques. "On ne combat pas de cette manière le plastique à usage unique qui est un fléau pour nos villes, surtout ce qui provient du 'hors ménages', a estimé Dominique Gros, maire de Metz. On voit que les metteurs sur le marché cherchent par tous les moyens à continuer à fonctionner. Il faut dire non aux plastiques à usage unique, en amont. Il est important d'établir un calendrier et de fixer des règles puissantes."
Rénovation énergétique des bâtiments : quels moyens ?
Autre sujet qui suscite des interrogations de la part des élus de France urbaine : la rénovation énergétique des bâtiments. "C'est un sujet majeur, qui doit être suivi en partenariat entre l’État et les territoires, est venue rappeler Emmanuelle Wargon, secrétaire d'État auprès d'Élisabeth Borne. Nous leur proposons de travailler ensemble pour améliorer l'information des habitants sur le sujet avec 200 millions d'euros prévus par le service d'accompagnement de la rénovation énergétique (Sare)" (lire notre article). Reste à bien adapter le dispositif aux territoires, ont insisté les élus.
"Nous souhaitons définir les périmètres d’action et avoir des éléments sur le financement de la rénovation énergétique des bâtiments qui est essentielle pour l’environnement et le pouvoir d’achat des Français", a aussi insisté Éric Piolle, maire de Grenoble. Selon lui, l'EPCI est le bon échelon sur ce sujet : il correspond au bassin de vie et dispose des leviers de politiques publiques à même d'agir dans ce domaine. Mais pour lui, il faudrait aussi un financement pérenne des actions en faveur de la transition énergétique. "C'est pourquoi nous militons depuis longtemps pour la territorialisation d'une partie de la contribution climat-énergie", a-t-il rappelé.
Politique de l'habitat : territorialisation et différenciation
Un peu plus tôt dans la matinée, lors de la table-ronde consacrée à la politique de l'habitat, Julien Denormandie a défendu lui aussi le nouveau service d'accompagnement de la rénovation énergétique et le principe de "contrats territoriaux pour définir le meilleur cadre". De manière générale, le ministre chargé de la ville et du logement s'est fait le chantre d'une plus grande "territorialisation de la politique du logement". Cela vaut pour l'encadrement des loyers – "j'y crois dans une ville comme Paris mais pas forcément dans tous les territoires, il faut une différenciation", a-t-il appuyé – et pour d'autres outils. "Il faut réussir à en finir avec les zonages financiers : toutes les villes ayant un projet de revitalisation de territoire doivent être éligibles au dispositif qui porte mon nom", a-t-il illustré. Des expérimentations doivent aussi être menées. Le prochain projet de loi de finances contiendra ainsi une proposition donnant à la région Bretagne la possibilité d'appliquer des dispositifs fiscaux à son niveau, a indiqué le ministre.
"Il est indispensable de faire du cousu main pour la politique de l'habitat, cela se fait à l'échelle du territoire", a soutenu Catherine Vautrin, présidente de la communauté urbaine du Grand Reims. Yvon Robert, maire de Rouen et président de la métropole Rouen Normandie, a défendu l'idée de donner plus de pouvoirs à l'intercommunalité sur les dossiers de l'habitat, notamment pour pouvoir imposer davantage de logements sociaux dans les communes qui y restent réticentes. Il a aussi soulevé la question de la vacance de petits logements anciens. Un phénomène qui se développe, selon lui, y compris en cœur de ville. "La taxe sur les logements vides n'est pas assez dissuasive, les travaux à effectuer sont chers, les procédures pour récupérer ces biens sont longues. Il faut donner des pouvoirs supplémentaires aux intercommunalités pour intervenir."