Quand les communes rurales suppléent l'Éducation nationale
Les fermetures d'écoles à la campagne créent de véritables déserts socioéconomiques. Pour faire revivre leurs villages, de nombreux maires inventent des solutions locales innovantes, sans l'aide de l'Éducation nationale. Ils ont témoigné lors d'un séminaire que la Fondation Kairos leur a consacré.
C'est l'histoire d'une petite commune rurale. Ou plutôt de deux. Non, en fait, elles sont trois. Ou quatre. À la vérité, elles sont des centaines. Voire des milliers. Des milliers de communes rurales qui ont perdu leur école. Ces quinze dernières années, le nombre d'établissements publics a baissé de quelque six mille. Par décisions comptables. Prises là-haut, au ministère. À Paris. Les enfants de ces communes vont toujours à l'école. Mais plus loin. Ailleurs. Seulement, la fermeture d'une école rurale ne se résume pas à une équation où l'on ferait entrer un car de ramassage et le forfait communal. "Chaque fermeture a un effet dévastateur." C'est David Djaïz, directeur de la stratégie et de la formation de l'Agence nationale de la cohésion des territoires, qui le dit lors du séminaire "Nos écoles rurales ont de l'avenir !" organisé par la fondation Kairos pour l'innovation éducative à l'Institut de France le 27 janvier 2021. À l'inverse, rouvrir une école, c'est faire revivre un village. Attirer de nouveaux habitants. Retisser du lien social. Enclencher une dynamique économique même. Une véritable résurrection. Lors du même séminaire, de nombreux élus ont témoigné de la résurrection de leur commune rurale grâce à la réouverture d'une école. Leur point commun ? Ils se sont tous débrouillés sans l'Éducation nationale.
"Vision purement Scot"
Pourquoi la logique comptable s'impose-t-elle à l'heure de dessiner la carte scolaire ? Max Brisson, sénateur des Pyrénées-Atlantiques, résume : "Le ministère connaît très, très mal l'école en ruralité." Et c'est un ancien inspecteur général de l'Éducation nationale qui le dit. La réalité rurale, cela peut être un village de 400 habitants en Vendée. Un village et son usine de 500 employés. Où l'école a pourtant été fermée. La vision comptable empêche l'arrivée de nouvelles familles. Freine le développement du territoire. "En Vendée, on projette 260.000 habitants supplémentaires à l'horizon 2040, explique Valentin Josse, président de la communauté de communes de La Châtaigneraie. Des habitants qui auront des besoins en termes d'éducation. Pour répondre à ces enjeux, il ne faut pas avoir une vision purement Scot, avec des communes de centralité qui bénéficient du label Petites Villes de demain et aspirent les communes alentour." Sur ce territoire dynamique démographiquement et économiquement, tout est pourtant mis en équation. Comptable. Même l'enseignement catholique sous contrat, très majoritaire, centralise ses écoles. Et quand la maison départementale des personnes handicapées (MDPH) octroie des financements pour les élèves handicapés, l'Éducation nationale ne recrute pas d'assistants de vie scolaire. "On a un gros souci avec des enfants qui peuvent se retrouver hors du système", s'alarme l'élu. Puis il se rassérène : il a vu se développer des réflexions autour de "nouvelles formes scolaires". Petit florilège…
"Ce fut un long combat"
Sophie Gargowitsch est maire de Blanquefort-sur-Briolance (Lot-et-Garonne). En 2014, elle a un "projet global" pour sa commune. Met en place une "démocratie participative locale". Dans ce puzzle, une pièce essentielle : convertir l'école publique à la pédagogie Montessori. Avec ses classes multiniveaux, son entraide entre élèves et son ouverture vers l'extérieur, l'approche Montessori est un choix parfaitement adapté aux écoles rurales. Les enseignantes, en perte de motivation, adhèrent. "Vous devinez que ce fut un long combat", sourit l'élue. L'Éducation nationale fait la sourde oreille. La formation des enseignantes à la nouvelle pédagogie est financée par les deux mairies du regroupement pédagogique intercommunal (RPI). Le matériel spécifique a un coût conséquent. 13.000 euros. La mairie lance un financement participatif. Banco. "Il était envisagé de fermer une classe en 2018. Nous avons au contraire ouvert une quatrième classe, se félicite Sophie Gargowitsch. Notre projet a amené de nouvelles familles sur le territoire. De 54 élèves il y a quatre ans, nous sommes à plus de 80."
"Hypocrisie majuscule"
Gilbert Chabaud est maire de Saint-Pierre de Frugie, en Dordogne. Quand il prend la mairie, le village de 360 habitants n'a ni école ni commerce. Pas de vie. Dès 2010, le maire entreprend des démarches pour rouvrir l'école. "Personne ne m'a soutenu, se lamente-t-il. J'ai eu un refus définitif de l'Éducation nationale en 2012." Le choix se porte là encore sur la pédagogie Montessori. Proche du projet du maire, qui englobe une gestion écoresponsable, une boutique bio, etc. "Nous avons organisé des réunions publiques, se souvient-il. J'avais devant moi 80 personnes complètement hostiles, dont la moitié était des enseignants venus de toute la région. J'ai tenu bon." Il rencontre deux personnes, refusées partout ailleurs, qui désirent animer l'école. Transforme une maison d'habitation en école qu'il loue au prix du marché à l'association gestionnaire, réglementation oblige. Ne reçoit aucune aide. Organise des lotos, des vide-greniers, des financements participatifs. Stéphane Fayol, premier adjoint de la commune, livre un autre secret. Pas honteux mais presque. Un de ces "subterfuges délicats" qui permettent à la mairie d'aider l'école hors contrat sans être accusée de financer une organisation privée : "Le bâtiment communal mis à disposition n'est pas une école, même si, ô surprise, il abrite une école. Nous vivons dans une hypocrisie majuscule." Bilan : l'école passe de sept à vingt-cinq élèves en trois ans. La commune compte aujourd'hui plus de 500 habitants. Mais aussi un boulanger, trois maraîchers, des professionnels de santé et même une école de musique.
Une dernière histoire. Courte. Céré-la-Ronde, Indre-et-Loire. Comme ailleurs, la mairie et l'association ne peuvent compter que sur leurs propres moyens. Le coût de la scolarité devient alors un problème. Chacun fait un effort pour rendre l'école accessible à tous. "Jusqu'aux conseillers municipaux qui ont offert leurs indemnités d'élus", confie Sylvie d’Esclaibes, accompagnatrice de créations d’écoles en ruralité.
Zut, le ZAN !
Élus, habitants, associations. Sur les territoires ruraux, tout le monde fait bloc. Mais le succès de ces entreprises attirent un invité surprise. Pas le bienvenu. Le PLUI. Plan local d'urbanisme intercommunal. Sophie Gargowitsch : "La seule chose que nous n'avions pas mesurée a été l'incidence sur l'habitat. Tout ce qui était disponible a été complété. Nous ne pouvons plus construire et nous sommes bloqués par le PLUI, une compétence sur laquelle je n'ai plus la main. Les grandes communes ont tendance à tirer la couverture à elles en matière de construction. Dans les zones rurales, nous avons parfois la sensation d'être des habitants de seconde zone." Gilbert Chabaud abonde : "On n'a plus de parcelles à vendre. Toutes les maisons ont été réhabilitées. Et dans le cadre du PLUI, il ne faut pas rêver, on n'aura rien." Valentin Josse résume l'inquiétude des élus ruraux : "Il faudra faire très attention à la façon dont sera traitée l'idée du 'zéro artificialisation nette' (ZAN). Cela risque d'être un nouveau coup de poignard et une fracture entre les métropoles et le monde rural. Si on applique strictement ce ZAN, on tue la ruralité."
En attendant de régler cette question, les revendications des maires ruraux en quête d'école portent d'abord sur le droit à la différentiation en matière scolaire. Anne Coffinier, fondatrice de la Fondation Kairos et présidente de l'association Créer son école : "Nous avons de plus en plus d'appels de maires ruraux qui veulent créer des écoles et désirent être accompagnés. L'Éducation nationale doit accepter plus de dérogations et d'expérimentations, et renoncer à des approches du haut vers le bas pour contractualiser et accepter que les collectivités locales ne soient pas simplement des payeurs." Elle réclame deux évolutions. Assouplir la règle des cinq ans d'expérience dans l'enseignement pour pouvoir diriger une école hors contrat : "Dans une école à classe unique de quelques élèves, ce qui compte est d'ouvrir avec quelqu'un qui soit compétent académiquement." Et revenir sur l'interdiction de financement par la collectivité : "Nous sommes dans une logique de substitution. Il est absurde de payer 50 à 60.000 euros de forfait communal pour scolariser des enfants dans une commune voisine. Avec cette somme, on peut ouvrir une école. Si on veut que la ruralité vive, il faut faire preuve de souplesse."