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Economie locale - Si les collectivités se mettaient à battre monnaie ?

Sels, sols, abeilles ou chiemgauer : à la faveur de la crise, les monnaies complémentaires ou locales ont le vent en poupe en Europe. Simple gadget ou véritable soutien à l'économie locale ?

Pour la première fois en France, une ville va battre monnaie. A Villeneuve-sur-Lot, commune de 23.500 habitants, les résidents pourront bientôt échanger des… "abeilles". Ce n'est pas un canular mais l'idée tout à fait sérieuse d'une association locale, "Agir pour le vivant", dont l'objectif est de soutenir les producteurs et les commerces locaux dans un souci de respect de l'environnement. L'association veut ainsi redonner à la monnaie sa fonction première, celle de l'échange. Les abeilles sont achetées en euros, à parité, sur un compte spécial ouvert à la Nef (Nouvelle économie fraternelle). "Les consommateurs doivent adhérer à Agir pour le vivant, ils entrent donc dans cette démarche de développement local mais s'engagent aussi à respecter les principes de la charte de l'association", a expliqué Françoise Lenoble, co-présidente de l'association, lors d'un séminaire consacré aux monnaies complémentaires qui s'est tenu à Nanterre, du 2 au 4 décembre 2009. Avec leurs billets, ils peuvent acheter produits et services dans un réseau de proximité composé de 25 partenaires, dont des producteurs bio, une couturière, un cinéma, un cordonnier, des thérapeutes, un libraire… Pour le moment, la monnaie est utilisée par une soixantaine de personnes. Mais l'association compte véritablement lancer sa campagne début 2010. "A terme, on espère que tout ceci sera créateurs d'emplois", ajoute Françoise Lenoble.

 

Le "demeurage"

En réalité, Villeneuve-sur-Lot s'inspire d'une expérience menée depuis 2003 dans la ville Prien am Chiemsee, en Bavière, avec le chiemgauer. L'idée est venue d'un jeune professeur, Christian Gelleri, passionné par la monnaie, qui eut l'idée de monter un projet avec ses élèves de l'école Waldorf à Prien. Au départ, son objectif était de soutenir l'école grâce à des achats dans les entreprises locales. Six ans après, c'est toute la région de Chiemgau qui possède sa monnaie complémentaire. Concrètement, les consommateurs doivent changer leurs euros en chiemgauers auprès d'une centrale d'émission. En échange, ils obtiennent des bons allant de 1 à 50 euros. Avec ces bons, ils vont faire leurs achats, comme avec l'euro, chez des commerçants locaux. Ces derniers ont alors deux options : utiliser les chiemgauers (pour rendre la monnaie, payer leurs salariés, etc.), ou, s'ils en ont trop, les échanger contre des euros. Mais ils doivent alors payer 5% de frais de change. Pour éviter cette taxe, ils dépensent le chiemgauer le plus possible dans la région. Le chiemgauer a ainsi deux avantages : il ne peut pas être utilisé pour spéculer et doit toujours être en circulation. Car ses inventeurs ont prévu un système astucieux de "demeurage" ou de fonte : les bons arrivent à échéance à la fin de chaque trimestre, nécessitant leur prolongation pour trois mois grâce au paiement d'un timbre coûtant 2% de la valeur du bon. Alors pour éviter de payer cette somme, les consommateurs sont incités à ne pas les laisser dans leur fonds de tiroirs. Reste la question du dernier "larron" qui se retrouve avec le mistigri. "Par la force des choses, c'est le commerçant qui le reçoit, mais il ne se plaint pas car c'est un coût de marketing tout à fait minime par rapport aux clients que le système lui apporte", indique Christophe Levannier, l'un des responsables du projet. En retour, cet argent est utilisé par la centrale d'émission pour financer des projets de nature sociale. Depuis deux ans, les chiemgauers existent aussi sous forme électronique pour les transactions plus importantes. Le système s'est récemment associé à une monnaie voisine : le sterntaler. Ensemble, ils sont utilisés par 820 commerces et entreprises pour un volume total en circulation de 250.000 euros !

 

Le "sol", une monnaie sociale

L'exemple bavarois a essaimé à travers l'Europe, notamment dans les "villes en transition" en Angleterre, comme Brixton (Sussex) qui émet aujourd'hui ses propres "Brixton Pounds". Il en existerait plus de 5.000 dans le monde. Le point commun à toutes ces monnaies est la remise en cause du système financier international. Les bénéfices profitent directement à l'économie locale au lieu de se balader à travers le monde à la recherche de placements juteux. Et avec la crise actuelle, les monnaies locales ont le vent en poupe. "Savez-vous que 70% des jus de pommes concentrées vendus en Europe proviennent de Chine ? Avec le chiemgauer, nous privilégions la production locale", rappelle Christophe Levannier. Ce francophone se souvient des vergers de son enfance à Aigremont, dans les Yvelines. "Aujourd'hui, ils ont entièrement disparu, la même chose ne doit pas se produire chez nous."

En France, on est déjà familiarisés avec les chèques déjeuners, restaurants, emploi-services, vacances ou cadeaux, qui peuvent être considérés comme des embryons de monnaies complémentaires… D'autres circuits, proches de l'économie sociale et solidaire, sont en train de naître. D'ailleurs, on parle davantage de "monnaie sociale". Depuis trois ans, cinq régions (Bretagne, Ile-de-France, Nord-Pas-de-Calais, Alsace et Rhône-Alpes) expérimentent les "sols" (abréviation de solidaire) dans le cadre du programme européen Equal. Il s'agit d'un système de paiement électronique qui fonctionne à partir d'une carte à puces, semblable aux cartes de fidélité des grands magasins. Cette carte est utilisée comme moyen de paiement ou d'échange dans les boutiques du réseau Sol, toutes bio ou éthiques. Pour les collectivités, le sol est un moyen d'allouer des aides à des personnes dans le besoin en s'assurant qu'elles seront utilisées à bon escient, un peu comme un microcrédit "fléché". Nanterre est l'une des dernières villes à rejoindre le réseau. "On croit beaucoup à l'impact d'une monnaie complémentaire dans le développement local", explique Sophie Donzel, adjointe au maire de Nanterre, chargée du développement économique. "Notre ville a une identité économique peu visible avec la proximité de La Défense : notre idée est justement de faire émerger un autre modèle économique qui contribue au bien-être de la communauté locale", souligne-t-elle.

Autres dispositifs originaux : le sel (systèmes d'échanges locaux), une sorte d'échange de services où chacun apporte ses compétences, ou encore le "C3" utilisé en Uruguay, au Brésil comme avances aux PME qui rencontrent des problèmes de trésorerie (une expérience similaire est en cours en Bretagne).

 

Retour au temps des cathédrales ?

Pour Bernard Lietear, ancien directeur de la Banque centrale de Belgique et artisan de la mise en œuvre de l'euro, les économies modernes avancent le nez dans le guidon, obnubilées par les intérêts à court terme qu'impose le système monétaire. Le principe de demeurage, c'est-à-dire de monnaies à taux d'intérêts négatif comme celui, à petite échelle, du chiemgauer, permettrait de voir plus loin. "De telles monnaies ont existé, dans l'Egypte ancienne, mais aussi en Europe au moment de la construction des cathédrales entre le Xe et le XIIIe siècle", explique-t-il. A la mort d'un seigneur, son successeur émettait une nouvelle monnaie qui faisait perdre un quart de la valeur de la précédente. Plutôt que d'épargner une monnaie qui allait se déprécier, il était préférable de dépenser son argent ou bien l'investir dans la construction de cathédrales, biens "durables" par excellence. "Huit cents ans après, Chartres vit encore du tourisme grâce à sa cathédrale", souligne Bernard Lietear. En France, les sols reposent également sur le demeurage. Tous les trois ans, ils perdent de la valeur. "On expérimente un système de fonte dans tous les départements pour voir quel est le système le plus efficace pour accélérer les échanges et permettre le fléchage des usages de consommation", explique Jean-Philippe Poulnot, l'un des responsables du projet.

Au départ, ces expériences ont été le fruit de quelques militants, souvent dans la mouvance altermondialiste ou écologiste. D'ailleurs, ces derniers ne cachent pas leur souhait de créer une nouvelle monnaie universelle, sociale et solidaire. Mais la donne est en train de changer. Le fait que la Bundesbank ait reconnu le chiemgauer est peut-être le signe qu'il y a de la place pour d'autres monnaies. Des monnaies capables de rendre l'économie locale plus autonome, moins tributaire de la mondialisation. La fin des monopoles régaliens ? "Je ne crois pas à l'universalisation, à la monoculture, mais plus à une écologie de monnaies complémentaires où les sels sont les capillaires, les C3 les artères… Chacune de ces monnaies a un rôle spécifique. Toutes sont nécessaires", estime Bernard Lietard. Un monnaie locale et une monnaie internationale, un côté yin et un côté yang...

 

Michel Tendil
 

 

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