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Relocalisation d’activités, réappropriation de services collectifs : l’économie sociale et solidaire en action

Un entrepreneur social devenu maire qui veut relancer la fabrication de médicaments en Seine-Saint-Denis, une société coopérative d’intérêt collectif qui se prépare à faire circuler des trains sur des lignes oubliées, une Scop du commerce équitable qui s’apprête à ouvrir une usine de chocolat dans le Gers… Se retroussant les manches, des acteurs de l’économie sociale et solidaire entendent prouver que certaines activités sont économiquement viables en France, pour peu que l’on cherche à impliquer l’ensemble des parties prenantes et que l’on se contente d’une rentabilité limitée. Un webinaire organisé par ESS France et la Confédération générale des Scop leur a donné la parole.    

En juin 2020, en pleine polémique sur les difficultés d’approvisionnement des médicaments nécessaires au traitement du Covid-19, François Dechy, fondateur du groupe d’entreprises d’insertion Baluchon alors en campagne municipale, et Jérôme Saddier, président d’ESS France, ont appelé dans une tribune à créer "l’économie sociale et solidaire du médicament". Leur idée : "confier à un réseau de coopératives la production des principes actifs et des molécules dont la sécurité n’est plus assurée par une industrie pharmaceutique financiarisée et mondialisée". Près d’un an plus tard, François Dechy, devenu maire de Romainville (Seine-Saint-Denis), a expliqué comment il entendait désormais passer aux travaux pratiques.

L’industrie du médicament : un double enjeu de souveraineté sanitaire et de développement territorial

Lors d’un webinaire organisé le 5 mai 2021 par ESS France et la Confédération générale des sociétés coopératives (CG Scop), il est revenu sur la "désindustrialisation massive" qui a frappé la Seine-Saint-Denis et d’autres territoires français "jusqu’au milieu des années 2010", avec notamment la fermeture en 2013 d’un laboratoire Sanofi à Romainville. La ville était alors encore dotée de "plus de 3.000 emplois liés à la pharmacie, au bio-tech, sur de la recherche et de la production". Alors que la "dernière réserve foncière de la ville", celle de l’ancien site industriel, risquait d’être cédée à un promoteur, François Dechy et son équipe ont appelé pendant la campagne municipale à "garder des activités productives sur nos territoires", à répondre à la fois aux enjeux de souveraineté sanitaire et de développement territorial en relançant "une activité économique parfaitement viable qui présente une dimension d’intérêt général".

Selon le nouveau maire de Romainville, ce n’est "pas très compliqué". Il faut, d’une part, une gouvernance adaptée permettant de "mettre autour de la table les patients, les médecins, les chercheurs, les collectivités locales, les mutuelles, la sécu…" En somme, une "logique de coopération et de démocratie sanitaire" que l’économie sociale et solidaire (ESS) est selon lui tout à fait à même de porter. Et il faut, d’autre part, des capitaux suffisants, apportés par des investisseurs patients et "pas trop gourmands". Avec les anciens syndicalistes du site de Sanofi, la ville et l’agglomération esquissent déjà les contours de cette future "entreprise sociale, territoriale" du médicament.  

Une usine de chocolat équitable dans le Gers… et une autre au Pérou

"Relocaliser avec l’ESS, est-ce possible ?", interrogeait le webinaire du 5 mai. Si les activités pharmaceutiques qui ont quitté Romainville en 2013 n’ont pas forcément été délocalisées dans un autre pays, François Dechy et Jérôme Saddier estimaient dans leur tribune que 10.000 emplois directs avaient été détruits dans ce secteur en France au cours des dix dernières années et que "80% des principes actifs nécessaires à la fabrication des médicaments [étaient] désormais produits en Chine et en Inde".

"Peut-on relocaliser avec l’ESS ? La réponse est oui", pour Rémi Roux, gérant de la scop Ethiquable. Après 18 ans d’existence, la coopérative de commerce équitable s’apprête à ouvrir sa première usine de chocolat en France, à Fleurance dans le Gers. Sous-traitée jusque-là à un gros site de fabrication en Italie, la fabrication de la tablette de chocolat Ethiquable sera désormais réalisée en deux étapes : la confection de la pâte de cacao à partir de la torréfaction et du broyage des fèves de cacao dans une usine au Pérou, portée par la coopérative de producteurs des pays du sud avec laquelle Ethiquable travaille, puis le mélange des ingrédients et la réalisation du produit fini à Fleurance. Une relocalisation à la sauce commerce équitable, donc, qui permettra selon Rémi Roux de créer de l’emploi au Pérou comme en France (30 emplois sur deux ans dans le Gers) et de limiter l’empreinte carbone de l’entreprise avec une baisse du transport en camion en France.

Mais l’enjeu de "relocalisation" est plus large encore que celui de la réimplantation d’activités industrielles - stratégiques ou non - en France, selon les organisateurs du webinaire. "Avant même de parler de relocalisation, il y a une question de réappropriation", a considéré Jérôme Saddier. Cette "volonté de reprendre en main ce qui fait l’essence même de nos vies" a selon lui refait surface depuis le début de la crise sanitaire. Et l’ESS, particulièrement la voie coopérative, offre un cadre propice à ce type d’aventures entrepreneuriales destinées à mobiliser une diversité de parties prenantes dans les territoires. La réintroduction du rail dans des territoires où il a été délaissé est l’exemple qui a été mis en avant pour illustrer cet enjeu global de réappropriation citoyenne, avec le projet de la société coopérative d’intérêt collectif (Scic) Railcoop.

Railcoop : réinvestir les petites lignes ferroviaires et les gares délaissées

Ambitieuse ou un peu inconsciente selon les points de vue, la société se propose de rétablir des liaisons ferroviaires n’intéressant ni la SNCF qui ne les exploite plus, ni les nouveaux opérateurs de transport dans le cadre de l’ouverture à la concurrence. "Quand on va dans certains territoires, il n’y a plus de connexion", a expliqué Alexandra Debaisieux, directrice générale déléguée de Railcoop. Il y a donc selon elle un enjeu de désenclavement et de "rééquilibrage des territoires", d’autant que "le train est un des maillons de la transition écologique". Railcoop veut connecter des villes moyennes et des territoires ruraux pour compléter le maillage ferroviaire désormais centré sur les métropoles, et ainsi "prendre des parts de marché à la route". Le pari de la Scic est donc d’aller exploiter les lignes oubliées, de réinvestir les gares abandonnées, en inventant un modèle propre à chaque territoire. En se positionnant sur le service librement organisé, la Scic est prête à assumer des risques, en embarquant avec elle "l’intelligence territoriale nécessaire à l’émergence de modèles économiquement viables". Autour de la gare de Gannat (Allier), les sociétaires de la Scic s’interrogent par exemple sur le futur rôle des agents Railcoop, qui pourrait être celui d’"activateur du territoire". "Si on veut pérenniser ces postes-là et cette vie autour de la gare, il ne faut pas simplement qu’on soit dans une logique 'on vend des billets Railcoop et puis c’est tout', il faut qu’on pense avec l’écosystème local un peu différemment", a expliqué la dirigeante de la Scic.        

Un premier service de fret reliera prochainement Figeac et Toulouse, tandis que le transport de voyageurs commencera en 2022 avec une première ligne reliant Bordeaux et Lyon "en passant par le Massif central". Une quinzaine de collectivités locales, dont les communautés d’agglomération de Libourne et Figeac, le département de la Creuse ou encore les villes de Gannat, de Vichy et Montluçon (Allier), sont d’ores et déjà sociétaires de Railcoop. "En tant que nouvel entrant, on a besoin de nous adosser sur des garanties, et notamment des garanties publiques" auprès des banques, a souligné Alexandra Debaisieux. Mais en entrant dans le sociétariat de la Scic, les collectivités n’apportent pas seulement un investissement financier, mais aussi leur connaissance du territoire et de ses acteurs et leur volonté de s’engager dans une réflexion plus globale sur la desserte de leur territoire et la multimodalité.   

Avec la crise, il sera bientôt nécessaire de "trouver des solutions de reprise d’activités", y compris par les salariés

Sur de tels projets, "l’ESS a vraiment des choses à apporter", a considéré François Dechy. "Tout le monde se plaint de la dégradation du débat public, à partir du moment où on invente des services d’intérêt général qui mettent autour de la table autant les usagers, les citoyens, que les partenaires du territoire, les collectivités territoriales, on se réapproprie la démocratie, on permet aussi aux citoyens de se réapproprier la complexité du modèle économique du service d’intérêt général", a-t-il poursuivi. En matière de relocalisation, "la solution ne sera ni dans le tout public, ni dans le tout privé", estimait-il dans la tribune de juin 2020 écrite avec le président d’ESS France.

Selon ce dernier, en outre, "la crise est devant nous surtout". "Et on va avoir des cas de nécessité de trouver des solutions de reprise d’activités, et pourquoi pas par les salariés eux-mêmes", a alerté Jérôme Saddier. Le président d’ESS France déplore que la législation issue de loi ESS de 2014 ait été en la matière "détricotée" et il appelle à redonner aux salariés les facilités leur permettant de se positionner sur la reprise de leur entreprise. Il ajoute que le rôle de la puissance publique et des investisseurs institutionnels comme la Caisse des Dépôts, ainsi que celui des citoyens-consommateurs, seront déterminants pour accélérer une telle transition.

 

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