Agriculture : "Nous devons changer le logiciel des accords commerciaux", estime Clément Beaune
Clauses miroirs, mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, prise en compte de la déforestation importée… les outils pour protéger les agriculteurs européens des distorsions de concurrence que pourrait engendrer la mise en oeuvre du Pacte vert européen ne manquent pas. Mais ils seront difficiles à mettre en œuvre, comme l'a montré une conférence sur "La nouvelle politique commerciale européenne", organisée par les chambres d'agriculture, le 20 octobre 2021.
"Il faut absolument que la politique commerciale (européenne) puisse nous protéger contre ceux qui ne sont que sur le crédo de la compétitivité", a déclaré le ministre de l'Agriculture Julien Denormandie, le 20 octobre, lors d'une conférence organisée par les chambres d'agriculture sur "La politique commerciale européenne : entre défis environnementaux et préservation de la compétitivité de l'agriculture". Un thème dicté par les vives inquiétudes suscitées depuis quelques semaines par une étude de la Commission européenne sur le possible impact du Pacte vert européen sur la baisse de la production agricole qui nécessiterait d'être compensée par une augmentation des importations (voir notre article). "C'est un changement de logiciel très profond que nous demandons au niveau européen", a abondé le secrétaire d'Etat chargé des affaires européennes Clément Beaune qui semble avoir fait son chemin de Damas. "Nous avons eu une première étape qui consistait à conclure des accords commerciaux pour faire baisser les tarifs, nous sommes allés au bout de la logique, puis il y a une deuxième étape qui s'est ouverte dans laquelle nous sommes malheureusement un peu enfermés, celle de la suppression des barrières non tarifaires. Nous n'avons pas réussi en Europe à passer à cette troisième révolution agricole, un troisième âge de la politique commerciale. Nous devons changer le logiciel des accords commerciaux", a-t-il développé, mentionnant notamment le cas de l'accord de l'Union européenne et du Mercosur (Brésil, Argentine, Paraguay, Uruguay), en attente de ratification par les États membres et sur lequel la France affiche de profondes réserves. "C'est un accord d'aujourd'hui qui est adapté au monde d'il y a trente ans, a souligné le secrétaire d'État chargé des affaires européennes, il faut inventer la politique commerciale de demain, il faut des accords qui imposent des standards beaucoup plus élevés."
Les clauses miroirs, un combat central pour la France
Au-delà de la lutte contre le dumping social, menée notamment à travers le volet social que comportera la nouvelle PAC et de l'étiquetage de l'origine des produits alimentaires transformés, inscrit dans la loi Egalim 2, les ministres ont fortement insisté sur les clauses miroirs. Il s'agirait d'imposer aux produits importés en Europe de respecter des normes de productions environnementales et sanitaires identiques à celles de l'Union européenne. "Il faut avancer plus vite sur la question des clauses miroirs", a affirmé Julien Denormandie. La France compte être le fer de lance sur le sujet durant sa présidence du Conseil européen qui démarre en janvier 2022. "On va y arriver, j'en suis convaincu, je ne pense pas qu'on finira sous la présidence française mais c'est un combat central", a insisté Clément Beaune.
Dans une étude présentée lors de la conférence, les chambres d'agriculture soulignent les bénéfices de ces mesures mais aussi leurs risques. Car si ces clauses permettraient d'inviter les pays partenaires à se conformer aux normes de l'Union européenne, et d'éviter ainsi les distorsions de concurrence, elles "pourraient s'apparenter à une mesure protectionniste en faveur des productions européennes", soulignent les chambres d'agriculture, qui mettent en garde contre de possibles mesures de rétorsion, les partenaires commerciaux "pourraient y voir une forme de remise en cause unilatérale des termes de l'accord de la part des Européens".
Un "processus très long et très complexe"
Autre problème soulevé : la mise en œuvre de ces clauses. "À l'échelle d'un produit, une clause miroir est possible à mettre en place, insiste le document, cela sera moins le cas si on généralise le système à l'ensemble des produits agricoles et alimentaires importés." Sans compter que la France devra convaincre les autres États membres. "Le processus va être très long et très complexe", a résumé Thierry Pouch, économiste pour les chambres d'agriculture.
Le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières est un autre levier identifié par l'Union européenne pour réguler les négociations commerciales. Intégré dans le paquet "Fit for 55" de la Commission européenne, publié le 14 juillet 2021 (voir notre article), il permettrait de mettre en place une tarification carbone sur les produits importés. Mais pour le moment, le secteur agricole est exclu du dispositif. D'après Clément Beaune, il s'agit de l'incarnation de la refonte de la politique commerciale, "mais personne n'a encore fait fonctionner la machine en vrai ; il vaut mieux voir comment cela marche avant de l'étendre". Sans compter que la comptabilisation des émissions de chaque exploitation agricole sera une tâche ardue, comme le soulignent les chambres d'agriculture.
"Un multilatéralisme environnemental à l'état embryonnaire"
Enfin, prendre en compte la déforestation importée permettrait de rééquilibrer les rapports commerciaux entre les États membres et leurs partenaires. Cela consisterait à limiter, voire interdire, les importations de produits contribuant à la déforestation. La France a initié en 2018 une stratégie de lutte contre la déforestation importée, suivie par l'Union européenne. Et sur le sujet, Clément Beaune a promis des propositions en novembre.
L'ensemble de ces mesures permettraient de protéger les agriculteurs européens contre les distorsions de concurrence mais elles restent encore abstraites… "L'une des limites à cette stratégie réside dans le fait qu'elle ne serait sans doute pas en mesure, à elle seule, d'amorcer un renouvellement en profondeur du cadre multilatéral, dans lequel le climat aurait toute sa place", avertissent les chambres d'agriculture, concluant à un "cheminement vers un multilatéralisme environnemental" qui "en est encore à l'état embryonnaire".