Sénat : 50 propositions pour "aller au bout de la décentralisation"
Alors que l'exécutif envisage de donner des marges de manœuvre supplémentaires aux collectivités territoriales, le Sénat s'est fait, ce 2 juillet, le chantre de la décentralisation et de la différenciation territoriale, seuls moyens selon lui de restaurer la confiance dans l'action publique. La Haute Assemblée déposera ce mois-ci des propositions de lois pour protéger la commune, garantir l'autonomie financière locale, transférer aux pouvoirs locaux de nouvelles responsabilités, ou encore assouplir la répartition des compétences territoriales.
Le Sénat a saisi la balle au bond. Lors de son allocution télévisée, le 14 juin, le président de la République avait évoqué la volonté à l’issue de la crise du Covid-19 de "bâtir de nouveaux équilibres dans les pouvoirs et les responsabilités" (voir notre article). Dès ce 2 juillet, le président de la Haute Assemblée lui a répondu que "seul un nouvel équilibre des pouvoirs entre l’État et les collectivités territoriales permettra de restaurer la confiance et de donner un nouvel élan". Il est vrai qu’un tel credo ne surprend guère de la part de la chambre ayant pour mission de représenter les collectivités territoriales. Elle s’est employée depuis le début de l’année à étayer sa thèse par les débats et les auditions menées par un groupe de travail transpartisan. De ces réflexions sont nées 50 propositions, que Gérard Larcher a remises jeudi après-midi à Emmanuel Macron, après les avoir dévoilées lors d’une conférence de presse. Ces pistes ne sont pas toutes nouvelles, puisque certaines d’entre elles figuraient dès 2018 dans la proposition de loi LR sur "l'équilibre territorial et la vitalité de la démocratie locale", ou l’an dernier dans la version du projet de loi Engagement et proximité votée par le Sénat.
Mais un cap clair est fixé : la Chambre haute veut "sortir la décentralisation de l’ornière", comme l’a expliqué Jean-Marie Bockel, rapporteur du groupe de travail. Il s’agit d’impulser "une forte volonté politique" pour "donner un coup d’arrêt à la recentralisation", a pour sa part déclaré Philippe Bas, l’autre rapporteur. Pour autant l’option du fédéralisme, qui "n’est pas dans la tradition politique" française est totalement écartée, ainsi que l’a explicité le président de la commission des lois. "Le défi pour notre pays, c’est de trouver une ligne de crête entre centralisme et fédéralisme." Cette troisième voie existe : il s’agit de l’organisation décentralisée de la République qui est inscrite dans la Constitution depuis 2003. Mais "il faut aller au bout… franchir un point de non-retour", a lancé l’ancien ministre de Jacques Chirac. Dont les convictions, comme celles de ses collègues, ont été renforcées avec l’épidémie de Covid-19. Un épisode au cours duquel, selon le président du Sénat, "la réactivité des collectivités territoriales a suppléé aux défaillances d’un État qui souvent n’a pu répondre aux urgences du moment".
Autonomie financière
Pour éviter que l’État ne reprenne par "les normes" les libertés que le législateur a accordées aux collectivités territoriales, les sénateurs imaginent des garde-fous. Ils proposent d’encadrer fermement la possibilité pour le pouvoir réglementaire d’intervenir dans les domaines de compétences des collectivités territoriales. Ils entendent également doter celles-ci d’une véritable autonomie financière, en avançant plusieurs pistes : améliorer les principes de la compensation financière des compétences transférées, revoir la définition des ressources propres des collectivités qui fonde actuellement leur autonomie financière (pour n’y intégrer que les impositions dont les élus locaux "fixent l’assiette, le taux ou le tarif", et décréter un moratoire sur la réforme de la fiscalité locale qui doit s’appliquer en 2021. Ce serait le prélude à une refonte permettant d’affecter à "l’ensemble des collectivités" des "ressources stables" et évoluant avec leurs dépenses "de manière cohérente".
Par ailleurs, pour "en finir avec la recentralisation des compétences territoriales", les sénateurs appellent à la consécration dans la Constitution de la compétence générale de la commune. Ils proposent également plus de souplesse dans la répartition des compétences territoriales, par la possibilité renforcée de délégations des régions vers les départements et le "transfert à la carte" de compétences communales vers les intercommunalités.
Nouvel acte de décentralisation
Les sénateurs rêvent également que de nouvelles compétences soient confiées au secteur local. Le nouvel acte de décentralisation qu’ils dessinent, conforterait le rôle des départements dans les domaines des solidarités sociales et médicosociales – les missions d’action sociale actuellement confiées aux caisses d’allocations familiales (CAF) seraient ainsi de la compétence des départements. En outre, ces derniers verraient leur intervention musclée en matière de transport aérien et de gestion des ouvrages d’art. Les régions ne sont pas oubliées : elles hériteraient d’un "bloc de compétences" en matière d’emploi, de formation professionnelle et d’enseignement supérieur. Leurs prérogatives dans le domaine de la transition écologique seraient également plus grandes. Enfin, le président de région présiderait l’agence régionale de santé (ARS). Les élus locaux avaient vivement critiqué le fonctionnement de cette structure pour son manque de réactivité durant la crise sanitaire.
Refusant un "big-bang" de l’organisation des collectivités territoriales, les sénateurs voient toutefois une exception en Île-de-France : pour eux, "une grande loi de simplification et de démocratisation de l’organisation institutionnelle de la région capitale" devra être adoptée "avant 2022".
Propositions de lois
Les sénateurs ne mettent pas l’État sur la touche, bien au contraire. "Nous souhaitons des collectivités fortes et responsables, au cœur de l’action de proximité, mais épaulées par un État conscient de ses missions propres", a ainsi souligné Jean-Marie Bockel. Avec ses collègues, il plaide pour un renforcement de "l'autorité du préfet de département sur l'ensemble des services, y compris sur les agences, avec des modalités adaptées aux périodes de crise". La réactivité du couple maire/préfet de département a notamment été soulignée au plus fort de la crise du Covid-19.
Les sénateurs sont partisans de l’inscription dans la Constitution d’un droit à la différenciation territoriale, qui permettrait à des collectivités d’une même catégorie d’exercer des compétences distinctes. L’exécutif avait mis en marche en 2018 cette réforme, via le projet de loi de révision constitutionnelle, mais celui-ci est à l’arrêt. Le Sénat entend encore faciliter les expérimentations locales et ouvrir aux collectivités le droit, dans certaines conditions, de déroger aux lois et règlements.
Les pistes du rapport sénatorial figureront dans des propositions de lois constitutionnelle, organique et ordinaire qui seront déposées dans le courant du mois de juillet.
La semaine prochaine, ce sera au tour de Territoires unis (le mouvement qui fédère l’Association des maires de France, l’Assemblée des départements de France et Régions de France) de présenter ses propres préconisations pour "un nouvel acte de décentralisation". Une opération médiatique à laquelle le président du Sénat apportera son parrainage.