Ralentir, est-ce possible ? France stratégie anime la réflexion
Si la crise sanitaire et les confinements ont induit l'expérimentation à grande échelle d'un autre rapport au temps et à l'espace, l'aspiration de la société à ralentir ne date pas d'hier. Dans le cadre d'une réflexion plus globale sur les "soutenabilités", France stratégie a animé un échange, le 28 mai 2021, sur le rôle que l'État et les collectivités jouent et pourraient jouer dans l'évolution des temps individuels et collectifs. L'enjeu est en particulier celui de la place du travail dans les parcours de vie, certains plaidant pour l'attribution tout au long de la carrière de crédits de temps dédiés à la formation, aux soins familiaux, à soi. Le compte personnel de formation pourrait être un bon support au déploiement d'un tel projet, qui nécessiterait un fort portage politique et une adhésion de la société.
En juillet 2020, France stratégie publiait la synthèse de quelque 450 contributions reçues sur le thème d'un "après soutenable" et y relevait notamment une "aspiration à une reprise en main démocratique de l'économie locale, des temps et des technologies, souvent autour des 'communs'". Près d'un an plus tard, l'instance d'analyse placée auprès du Premier ministre a voulu creuser ce qu'elle estime être "une forme de consensus sur la nécessité de ralentir l'économie comme nos vies et de repenser notre rapport au temps, comme une réponse possible à l'urgence des défis sociaux, économiques, mais aussi environnementaux, qui s'imposent à nous". Les "politiques publiques du temps" ont ainsi fait l'objet d'une séance ouverte – en ligne – le 28 mai 2021, dans le cadre d'un séminaire sur les soutenabilités.
Des tiers-lieux pour répondre à la "confusion des lieux et des temps"
Si la pandémie de Covid-19 et les mesures de confinement ont bouleversé les rythmes individuels et collectifs, les expériences temporelles liées à la crise ont été très diverses selon la nature des activités exercées – professions "en première ligne" ou "exposées", télétravail contraint, chômage partiel… – ou encore le type de logement, le lieu d'habitation et la composition du foyer – solitude, isolement géographique, présence d'enfants, etc. Certains ont vécu une intense accélération de leurs rythmes de vie, d'autres un fort ralentissement, avec des ressentis tantôt positifs, tantôt négatifs, et un "brouillage" généralisé des espaces-temps habituels. Ce qu'il en restera sûrement, selon des modalités qu'il reste à définir, c'est "le fait du télétravail", selon Jean-Yves Boulin, sociologue du travail et des temporalités et vice-président de l'association Tempo territorial. Réduction du temps de transport, flexibilité utile pour les parents de jeunes enfants notamment : si le télétravail présente de nombreux avantages, il peut aussi être "mal vécu" du fait de l'"absence de rythme" qu'il peut induire ou de "sas" entre le travail et la vie personnelle. Comme une étape supplémentaire par rapport aux outils numériques qui ont permis d'inviter, depuis des années maintenant, le travail à la maison.
À cette "confusion des lieux et des temps", l'État et les collectivités continuent de répondre par le développement de "tiers-lieux" qui permettent de "redonner des sas, du rythme", tout en offrant des usages multiples – co-working, mais aussi fab-lab, lieu de réunion, de formation, d'accès au numérique, … – à des publics divers, a poursuivi Jean-Yves Boulin. Environ 1.800 tiers-lieux sont aujourd'hui actifs en France, "il en faudrait à peu près 15.000 pour passer à l'échelle", a détaillé par la suite David Djaïz, directeur de la stratégie et de la formation à l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). L'appel à manifestation d'intérêt "Fabriques de territoires" (voir notre article de mars 2021) est encore ouvert jusqu'au 30 juin 2021.
Un compte épargne temps universel pour des "parcours respirants" : utopie ou choix de société ?
L'aspiration à ralentir est toutefois antérieure à la crise, comme l'atteste notamment une enquête sur la retraite menée en 2018 par la CFDT. 70% des répondants affirmaient préférer "avoir un peu plus de temps libre tout au long de [leur] vie" plutôt que "au bout de leur vie". Sur cette base, le syndicat a mis en avant l'idée d'un "compte épargne temps universel, attaché à l'individu, transférable, opposable à l'employeur" mais aussi "négocié" pour être adapté aux différentes contraintes organisationnelles, a expliqué Philippe Couteux, secrétaire confédéral à la CFDT responsable du service "vie au travail, dialogue social". L'objectif : "redonner aux salariés du pouvoir d'agir sur leurs temporalités". En effet, une autre enquête de la CFDT menée en 2017 avait mis en évidence le fait qu'une catégorie de salariés cumulait à la fois "forte intensité de travail et faible marge de manœuvre" sur les horaires (horaires décalés ou fractionnés, travail le dimanche, etc.), tandis que, à l'autre bout du spectre, des personnes généralement diplômées avaient une durée de travail importante qu'ils vivaient bien, du fait des marges de manœuvre dont elles disposaient. "Redonner des outils de maîtrise du temps aux individus", tel est l'enjeu, selon Jean-Yves Boulin.
Chercheur en droit du travail et sciences politiques à l'Université de Brême en Allemagne, Ulrich Mückenberger estime qu'il importe de libérer les trajectoires individuelles d'une sorte de "dictature du travail rémunéré". Partisan d'un rééquilibrage entre les différentes activités utiles à la société et entre les hommes et les femmes, il a modélisé un "parcours respirant" qui permettrait d'insérer dans les carrières des périodes d'"activités sociétalement nécessaires mais non rémunérées" - les soins aux enfants et/ou aux parents notamment, la formation, le temps pour soi. Ce "crédit-temps" de neuf ans, dont six ans dédiés aux soins, deux ans à la formation et un an à "usage libre", ouvrirait droit à des compensations financières de la part des entreprises et de la société et devrait être, selon Ulrich Mückenberger, obligatoire pour rééquilibrer en particulier la charge des activités de soins entre les hommes et les femmes.
Une telle "utopie" liée à l'attribution de crédits de temps différents avait été abordée en France au moment de la création du compte personnel d'activité (CPE), qui s'est rapidement centré sur sa dimension de compte personnel de formation (CPF) abritant également un compte d'engagement citoyen (CEC) (voir nos articles de janvier 2017 et de janvier 2021). Avec 2 millions de formations financées depuis 2018, "le CPF fonctionne bien", a considéré Michel Yahiel, directeur des politiques sociales de la Caisse des Dépôts – qui gère le CPF pour le compte de l'État. L'outil pourrait selon lui évoluer pour proposer une approche plus ambitieuse de la gestion des temps de type "banque des temps", à condition qu'il y ait une "volonté politique", une "attente des salariés" et enfin un "modèle économique" auquel les employeurs puissent adhérer. Il n'y a, de l'avis de Michel Yahiel, que l'élection présidentielle qui puisse permettre de sensibiliser l'opinion et d'acter une telle évolution de société.
La pression du court-terme et des usages majoritaires
Les obstacles sont en effet nombreux. Michel Yahiel a cité notamment la "barrière des espèces" qui sépare selon lui la sphère – administrative, technique – du travail et celle de la santé. Au-delà, les usages actuels des comptes épargne temps (CET) dont disposent certains salariés contredisent les aspirations à un rapport plus "aéré" au temps de travail. Sociologue spécialiste des CET, Jens Thoemmes observe deux phénomènes. D'une part, les salariés épargnent du temps pendant 20 ans pour partir un an ou deux ans plus tôt à la retraite. D'autre part, au fil de leur carrière, ils utilisent avec parcimonie leur CET pour pouvoir prendre un jour ou deux en cas de "coup dur" ou d'"urgence" (santé, problème administratif, etc.). C'est "la pression de la vie quotidienne" qui s'exerce sur l'emploi du temps des salariés, analyse le chercheur pour qui "le court-terme domine".
Un constat que confirme Philippe Couteux. Si la réflexion de la CFDT a évolué "de la durée hebdomadaire du travail vers des enjeux de temporalité tout au long de la vie", le travail reste "un puissant facteur d'intégration sociale" dont il est difficile de "s'affranchir" sans une sorte d'"insécurité" ressentie par les salariés. D'où l'importance, pour le syndicaliste, du compromis à trouver localement entre employeurs et salariés.
De telles évolutions, si elles adviennent, prendront du temps, tant l'histoire et les normes sociales pèsent lourd. "Plus on est libre de ces horaires, plus on se conforme aux horaires majoritaires", a par exemple observé Catherine Dameron, responsable du bureau des temps à la ville et métropole de Rennes (voir notre article de juin 2020 "Les politiques temporelles vont-elles connaître une renaissance avec la crise ?"). Pour leurs déplacements domicile-travail, les cadres ayant la maîtrise de leurs horaires prennent en général les transports publics aux heures de pointe, du fait notamment de l'organisation familiale mais aussi de l'habitude. Auprès des entreprises, le bureau des temps de Rennes incite "au décalage individuel des horaires de déplacement", pour lisser les flux dans le temps et permettre à chacun de gagner en confort.
L'État et les collectivités invités à avoir une approche globale du temps
Dans le choix entre véhicule individuel et transport en commun, le critère du temps de transport est plus important que le coût, et le confort ou la pénibilité du déplacement participent d'une logique de sous-arbitrage, a précisé Élodie Hanen, directrice générale adjointe d'Ile-de-France Mobilités. Un étalement dans le temps des trajets pendulaires peut donc avoir un impact sur l'usage des transports en commun, et donc sur l'émission de gaz à effet de serre. Mais attention aux "effets rebonds", alerte Catherine Dameron, indiquant que les horaires de déplacement décalés conduisent aussi certaines personnes à opter pour la voiture du fait du trafic plus fluide dont elles vont ainsi bénéficier…
En attendant la mise en œuvre d'un éventuel compte épargne temps universel, les acteurs des politiques temporelles territoriales appellent l'État à soutenir leurs démarches et à appréhender ces enjeux de façon plus large qu'à travers le prisme de la durée de temps de travail – en abordant également la réflexion sur "la vie au travail" et sur les temps de formation et de réorientation, ou encore en poursuivant des démarches telles que l'allongement du congé paternité. Localement, les élus doivent eux aussi prendre conscience du rôle qu'ils jouent, souligne Catherine Dameron, pour qui le "curseur entre la ville 24h/24 et la ville slow" relève d'un choix de société. Une trentaine de collectivités territoriales ont actuellement une approche des politiques temporelles. À Poitiers, un "conseil du temps" a réuni pendant une période "toutes les structures qui ont une incidence sur la gestion du temps des autres", de l'Éducation nationale aux grandes entreprises en passant par les sociétés de transport, a témoigné Dominique Royoux, professeur de géographie à l'université de Poitiers, anciennement en charge des questions temporelles à l'agglomération de Poitiers. "Faire travailler ensemble tous les 'générateurs de temps'", c'est à son avis ce qui permettra de mettre en œuvre de "véritables politiques publiques du temps".