Neutralité carbone : les quatre scénarios de "transition(s)" de l'Ademe pour 2050
L'Ademe a présenté ce 30 novembre son rapport "Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat" qui dessine quatre chemins "types" permettant d'aller vers la neutralité carbone en 2050. Chacun des scénarios – "Génération frugale", "Coopérations territoriales", "Technologies vertes", "Pari réparateur" – présente ses conséquences pour les modes de vie et l'économie et pose les enjeux en termes techniques mais aussi pour la gouvernance et les territoires, avec des déclinaisons sectorielles (bâtiment, mobilité, alimentation, agriculture, forêts, industrie, déchets, énergie). Ce travail de prospective inédit de la part de l'agence entend nourrir la prochaine Stratégie française Energie-Climat.
Résultat de plus de deux ans de travaux mobilisant plus d'une centaine d'experts, le rapport de près de 700 pages publié par l'Ademe ce 30 novembre intitulé "Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat" constitue un exercice de prospective inédit de la part de l'Agence. Celle-ci s'est appuyée sur la traduction de la neutralité carbone qui est faite dans la loi Energie Climat de 2019 et suppose que les émissions annuelles en 2050 soient au moins compensées par un flux égal d'absorption des gaz à effet de serre. L'Ademe s'est aussi inspirée des quatre scénarios du Giec dans son rapport spécial (Réchauffement planétaire de 1,5°C) de 2018. "Les scénarios que nous proposons sont les chemins possibles pour atteindre la neutralité carbone en 2050, qui est l'épine dorsale de la stratégie nationale bas carbone", a souligné Arnaud Leroy, président de l'Ademe lors de la présentation du rapport. "Chaque scénario est tenu par une cohérence interne, a-t-il souligné. On atteint à chaque fois la neutralité carbone mais avec une intensité d'effort qui varie".
Frugalité choisie et contrainte
Le premier scénario, intitulé "Génération frugale" est le plus radical en termes de sobriété des modes de vie, avec une frugalité choisie mais aussi contrainte et une préférence pour le local. Sur le plan alimentaire, la consommation de viande est divisée par trois et la part du bio passe à 70%. Les grandes villes sont délaissées au profit des villes moyennes et des zones rurales. Dans le domaine de l'habitat, le parc de bâtiments est massivement mobilisé et rénové (80% des logements le sont à un niveau bâtiment basse consommation ou plus). La transformation de logements vacants et de résidences secondaires en résidences principales permet de réduire drastiquement le nombre de constructions neuves. La mobilité diminue aussi fortement (réduction d'un tiers des kilomètres parcourus par personne, la moitié des trajets réalisés à pied ou à vélo). Contractée en raison d'une demande moindre, la production industrielle se décarbone et s'appuie sur des matériaux recyclés tandis que le "made in France" et les produits locaux sont privilégiés par les consommateurs finaux pour maîtriser l'empreinte carbone. Par rapport à 2015, la consommation finale d'énergie passe de 1.772 TWh à 790 TWh, et la demande en électricité s’établit à 400 TWh. Grâce aux puits naturels de carbone dans la biomasse et les sols (116 Mt de CO2 par an), ce scénario permet d’obtenir un bilan des émissions de carbone négatif (-42 millions de tonnes de CO2).
Coopération des acteurs territoriaux
Dans le deuxième scénario intitulé "Coopérations territoriales", la société se transforme dans le cadre d'une "gouvernance partagée" où organisations non gouvernementales, institutions publiques, secteur privé et société civile trouvent des "voies de coopération pragmatique qui permettent de maintenir la cohésion sociale". Le système économique évolue à un rythme soutenu vers "une voie durable alliant sobriété et efficacité". L’alimentation reste sobre, locale et végétale, avec une division par deux de la consommation de viande, l’habitat se densifie autour du concept de la "ville du quart d’heure" et 80% du parc est rénové au niveau BBC à l’horizon 2050. La mobilité est maîtrisée (-17% de km parcourus par personne et près de la moitié des trajets sont effectués à pied ou à vélo). "Le recyclage est très développé mais les quantités totales à recycler sont réduites du fait de l'efficacité des actions d'économie circulaire", indique la synthèse du rapport. Dans ce scénario, la consommation finale d’énergie est là encore divisée par deux par rapport à 2015, passant de 1.772 TWh à 829 TWh, pour une demande en électricité autour de 520 TWh. La neutralité carbone est atteinte grâce au maintien des puits naturels et à l'appel limité au captage et stockage de CO2 sur quelques procédés aux émissions incompressibles comme les cimenteries du Nord-Est de la France. Les émissions totales de gaz à effet de serre (GES) sont ainsi ramenées à -28 millions de tonnes de CO2.
Le pari des technologies vertes
Le troisième scénario, "technologies vertes", dans lequel les métropoles se développent, mise sur le développement technologique pour répondre aux défis environnementaux. L'alimentation est un peu moins carnée qu'aujourd'hui et un peu plus équilibrée, la mobilité individuelle est prédominante mais avec des véhicules plus légers et électrifiés. Quant à l'industrie, elle produit un peu moins en volume mais est décarbonée, notamment grâce au recours à l'hydrogène. Côté bâtiments, le scénario prévoit un nouveau cycle de déconstruction/reconstruction "haussmannien" générant une consommation massive de ressources naturelles. Les modes de construction évoluent vers l'industrialisation et la préfabrication pour répondre aux besoins de constructions neuves de logements collectifs. Quant aux rénovations, elles touchent l'ensemble des postes de travaux mais sans s'inscrire dans une trajectoire bâtiment basse consommation (BBC) et privilégie la rénovation par geste plutôt que locale. La biomasse est mobilisée au maximum pour des besoins énergétiques. La consommation finale d’énergie est réduite par rapport à 2015, passant de 1.772 TWh à 1.062 TWh et la demande en électricité s’établit à 630 TWh. La neutralité carbone est atteinte grâce aux puits végétaux et à plusieurs techniques de capture et stockage de carbone (94 Mt de CO2). Le bilan est de -9 millions de tonnes de CO2 en 2050.
Réparer les écosystèmes sans changer les modes de vie actuels
Enfin le dernier scénario, baptisé "pari réparateur", permet de sauvegarder les modes de vie actuels de consommation de masse et mise sur la capacité à réparer les dégâts causés aux écosystèmes. Ceci conduit à remettre en cause un certain nombre d'objectifs aujourd'hui inscrits dans la loi (division par deux de la consommation d'énergie, zéro artificialisation nette…) tandis que les enjeux écologiques locaux (ressources, pollution, bruit, biodiversité…) sont traités avec des solutions techniques. La construction neuve est maintenue et la moitié des logements seulement est rénovée au niveau BBC. La domotique se développe et la technologie s'immisce aussi de plus en plus dans les moteurs et la gestion des mobilités, en fort développement (+28% de km parcourus par personne). La décarbonation de l'industrie est focalisée sur le captage et le stockage géologique de CO2. La consommation finale d’énergie est relativement élevée, à 1.287 TWh ainsi que la demande en électricité (800 TWh). Les forêts étant très exploitées, l’essentiel des puits de carbone repose sur les puits technologiques (134 Mt de CO2) pour un bilan des émissions légèrement positif, de 1Mt de CO2 en 2050.
Enseignements sectoriels
De ces scénarios, l'Ademe tire différents enseignements sectoriels, aussi bien pour l'aménagement du territoire et l'urbanisme (séquence "Eviter, Réduire, Compenser" pour repenser la ville et le territoire avec une gestion sobre des ressources, notamment des sols), les bâtiments résidentiels et tertiaires, la mobilité des voyageurs et le transport de marchandises, l'alimentation, la production agricole, forestière et industrielle que pour l'énergie (mix gaz et hydrogène, mix électrique, froid et chaleur distribués via les réseaux urbains et hors réseaux), les carburants liquides, les ressources et usages non alimentaires de la biomasse, les déchets et les puits de carbone.
Alimenter le débat
Ce travail prospectif a aussi fait émerger cinq problématiques à mettre en débat, souligne l'Ademe, à commencer par la sobriété. "La décarbonation de l’énergie sera d’autant plus facilitée que la demande sera faible, estime-t-elle. Or, la réduction de cette demande est déterminée par deux facteurs : la démarche de sobriété, c’est-à-dire le questionnement des modes de vie et de consommation afin de maîtriser la demande de biens et de services et l’efficacité énergétique qui permet de réduire la quantité d’énergie nécessaire à leur production." Autre questionnement : peut-on s’appuyer uniquement sur les puits naturels de carbone pour atteindre la neutralité ? "L’atteinte de la neutralité carbone ne peut pas se passer des puits naturels de CO2 (plantes, sols et produits) car leur potentiel est très important par rapport aux puits technologiques, comme le captage et stockage du CO2", relève l'Agence. D'autant que ces technologies sont encore loin d'avoir fait leurs preuves.
La question d'un régime alimentaire durable est également posée. "L’alimentation est l’un des enjeux majeurs mondiaux, avec le doublement prévu des besoins alimentaires à l’horizon 2050, rappelle l'Agence. En France, l’alimentation est responsable du quart de l’empreinte carbone et est à la croisée de multiples enjeux (santé, environnement, biodiversité, qualité de l’eau et des sols, pratiques culturelles …)".
"Artificialisation, précarité, rénovation : une autre économie du bâtiment est-elle possible ?", s'interroge aussi l'Ademe. "Les bâtiments représentent près de la moitié de la consommation d’énergie nationale et sont responsables d’un quart des émissions de GES et participent directement à l’artificialisation des sols. Par ailleurs, les tendances récentes aboutissent à une certaine multiplication des équipements et à une utilisation de surfaces de bâtiment croissante", pointe-t-elle. Enfin, elle pose la question d'un nouveau modèle industriel. "La sobriété est-elle dommageable pour l’industrie française ? Par opposition aux 30 années passées, il est aujourd’hui communément admis que relocaliser l’industrie en France est vital pour notre économie et sa résilience. Cette relocalisation ne va toutefois pas de soi dans un monde globalisé et ne sera pas sans impact", prévient-elle.
Les scénarios élaborés par l'Ademe ont pour ambition de nourrir les délibérations collectives, en particulier celles sur la prochaine Stratégie française pour l'énergie et le climat. Ils seront par ailleurs approfondis par des analyses complémentaires, notamment avec des évaluations "macroéconomie et investissements", qui évoqueront aussi la fiscalité, une analyse détaillée du mix électrique et métaux de la transition énergétique, ou encore des évolutions des modes de vie. Un guide d'aide à la prospective pour les territoires est également prévu.