Mixité scolaire : Pap Ndiaye met la pression sur l'enseignement privé
Les mesures en faveur de la mixité sociale à l'école se précisent. À l'occasion de deux sorties récentes, le ministre de l'Éducation nationale a laissé entendre qu'il allait employer des "moyens de pression" pour impliquer le secteur privé. Il a également insisté sur le rôle des collectivités territoriales.
Cette fois c'est sûr. Ce qui n'était qu'une option dans l'éventail de mesures à venir pour favoriser la mixité sociale à l'école va advenir : l'enseignement privé sous contrat sera bien mis à contribution. Le ministre de l'Éducation nationale l'a confirmé au Sénat dans la soirée du 1er mars, puis répété le lendemain matin lors d'un déplacement à Bordeaux.
Devant le Sénat, invité à parler de mixité sociale à l'école, Pap Ndiaye a d'abord précisé les termes du débat : à la rentrée 2021, la population scolaire issue de milieux défavorisés était de 37,4% dans l'ensemble des collèges, mais présente à hauteur de 61% dans les 10% des établissements les plus défavorisés, tandis que les collèges favorisés n'accueillent que 14,6% de ces élèves. Et cette différenciation sociale est encore plus marquée entre secteur public et secteur privé : le premier compte 42% d'élèves défavorisés, contre 18% au second. "Il faut passer des bonnes intentions à des solutions pragmatiques, compréhensibles et acceptables par tous", a martelé le ministre, tout en soulignant qu'il n'existait pas de "réponse unique". Il entend donc proposer une "palette de leviers que les recteurs, en lien avec les collectivités, seront chargés d'utiliser souplement, voire d'en inventer d'autres afin de tenir des objectifs que nous leur fixerons avec une progressivité annuelle". Le premier enseignement du débat au Sénat est donc que des objectifs précis, et vraisemblablement chiffrés, seront fixés et que les mesures pour les atteindre s'étaleront dans le temps.
Pas de révision pluriannuelle de la carte scolaire
Quant aux leviers eux-mêmes (lire notre article du 28 février), le ministre les a précisés. "Le plus évident, a-t-il dit, est la sectorisation". Il invite sur ce point à "s'interroger sur les politiques d'habitat et les choix géographiques d'implantation des établissements". Mais attention, cette vision à long terme ne remettra pas en cause le caractère annuel de la révision de la carte scolaire. Interrogé par le sénateur des Pyrénées-Atlantiques Max Brisson qui lui demandait s'il était envisageable de réviser la carte scolaire sur un rythme pluriannuel pour tenir compte, notamment, des politiques d'urbanisme par lesquelles l'État "impose aux maires de voir loin", Pap Ndiaye a écarté cette hypothèse.
L'autre piste de réforme concernant la sectorisation tient dans la mise en place de secteurs multicollèges, dans la fusion d'établissements ou encore dans la création de binômes de collèges proches géographiquement mais éloignés socialement. Pap Ndiaye rappelant à cet égard que deux cents de ces "binômes" étaient d'ores et déjà identifiés sur tout le territoire. En milieu rural, la piste évoquée vise à rapprocher les établissements isolés de ceux des bourgs plus importants, mais raisonnablement proches, à travers des projets communs ou des échanges pédagogiques.
"Autre outil efficace" pour le ministre de l'Éducation nationale : l'implantation d'offres pédagogiques telles que les sections internationales. 43 ont été créées en 2022 dans des collèges REP et 16 le seront en 2023, exclusivement dans des collèges défavorisés "pour rattraper le retard". Ici, il s'agit de "renforcer l'attractivité [des établissements] pour permettre aux parents un choix rassurant".
Les postes du privé dans la balance
Mais l'essentiel de l'intervention de Pap Ndiaye devant les sénateurs a consisté à mettre la "pression" – le terme est revenu à plusieurs reprises dans sa bouche – sur l'enseignement privé sous contrat, et particulièrement sur l'enseignement catholique, qui regroupe 96% des établissements privés. "L'enseignement privé sous contrat sera impliqué dans l'effort de mixité, a assuré le ministre. Il est normal d'exiger qu'il favorise la mixité des élèves en s'engageant dans une démarche contractualisée." Cet engagement de l'enseignement privé fait actuellement l'objet de pourparlers. Le ministre assure que la discussion est "constructive" et espère la signature d'un protocole pour le 20 mars prochain.
Quels seront les engagements de l'Enseignement catholique dans cette affaire, alors qu'il y a quelques semaines à peine, son secrétaire général clamait haut et fort que sa liberté de recrutement des élèves n'était "pas négociable" (lire notre article du 23 janvier) ? À défaut d'apporter une réponse définitive, on sait désormais que Pap Ndiaye assume avoir "quelques moyens de pression". Un exemple ? "L'allocation des postes d'enseignants du privé peut être un facteur de pression." Le ministre, qui il y a quelques jours affirmait ne pas vouloir rouvrir la guerre scolaire, semble prêt à mettre sur la table l'accord tacite du "80/20" qui, depuis les années 1980, veut que 20% des allocations de postes reviennent au secteur privé sous contrat.
Vers une prise en charge des cantines du privé ?
Cette pression, a encore précisé Pap Ndiaye, vise des "objectifs précis". En l'occurrence, un double objectif de mixité sociale et scolaire. Pour le ministre, le "simple objectif de fixation d'un pourcentage de boursiers dans les établissements privés ne doit pas aboutir à ce que les établissements privés aillent chercher dans les établissements publics les meilleurs élèves boursiers en les privant de leurs têtes de classe". Alors qu'actuellement le privé compte trois fois moins d'élèves boursiers que le public, Pap Ndiaye entend "veiller à une mixité scolaire qui ajoute au facteur purement social d'autres facteurs, [comme] des élèves dont les résultats scolaires soient répartis sur l'ensemble du spectre".
Les exigences vis-à-vis de l'enseignement privé sous contrat ne sont donc pas minces dans cette affaire. Mais les négociations en cours comportent différents aspects "encore à régler". Quelles contreparties l'enseignement privé mettra-t-il dans la balance pour avaler la pilule ? Lors de la dernière campagne présidentielle, le secrétariat général de l'Enseignement catholique (Sgec) avait souhaité "rendre obligatoire l’attribution des mêmes subventions sociales […] au profit des enfants y ayant droit, sans considération de l’établissement qu’ils fréquentent" (lire notre article du 2 mars 2022). Or, de l'aveu même du ministre, la question de la restauration scolaire dans le protocole à venir est toujours en suspens. De là à imaginer la prise en charge de la cantine comme monnaie d'échange… Les collectivités, qui assument cette charge dans le secteur public, seront forcément attentives aux termes du protocole final. Interrogé dans le cadre de son déplacement à Bordeaux, ce 2 mars, Pap Ndiaye n'en a pas dit plus sur la "pression" qu'il entend exercer sur le privé.
Élus et rectorat main dans la main
Le ministre de l'Éducation nationale s'est en revanche montré plus prolixe sur le rôle "essentiel" que les collectivités joueront pour favoriser la mixité sociale à l'école : "Sans des présidents de conseils départementaux, sans des maires qui soient allants sur le sujet, on n'arrivera à rien. Je me réjouis que la ville de Bordeaux soit décidée à avancer sur cette question essentielle pour la cohésion de notre société et la réussite de nos élèves", a-t-il déclaré.
À ses côtés, le maire de Bordeaux, venait d'entendre le cri du cœur des enseignantes de l'école maternelle Condorcet, située dans un quartier prioritaire, qui ont appelé à plus de mixité sociale dans leur établissement. Pierre Hurmic a reconnu qu'il existait "à Bordeaux, comme dans d'autres grandes villes, une stratégie d'évitement de certains établissements, et souvent des évitements à tort". Pour lui, ses concitoyens "ne connaissent pas les performances de certains établissements dans les quartiers difficiles". Pour lutter contre le "bouche-à-oreille" entre parents, le "devoir des élus est de changer la tonalité, faire connaître ces établissements et persuader les parents que leurs enfants y auront une bonne éducation scolaire. C'est une responsabilité collective de l'Éducation nationale et des élus que nous sommes".
Les recettes de Pierre Hurmic ressemblent d'ailleurs fort à celles de Pap Ndiaye : faire connaître ces établissements, associer le secteur privé qui "profite souvent des stratégies d'évitement", "revoir les périmètres de la carte scolaire pour intégrer des quartiers comme le Grand Parc [où se trouve l'école Condorcet de Bordeaux, ndlr], où une partie est plutôt défavorisée mais l'autre partie ne l'est pas, et faire en sorte que la carte permette cette mixité". Le tout grâce à un travail en commun avec le rectorat par lequel la collectivité, qui "connaît bien le territoire", doit "prendre toute sa place". "Cela fait partie des sujets que l'on a mis à l'ordre du jour, et les contacts que nous avons pris aujourd'hui vont nous permettre de poursuivre cette discussion au niveau du ministère", se réjouit Pierre Hurmic. En le quittant, Pap Ndiaye lui a donné rendez-vous pour "reparler de mixité".