Pour Mario Draghi, pas de salut sans croissance

Dans un rapport alarmant sur la compétitivité de l’économie européenne, alors que la croissance est plus que jamais nécessaire "pour numériser et décarboner l'économie et augmenter notre capacité de défense", Mario Draghi invite l’Union européenne à relever trois défis prioritaires : réduire le fossé qui s’est creusé, singulièrement avec les USA, en matière d’innovation ; concilier décarbonation de l’économie et compétitivité, en réduisant nécessairement le coût de l’énergie ; réduire les dépendances, en couplant politique commerciale et stratégie industrielle. Plus généralement, il plaide pour un renforcement de l’Union européenne, mais davantage recentrée, concentrée sur l’essentiel et coordonnée. Si les aides publiques non transfrontalières sont dans le collimateur, la nécessité d’une politique de cohésion "consistante" est réaffirmée.

"Nous devrions abandonner l'illusion que seule la procrastination peut préserver le consensus. En fait, la procrastination n'a produit qu'une croissance plus lente, et elle n'a certainement pas atteint plus de consensus. Nous avons atteint le point où, sans action, nous devons soit compromettre notre bien-être, notre environnement ou notre liberté." Présentant ce 9 septembre son rapport sur le futur de la compétitivité en Europe, Mario Draghi, ancien président du conseil des ministres italien et ancien président de la Banque centrale européenne, s’est volontiers fait grave sur la situation du Vieux Continent, pris en tenaille entre des États-Unis qui l’ont distancé et une Chine qui le talonne. "Notre position recule", lance-t-il.

Une productivité en berne mais plus que jamais nécessaire

La faute, selon lui, au ralentissement de la productivité européenne, laquelle devient pourtant d’autant plus indispensable à la croissance économique que "d'ici 2040, la main-d'œuvre devrait diminuer de près de 2 millions de travailleurs chaque année". Or, "le besoin de croissance pour l’Europe augmente", insiste l’économiste de formation. Et d’avertir que "pour numériser et décarboner l'économie et augmenter notre capacité de défense, la part des investissements en Europe devra augmenter d'environ 5 points de pourcentage du PIB". Un niveau "sans précédent", souligne-t-il, en rappelant que les investissements supplémentaires du plan Marshall ne s'élevaient qu’à "environ 1 à 2 % du PIB". Et Mario Draghi d’arguer que "plus l'UE sera disposée à se réformer pour générer une augmentation de la productivité, plus l'espace budgétaire augmentera, et plus il sera facile pour le secteur public de fournir ce soutien".

Innovation, décarbonation et réduction des dépendances

Les causes de ce ralentissement sont évidemment multiples. Mario Draghi en pointe singulièrement trois, qui constituent autant de terrains d’action prioritaires pour "rallumer la croissance". D’abord, le défaut d’innovation. "L’Europe a largement manqué la révolution numérique induite par internet", met-il en avant, en observant que "l’écart de productivité entre l’Europe et les USA s’explique en grande partie par le secteur de la Tech". Ensuite, le coût de l’énergie. Après que "l'Europe a brusquement perdu son plus important fournisseur d'énergie, la Russie", il observe que "les entreprises européennes font toujours face à des prix de l’électricité deux à trois fois plus importants qu’aux USA". Enfin, le fait que "la stabilité géopolitique diminue et [que] nos dépendances se sont avérées être des vulnérabilités". Las, "l’Europe est particulièrement exposée".

Gesticulation réglementaire ?

Procrastination ? D’action, l’Europe n’en a pourtant pas manqué. "L'activité législative de la Commission s'est développée excessivement", juge même Mario Draghi, pour qui il faut "réduire la charge administrative inutile". Et de mettre en avant les 13.000 textes adoptés par l’Europe entre 2019 et 2024, contre 3.500 lois promulguées et environ 2.000 résolutions adoptées aux États-Unis au niveau fédéral sur la même période. Mais une action jugée castratrice, mal orientée, manquant de priorisation et de coordination. Florilège : "Le fardeau réglementaire des entreprises européennes est élevé et continue de croître […]. Les entreprises innovantes qui veulent se développer en Europe sont entravées à chaque étape par des réglementations incohérentes et restrictives" ; "L’UE dispose d’une variété d’outils pour coordonner les politiques, comme le Semestre européen pour les politiques économiques et les plans nationaux énergie-climat pour les politiques énergétiques. Dans la plupart des cas, cependant, les processus établis se sont jusqu'à présent avérés largement bureaucratiques et inefficaces pour favoriser une véritable coordination politique à l'échelle de l'UE." 

Trop ou pas assez d’Europe ?

D’aucuns pourraient en conclure que le Vieux continent souffrirait ainsi de "trop d’Europe". "L’UE devrait être plus rigoureuse dans l'application du principe de subsidiarité et exercer plus de 'retenue'", prône d’ailleurs l’ancien Premier ministre italien, non sans tacler au passage la "passivité" des parlements nationaux face à ce phénomène. Mais pour qui connait le fédéraliste Mario Draghi, c’est surtout d’un manque d’Europe que l’on souffre. Il déplore ainsi une Europe trop dispersée, qui a laissé son "marché unique fragmenté pendant des décennies". Une Europe trop diluée, qui "gaspille ses ressources communes. Nous avons un grand pouvoir de dépenses publiques, mais nous le diluons à travers de multiples instruments nationaux et de l'UE". Ou encore une Europe qui "ne se coordonne pas là où cela compte", notamment en matière de défense. Un manque de coordination que l’on retrouve à trois étages : "entre les États membres" ; "au sein des instruments financiers" et "entre les différentes politiques". 

S’y ajoute une gouvernance défaillante, dont le résultat est "un processus législatif avec un délai moyen de 19 mois pour adopter de nouvelles lois". Ou encore un budget de l’UE trop réduit, "s'élevant à un peu plus de 1% du PIB de l'UE, tandis que les budgets des États membres sont collectivement proches de 50%". Un budget qui plus est "non alloué aux priorités stratégiques de l’UE : en dépit des tentatives de réforme, la part du CFP 2021-27 dédiée à la cohésion et à la PAC sont toujours respectivement de 30,5 et 30,9%", mais encore "fragmenté entre plus de 50 programmes de dépenses, empêchant le financement suffisant de projets pan-européens plus importants". Sans compter un accès aux fonds de l’UE "complexe et bureaucratique" et une "aversion aux risques" des partenaires chargés de les mettre en œuvre.

Redéployer les efforts

Le rapport plaide donc sans surprise :
- pour une refonte de la gouvernance européenne, avec une réduction des domaines soumis au vote à l’unanimité du Conseil et une application plus rigoureuse du principe de subsidiarité ;
- une "mise en œuvre complète du marché unique", dont l’absence empêcherait "trop d’entreprises d'atteindre une taille suffisante pour accélérer l'adoption de technologies de pointe". Et de proposer notamment "de suspendre les exemptions pour les aides publiques", ces dernières ne devant" être utilisées que pour des projets financés de manière commune ou plus précisément des projets transfrontaliers". Sinon, "il faut cesser les aides publiques qui ne font finalement qu’accroître la fragmentation du marché unique" ;
- une réforme du budget, prévoyant notamment une pré-allocation, à l'échelle nationale d’enveloppes encourageant et cofinançant des projets industriels multi-États membres. Là-encore avec une concentration des financements vers "les biens publics essentiels aux priorités stratégiques de l'UE et qui seraient à défaut sous-approvisionnés par les États membres ou le secteur privé" ;
- ou encore, dans la foulée de NextGenEU, "l’émission d’un actif sûr commun qui rendrait l’union des marchés de capitaux plus facile à atteindre et plus complète".

Politique de cohésion réaffirmée mais recentrée

Alors qu’on aurait pu la croire menacée, la politique de cohésion devra, elle, rester "consistante". Et ce d’autant qu’ "une grande partie de la croissance future du commerce intra-UE sera dans les services, qui ont tendance à se concentrer dans les grandes et riches villes", et que "l'innovation et ses avantages ont également tendance à s'agglomérer dans quelques zones métropolitaines". Ses programmes devraient toutefois être mis à jour, afin d’être "recentrés sur des domaines tels que l'éducation, les transports, le logement, la connectivité numérique et la planification". Les programmes Vallées de l’hydrogène, Vallées zéro accélération et Vallées de l’innovation (voir notre article du 21 juin) sont mis en exergue.

Le pari de la décarbonisation : quitte ou double

Si le rapport fait de l’innovation la mère des batailles, la décarbonation n’en reste pas moins elle-aussi un objectif prioritaire – c’était le cahier des charges fixé par Ursula von der Leyen. "Si les objectifs climatiques ambitieux de l'Europe sont assortis d'un plan cohérent pour les atteindre, la décarbonation sera une opportunité pour l'Europe", estime le rapport. À défaut, il souligne le risque que cette décarbonation aille "à l’encontre de la compétitivité et de la croissance", alors que "les objectifs plus ambitieux de l’UE" en la matière induisent déjà "à court terme des coûts supplémentaires pour l’industrie européenne". "L'Europe doit faire face à des choix fondamentaux sur la façon de poursuivre sa voie de décarbonation tout en préservant la position concurrentielle de son industrie", implore le rapport. Il souligne ainsi que si "la dépendance accrue à l'égard de la Chine peut offrir le moyen le moins cher et le plus efficace d'atteindre nos objectifs de décarbonation, sa concurrence, parrainée par l'État, représente également une menace pour nos industries productives de la technologie propre et de l'automobile" (voir encadré), rappelant que "dans certains secteurs, comme celui du photovoltaïque, l’UE a déjà perdu ses capacités de production". Et de mettre en exergue les dangers de l’ignorer : "Le Green Deal était axé sur la création de nouveaux emplois verts, de sorte que sa durabilité politique pourrait être menacée si la décarbonation conduisait plutôt à la désindustrialisation en Europe."

Accords commerciaux : au cas par cas

Le rapport juge ainsi qu’"un plan commun de décarbonation et de compétitivité pourrait impliquer, dans des circonstances spécifiques, des mesures commerciales défensives pour égaliser les règles du jeu à l'échelle mondiale". Il insiste plus largement sur la nécessité que la "politique commerciale [soit] pleinement alignée avec la stratégie industrielle européenne", en prônant une approche casuistique. "Des mesures défensives ne devront pas être appliquées de manière systématique", enjoint-il, en rappelant que l’on dépend "d’une poignée de fournisseurs pour les matières premières critiques, et singulièrement de la Chine". "Dans certains cas, l'UE devrait utiliser son arsenal de politique commerciale pour maintenir des barrières faibles, dans d'autres pour uniformiser les règles du jeu et dans d'autres encore pour sécuriser les chaînes d'approvisionnement critiques. L'accélération de l'innovation et du progrès technologique en Europe nécessitera un degré élevé d'ouverture commerciale envers les pays qui fournissent des technologies clés", est-il ainsi préconisé. Une politique a priori déjà mise en œuvre (voir notre article du 9 septembre).

L’enjeu des compétences…

Pour relever les défis de l’innovation et de la décarbonation, le rapport exhorte l’UE à combler "ses lacunes en matière de compétences, renforcées par une force de travail en déclin". "Un élément central du programme sera de donner aux Européens les compétences dont ils ont besoin pour bénéficier des nouvelles technologies, afin que la technologie et l'inclusion sociale aillent ensemble", insiste Mario Draghi. Les défaillances des systèmes scolaire et de formation, qui "relèvent de la compétence des États membres" et "qui ne parviennent pas à préparer la main-d'œuvre au changement technologique", sont pointées du doigt. Comme l’est l’action de l’UE, ses investissements en la matière "ayant donné des résultats relativement médiocres".

… et de l’énergie

Pour réussir, l’Europe devra en outre nécessairement réussir à réduire le coût de son énergie.

Le rapport déplore "des investissements dans les infrastructures lents et sous-optimaux, tant pour les énergies renouvelables que pour les réseaux", notamment dus à "un processus d'autorisation long et incertain". Il dénonce aussi l’actuelle réglementation du marché, qui "empêche les industries et les ménages de saisir tous les avantages de l'énergie propre dans leurs factures". Et ce, alors que "les énergies fossiles vont continuer de jouer une rôle central dans la tarification de l'énergie au moins pour le reste de cette décennie". Des ménages et des entreprises qui souffrent, d’une part, d’une volatilité excessive des prix, le système reposant "excessivement sur les prix au comptant du gaz", dont la volatilité est renforcée par les comportements des marchés financiers. Et, d’autre part, d’une "taxe sur l'énergie plus élevée que dans d'autres parties du monde", devenue certes "une source importante de recettes budgétaires", mais "contribuant à la hausse des prix de détail". Et le rapport de prévenir : "Sans plan pour transférer les avantages de la décarbonation aux utilisateurs finaux, les prix de l'énergie continueront de peser sur la croissance". 

La gageure sera de réaliser tout cela sans alourdir encore le "fardeau réglementaire". "On ne s’appuie pas sur des interdictions. On s’appuie surtout sur des incitants", prône Mario Draghi. 

› L’exemple de l’automobile

"Le secteur automobile est un exemple clé du manque de planification de l'UE, appliquant une politique climatique sans politique industrielle", met en exergue le rapport. On sait que la situation du secteur, suivie de près par le Comité européen des régions (notre article du 6 juin), n’est pas sans inquiéter. Non sans raison, alors que les véhicules 100% électriques peinent à séduire les consommateurs, qui leur préfèrent notamment les véhicules hybrides. Le 4 septembre, Volvo annonçait ainsi renoncer à son objectif du tout électrique en 2030, invoquant "un déploiement plus lent que prévu de l'infrastructure de recharge, le retrait d'incitations gouvernementales sur certains marchés et des incertitudes supplémentaires créées par les récents droits de douane sur les véhicules électriques sur différents marchés", rapporte l’AFP. Deux jours plus tard, c’était au tour de Toyota d’indiquer qu’il prévoyait de réduire d’un tiers sa production de véhicules électriques en 2026. Des réductions qui ne sont pas sans conséquence pour les constructeurs, du fait de la réglementation, laquelle leur impose au 1er janvier prochain une nouvelle réduction des émissions de CO2/km calculé sur l’ensemble des véhicules qu’ils commercialisent, tout gramme de dépassement entrainant une amende à multiplier par le nombre de véhicules immatriculés. Dans les faits, l’objectif les contraint à commercialiser environ un quart de véhicules électriques. "Tout le monde parle de 2035 [date de l’interdiction de la vente de véhicules thermiques neufs], mais il vaudrait mieux parler de 2025", alertait ainsi le 7 septembre, sur France inter, le directeur général du groupe Renault, Luca de Meo, par ailleurs président de l’Association des constructeurs européens d’automobiles. Et de préciser : "Si l'électrique reste simplement au niveau d’aujourd'hui, l'industrie européenne va peut-être devoir payer 15 milliards d'euros d'amendes ou renoncer à la production de plus de 2,5 millions de véhicules et de véhicules utilitaires [à combustion], parce que si tu ne vends pas 1 voiture électrique, tu ne peux pas produire 4 voitures à combustion", explique-t-il. Ce qui reviendrait à ouvrir toutes grandes les portes du marché aux autres constructeurs. Il réclame en conséquence "un peu de flexibilité", mettant notamment en avant le fait que les bornes de recharge "n'ont pas été installées à la vitesse qu'il fallait, il faudrait multiplier par 7 ou par 8 la vitesse [d’installation]", ou évoquant encore "le prix de l'électricité qui est, dans beaucoup de pays, indexé sur celui du gaz" et le fait que "si les Allemands enlèvent les subventions parce qu’ils n’ont plus de budget, évidemment le marché de l'électrique flanche".

 

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