Réforme du marché européen de l'électricité : l'Espagne ouvre le bal
Le débat sur la réforme du marché européen de l'électricité bat son plein. Jeudi dernier, l'Espagne a adressé des propositions à la Commission qui doit elle-même présenter un texte avant la fin de trimestre. Le sujet sera sans doute à l'ordre du jour du conseil des ministres franco-allemand, le 22 janvier, à Paris. En France, les partisans d'une sortie pure et dure sont de plus en plus nombreux.
Peut-être la proposition espagnole de réforme du marché européen de l’électricité a-t-elle poussé Bruno Le Maire à muscler son discours vis-à-vis de la Commission et de l'Allemagne. Après une semaine à éluder les questions des parlementaires sur le sujet, le ministre de l’Économie a assuré devant la presse, jeudi 12 janvier, que la France pèserait de "tout son poids" pour réformer ce mécanisme instauré en 1997, cause de bien des vicissitudes pour les entreprises hexagonales et les collectivités contraintes de baisser le chauffage dans leurs équipements. "Nous refusons que le prix de l'électricité soit dicté par le prix du gaz", a-t-il une nouvelle fois martelé, alors que la Commission européenne devrait présenter une proposition de réforme avant la fin du premier trimestre. Mais convaincre les Vingt-Sept s’annonce difficile. Déjà en octobre 2021, la France et l’Espagne avaient appelé à une réforme. Un groupe de neuf pays – Autriche, Danemark, Allemagne, Estonie, Finlande, Irlande, Luxembourg, Lettonie et Pays-Bas – s’était alors mis en travers de leur chemin, demandant, dans un courrier commun, à ne pas toucher à ce marché européen. "Nous ne pouvons soutenir aucune mesure qui entre en conflit avec le marché intérieur du gaz et de l’électricité, par exemple une réforme ad hoc du marché de gros de l’électricité", avaient-ils déclaré. Dans les pays de l’est, les avis divergent. Seul un bloc du sud (France, Italie, Espagne et Portugal) demande une réforme en profondeur.
Fixation des prix de gros
L’enjeu tient à la fixation actuelle des prix de gros de l’électricité (ceux que les fournisseurs paient aux producteurs) commun à tous les États membres. Ce prix ne repose pas sur le coût réel de production d’électricité de chaque pays. L’Union européenne applique le principe du "coût marginal", c’est-à-dire le coût de production de la dernière centrale électrique utilisée pour satisfaire la demande. Or par définition, ce sont les modes de production les plus chers qui arrivent en renfort, généralement des centrales à gaz (d’où ce raccourci quand on dit que le prix de l’électricité est indexé sur celui du gaz). Ce qui revient en définitive à faire payer au consommateur l’électricité au prix le plus cher. Pour un pays comme l’Allemagne, dont l’électricité repose en grande partie sur les combustibles fossiles, ce mode de calcul est plutôt avantageux. D’aucuns, dont l’ancien patron de GDF Loïk Le Floch-Prigent, prétendent qu’il a même été taillé sur mesure pour maintenir la compétitivité de l’industrie allemande par rapport à ses concurrents européens. En revanche, la France dont l’électricité est bien moins chère grâce au nucléaire, n’a pas grand-chose à y gagner… Et avec l’envolée du gaz dans le contexte de la guerre en Ukraine et de la fin des livraisons russes, la situation devient intenable. Malgré des coûts de production stables pour 80% des sources d’approvisionnement contenues dans le mix européen, la flambée du cours du gaz en 2022 a provoqué une envolée du prix de l’électricité, avec un pic à 1.100 euros le MWh enregistré en France au mois d’août 2022, contre 40 euros en début d'année 2021 !
Jusqu’ici Bruxelles a avant tout cherché à éteindre l’incendie, sans s’attaquer aux racines du problème. Le 30 septembre 2022, les Vingt-Sept se sont tout d’abord mis d’accord sur un mécanisme de "captation de la rente inframarginale". Il s’agit, derrière ce jargon, d’imposer un plafonnement des recettes des producteurs inframarginaux, c’est-à-dire non gaziers (nucléaire, hydroélectrique et énergies renouvelables), à 180 euros du MWh (voir notre article du 3 octobre 2022). Tout ce qu’ils perçoivent au-delà de ce plafond a vocation à financer les mesures de soutien aux entreprises. Transcrite dans la loi de finances pour 2023, la mesure pourrait rapporter entre 7 et 10 milliards en 2023. Puis le 24 décembre, les ministres de l’Énergie ont arrêté le principe d’un "mécanisme de correction du marché du gaz", avec un art consommé de la technocratie (voir notre article du 3 janvier 2023), afin de contenir les envolées. Tout cela en attendant la "réforme complète et en profondeur du marché de l'électricité" promise par la présidente de la Commission Ursula von der Leyen dans son discours sur l’état de l’Union du 14 septembre 2022, pour "découpler les prix de l'électricité de l'influence dominante du gaz".
Mécanisme ibérique
De leur côté, l’Espagne et le Portugal ont obtenu en juin 2022 une dérogation d’un an que l’on appelle le "mécanisme ibérique" qui leur permet aujourd'hui de proposer à leurs habitants des prix bien inférieurs à ceux du reste de l'Union européenne. Les deux pays ont la possibilité de subventionner l’achat de gaz pour faire baisser le prix de l’électricité. Une solution coûteuse pour les finances publiques et qui ne peut être que provisoire. Or mardi, Madrid a demandé à la Commission prolonger jusqu’à la fin 2024 cette dérogation, le temps que la réforme européenne voie le jour. À Paris, on argue que cette dérogation ne serait pas possible car la France est au cœur des interconnexions européennes (qui permettent de compenser les défaillances soudaines survenues dans une zone géographique), ce qui n’est pas le cas de la péninsule ibérique. On pourrait rétorquer que la Suisse, qui ne fait pas partie du marché européen, est pourtant bien liée aux interconnexions européennes. Mais le gouvernement espagnol ne s’est pas contenté de cette demande. Il a adressé à la Commission une proposition non-officielle (non-paper) de réforme du marché européen de l’électricité, prenant ainsi les devants dans le débat actuel. En réalité ce n’est pas la première prise de position puisque la Grèce avait déjà adressé à la Commission une proposition de réforme en juillet 2022. L’Espagne considère injuste la situation actuelle qui revient à vendre l’électricité produite par les énergies renouvelables bon marché au même prix que celle issue des combustibles fossiles. Plusieurs options, dévoilées par la presse espagnole, sont sur la table. Elles vont de la segmentation du marché par technologie au retrait du marché de certaines énergies, comme le nucléaire, avec un plafond autour de 60 euros/MWh. Troisième idée : le document propose de créer un "marché de capacité", parallèle au marché marginal.
L'Arenh pointée du doigt
En France, le débat fait rage, à gauche comme à droite. Et la pression sur le ministre de l’Économie monte. Jeudi 12 janvier, le Sénat a rejeté à une courte majorité (180 voix contre 153) une proposition de résolution communiste appelant à sortir de ce marché. Pour l’auteur de cette résolution, Fabien Gay, la première erreur est d’avoir pris l’électricité pour une marchandise comme une autre, alors qu’elle ne peut être stockée. Et le dysfonctionnement du marché européen n’est pas simplement lié à la guerre. Il est structurel. "Un usager qui dépensait 340 euros par an en 2012 en dépense aujourd'hui près de 600 à consommation égale", fait-il valoir dans l’exposé des motifs du texte, précisant qu’entre 2019 et 2021, les tarifs réglementés ont augmenté de 15%. La nouvelle hausse de 15% annoncée pour février 2023 n'aura "rien de raisonnable pour l'essentiel des ménages français", en particulier pour les "12 millions de personnes en situation de précarité énergétique". Le sénateur de la Seine-Saint-Denis pointe en second lieu l’ouverture à la concurrence du secteur en 2012, avec "l'intrusion sur le marché de 'fournisseurs' alternatifs d'énergie - qui ne sont en réalité que des acheteurs et revendeurs". L'accès régulé à l'énergie nucléaire historique (Arenh) - qui impose à EDF de vendre son électricité à 42 euros le MWh à ces mêmes fournisseurs qui le revendent ensuite beaucoup plus cher sur le marché - "a grandement affaibli EDF et enrichi ces acteurs privés qui n'ont, en contrepartie, rien investi dans le parc de production". Non seulement cette situation ruine l’opérateur historique mais grève ses propres capacités d’investissement, notamment dans l’hydroélectricité. Et malgré un tarif garanti à 280 MWh négocié avec les fournisseurs, ces derniers se font encore une marge colossale.
Conseil des ministres franco-allemand
"La fin d'une gestion monopolistique d'EDF-GDF a considérablement affaibli toute perspective d'une planification industrielle pensée pour la sécurité et la souveraineté énergétique", conclut le sénateur pour qui il est n’est nullement question de "remettre en cause l'interconnexion électrique européenne". "Nous souhaitons conserver une solidarité européenne, indispensable pour éviter les black-out", souligne-t-il. Lors du vote de la résolution, la ministre Agnès Pannier-Runacher a critiqué les" fausses bonnes idées" du sénateur, défendant pour sa part une "refonte du marché" et une meilleure régulation entre fournisseurs. En attendant, la situation se dégrade. Après les TPE et PME, c’est au tour des entreprises de taille intermédiaire de sonner le tocsin. Selon le Meti, qui les représente, les mesures gouvernementales ne suffiront pas à éteindre l’incendie. Pour plus du quart d’entre elles, la crise énergétique risque d’avoir des effets "destructeurs" s’alarme l’organisation dans la Tribune, lundi. Le 22 janvier, anniversaire des 60 ans du Traité de l'Élysée, se tiendra un conseil des ministres franco-allemand, à Paris. L'occasion pour Bruno Le Maire de défendre la position française. Et peut-être d'en dévoiler (enfin) les contours.