"Orchestrer et planifier l'action publique" : le nouveau "référentiel" de France Stratégie
"Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique". Tel est le titre du volumineux rapport que France Stratégie publie au terme de deux ans de travaux visant à "repenser" cette action publique, que ce soit sur le terrain écologique, social ou économique. Le "référentiel" proposé passe par une "stratégie nationale des soutenabilités", un renforcement des processus démocratique... et la création d'un "orchestrateur des soutenabilités". Si les collectivités sont mentionnées, elles le sont surtout en tant que parties prenantes d'un mouvement initié par l'État.
Comment répondre à la "triple crise écologique, sociale et économique" ? France Stratégie suggère de décloisonner et de planifier davantage les politiques publiques, dans un rapport opportunément publié à l'entame d'un nouveau quinquennat, intitulé "Soutenabilités ! Orchestrer et planifier l’action publique".
Pour l'organisme de réflexion rattaché à Matignon, la France souffre d'une "difficulté structurelle à intégrer dans l'exercice démocratique le temps long, la complexité des enjeux et leur interdépendance". Un diagnostic posé après deux ans de travaux initiés par la crise des Gilets jaunes et nourris par la pandémie de Covid-19. Le rapport de 296 pages rendu public ce 9 mai est en effet le résultat d'une "démarche pluridisciplinaire" lancée début 2020 autour de "trois cycles de réflexion réunissant des milliers de participants et de la synthèse de 450 contributions" (voir par exemple notre article de juin 2021 sur l'une des conférences organisées dans ce cadre, consacrée aux "politiques publiques du temps").
À force de penser à court terme, le pays se trouverait face à une série d'impasses, ou de "conflits de soutenabilité" selon les mots employés par les auteurs du rapport. C'est par exemple le cas du "modèle social", mis sous pression par les "bouleversements démographiques" comme le vieillissement ou la migration. Mais c'est également vrai du modèle économique français, dont la soutenabilité "est corrélée à une croissance suffisante du PIB". Or "en moyenne, la croissance annuelle française était de 0,6% dans les années 2010", souligne le rapport.
Sur les questions environnementales, "malgré une prise en compte de plus en plus marquée dans nombre de politiques publiques (...), la baisse de nos émissions de gaz à effet de serre demeure insuffisante pour respecter nos engagements", regrette France Stratégie.
Et à ces multiples impasses s'ajoute une "crise démocratique". "Bon nombre de citoyens" doutent ainsi de "la capacité de l'État à mettre en oeuvre des orientations qui résultent de l'expression des préférences collectives et d'une appréciation des besoins communs". Une défiance qui s'exprime notamment dans la progression du taux d'abstention aux élections ou la désaffection pour les partis politiques et les syndicats. D'où la nécessité, pour les auteurs, de "revoir en profondeur" la conception et le pilotage de l'action publique, ainsi que les outils et indicateurs associés.
De l'importance de la planification
Pour relever le défi, France Stratégie mise donc sur la "soutenabilité" : en d'autres termes, la décision publique aurait vocation à être à la fois durable, transversale et légitime aux yeux des citoyens. Afin de concrétiser cette ambition, l'organisme propose à la fois une méthode et un chef d'orchestre.
Sur la méthode, le rapport insiste sur l'importance de la planification, afin d'"éviter la dilution des énergies et des moyens", souligne Hélène Garner, co-autrice du rapport. En pratique, cette approche de long terme pourrait se décliner dans une "stratégie nationale", sorte de loi de programmation présentée en début de quinquennat. "On pourrait ensuite prévoir une présentation annuelle par le Premier ministre devant le Parlement de l'état d'avancement de cette stratégie et des éventuels ajustements proposés", imagine France Stratégie.
L'idée n'est évidemment pas de laisser le gouvernement décider seul de cette feuille de route : la "participation citoyenne" doit être prise en compte. Quelle que soit la manière dont les citoyens seront associés à l'élaboration de la stratégie, "il revient au politique de dire très précisément ce qu'il fera du résultat de ces consultations". Un avertissement que l'on peut entendre comme un écho à l'épisode de la Convention citoyenne pour le climat.
France Stratégie insiste aussi sur la nécessité de dépasser la segmentation des politiques publiques, en abandonnant "la logique compétitive de l'arbitrage" entre ministères au profit de la "coopération" et du "consensus" interministériels.
C'est là qu'intervient le chef d'orchestre, "un pilote clairement identifié" qui garantirait la conciliation des différents objectifs de long terme. Ce "pilote" ne serait pas associé à l'élaboration de la stratégie, mais il serait plutôt chargé de l'instruire et de l'évaluer en continu. Pour asseoir son autorité, les auteurs du rapport suggèrent de le rattacher au Premier ministre, "position surplombante et systémique par nature, théoriquement à l'abri des intérêts purement sectoriels".
"La 'fabrique de la décision publique' doit être réformée", tranche le commissaire général de France Stratégie, Gilles de Margerie. "Le début d'une nouvelle législature est le bon moment pour le faire."
Quelle place pour les collectivités ?
En résumé, la mise en œuvre du "nouveau référentiel" de France Stratégie passerait par :
- la définition d’une "stratégie nationale des soutenabilités qui concilie protection de l’environnement, progrès social et développement économique" ;
- "le renforcement démocratique de la fabrique des politiques publiques, avec un continuum délibératif qui repose à la fois sur la participation citoyenne, sur l’amélioration du travail parlementaire et sur une meilleure articulation entre les deux" ;
- la création, auprès du Premier ministre, d’un "orchestrateur des soutenabilités", responsable de "l’élaboration de la stratégie nationale, de l’expertise et la prospective, du conseil et de la préparation des arbitrages, de la coordination des feuilles de routes sectorielles et territoriales, de l’évaluation, de l’animation du débat public et de la constitution d’un centre de ressources". Autant de fonctions qui "n’ont pas vocation à être remplies par un organisme unique, mais devraient être coordonnées et articulées par un pilote clairement identifié".
Dans ce vaste schéma, quelle place pour les collectivités ? Il semblerait bien que France Stratégie ne leur accorde pas un rôle moteur… En tout cas, la problématique du rapport est bien centrée sur l'État. Les collectivités sont certes régulièrement mentionnées en tant que partie prenante de "l'action publique au sens large". L'"orchestrateur" prôné par France Stratégie doit en effet être "collaboratif", en agissant "à la fois en complément et en relation avec les administrations des ministères, des collectivités territoriales mais aussi avec tout l’univers des opérateurs et agences". Et l'État se doit de "penser de nouvelles modalités d’action, notamment dans ses collaborations avec les collectivités".
Mais la décentralisation des politiques publiques est en partie abordée comme une source de complexité supplémentaire : "La structuration territoriale d’une action publique soutenable est délicate, du fait même de la répartition des compétences entre l’État et les différents échelons de collectivités, des jeux d’acteurs qui en découlent, ainsi que de la grande hétérogénéité des territoires et des contextes locaux", peut-on lire par exemple. Ou bien encore : "Le 'mille-feuilles' territorial ne facilite pas la lisibilité de l’action publique, y compris pour les acteurs territoriaux, ni les convergences dans un horizon de temps pluriannuel. L’articulation entre les échelles administratives (nationale, régionale, départementale, intercommunale, communale) et les enjeux croisés en matière d’énergie, d’urbanisme, d’habitat et de transport font ressortir la complexité des stratégies à intégrer."