Congrès des maires - Les services publics, une monnaie de libre échange avec les Etats-Unis
La mobilisation des maires au sujet du traité transatlantique - TTIP ou Tafta, selon qu'on est pour ou contre - faiblirait-elle ? Alors qu'ils sont près de 700 à avoir fait adopter une délibération pour déclarer leur commune "hors Tafta" ou en "zone de vigilance", ils étaient bien peu nombreux au point info consacré à ces âpres négociations dans le cadre du Congrès des maires, le 2 juin. Pas de quoi en prendre ombrage pour le président de la commission Europe de l'Association des maires de France (AMF), Christophe Rouillon, chargé d'animer ce débat. "C'est dans les catacombes que prospèrent les nouvelles religions", a plaisanté le maire de Coulaines (72). Le marché transatlantique, une religion pour "évangélistes du marché" ? Non, "on le fait de manière non idéologique, sans idolâtrie pour l'ouverture mondiale", a assuré Edouard Bourcieu, conseiller commercial à la représentation en France de la Commission européenne. Ce dernier a pourtant égrainé quelques mantras, comme le gain de 0,5% de croissance qui résulterait de cet accord pour l'Europe. Le représentant de la Commission en veut pour exemple l'accord conclu avec la Corée du Sud entré en vigueur en 2011, qui a permis de supprimer quasiment tous les droits de douanes entre les deux partenaires et a engendré une augmentation de 50% des exportations européennes en quatre ans. "Le déficit commercial de 10 milliards d'euros a été transformé en un excédent de 4 milliards d'euros", a-t-il souligné, précisant que les parts de marchés de l'Union européenne sont passées de 9 à 13%, au détriment du Japon et des Etats-Unis, conduisant même ces derniers à renégocier leur propre accord. On objectera que dans cette partie de poker, le poids de la Corée n'est pas celui des Etats-Unis.
Une "spécificité française"
Le TTIP s'inscrit dans une vague générale d'accords de libre-échange à l'échelle de la planète. Ces accords bilatéraux ou multilatéraux visent à suppléer l'abandon du cycle de Doha dans le cadre de l'OMC. L'Union européenne a ainsi engagé des discussions avec la plupart des grands ensembles régionaux, de l'Asie du Sud-Est au Mercosur. Elle vient de passer un accord avec le Canada (Ceta) en attente de ratification. Les Etats-Unis ne sont pas en reste et viennent de signer le partenariat transpacifique constituant, avec onze autres pays de la région (sans la Chine), la plus grande zone de libre-échange au monde. "Le projet transatlantique peut être une opportunité pour augmenter les échanges commerciaux de nos deux économies et éviter la dérive du continent américain vers l'Asie", a déclaré Christophe Rouillon. Mais sur un certain nombre de sujets - l'accès aux marchés publics, la reconnaissance des indications géographique, l'ouverture des services publics -, les Américains se montrent intraitables. Et rien ne garantit une adoption avant la fin du mandat de Barack Obama qui aurait aimé afficher ce traité "à son bilan", a expliqué Edouard Bourcieu pour qui le calendrier électoral américain constitue un moyen de pression pour l'Europe. A l'occasion du prochain conseil européen fin juin, Jean-Claude Juncker demandera aux Vingt-Huit de confirmer le mandat de la Commission pour négocier le traité. A ce titre, sa venue au Congrès des maires le 31 mai n'était pas anodine. Le président de la Commission a assuré que ces négociations ne se faisaient "pas en cachette". "Nos normes, nos principes et nos valeurs ne seront pas bradés", a-t-il dit. L'universalité des services publics est "une spécificité française", c'est "un souci que doivent avoir à cœur ceux qui négocient", a-t-il dit à l'attention d'un François Hollande plus offensif sur ce terrain. Le président de la République n'a pas tardé à rebondir, en clôture du congrès, le 2 juin. "La France sera particulièrement vigilante pour que les services publics locaux ne soient pas mis en cause dans le cadre de cet accord", a-t-il déclaré. "Je ne voudrais pas que nos entreprises soient empêchées aux Etats-Unis d'entrer dans un certain nombre d'Etats alors même que les entreprises américaines pourraient venir soumettre leurs propositions à l'ensemble de nos marchés locaux." Une nette évolution dans le discours du président français qui, en 2014, disait à Barack Obama : "Nous avons tout intérêt à aller vite." La France aussi a son calendrier électoral.
Sur la réciprocité de l'ouverture des marchés publics, l'enjeu est de taille. Les marchés européens sont "ouverts à 87% aux pays tiers, ceux des Etats-Unis le sont à 35%", a indiqué le sénateur de l'Orne Jean-Claude Lenoir, président de la commission des affaires économiques du Sénat. Les marchés américains sont en effet protégés par un "Buy American Act" qui date de 1933 et donne une préférence aux produits américains. Ce que de son côté se refuse à faire la Commission ; d'où la difficulté pour les collectivités, par exemple, de privilégier la production locale dans les marchés de restauration collective. "Il appartient à l'Union européenne de réviser ses marchés publics accessibles", estime Jean-Claude Lenoir. La Commission, elle, espère encore pouvoir faire céder les Américains. "C'est un intérêt offensif majeur", a souligné Edouard Bourcieu qui reconnaît que, pour l'heure, "c'est une grande source d'insatisfaction" de la négociation en cours. Quand bien même la Commission obtiendrait des résultats, le Sénat américain veillerait sans doute au grain lors de la ratification.
L'eau exclue des négociations
S'agissant des services publics, le conseiller de la Commission assure que les Etats membres conserveront les mêmes marges de manoeuvre. "La notion de services publics n'est pas définie dans nos réserves, on a tout intérêt à la garder la plus large possible", a-t-il insisté, de manière en embrasser les conceptions diamétralement opposées de la France et des Pays-Bas : "Il est important de maintenir cette définition très large pour que chaque Etat membre puisse organiser les services publics comme il le souhaite." Edouard Bourcieu a apporté une précision de taille. La négociation repose sur une "liste positive" de services, dans les domaines de l'énergie, de la santé, des services postaux… En revanche, il est catégorique : l'eau est exclue de la négociation et "fait partie des secteurs protégés". C'est une des grandes sources d'inquiétudes des opposants au traité qui brandissent l'impossibilité de revenir à un mode de gestion publique une fois que les services auront été privatisés. Ce que les spécialistes appellent la "clause cliquet".
Autre pomme de discorde : la non-reconnaissance par les Américains des indications géographiques (IG). Sur le sujet, "la situation est très tendue", a reconnu Edouard Bourcieu. La Commission prend pour exemple le Ceta par lequel le Canada a reconnu environ 175 IG européennes dont une quarantaine de produits français. Mais pour la députée européenne Virginie Rozière, membre de la commission du marché intérieur, il s'agit avant tout d'une mesure d'"ordre du symbole" car il est très facile de contourner les indications géographiques avec des "Roquefort-like", "Kind of Roquefort"… Selon elle, la nature même de ce projet de traité pose question. "On n'est pas dans un accord commercial, de libre-échange, mais dans la création d'un marché intérieur transatlantique. (…) Cela pourrait s'entendre. Mais on a vu ce que c'était au niveau européen, avec des débats homériques sur le chocolat par exemple", a-t-elle fait remarquer. Or les Etats-Unis et l'Europe ont deux rapports à la nature et aux technologies radicalement opposés : "leur approche est-elle conciliable ?", s'est-elle interrogée, pointant notamment les risques concernant les législations sur les OGM, les gaz de schiste, l'agriculture... L'élue, qui siège également au conseil régional de Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, émet de sérieuses réserves sur le mécanisme de règlement des différends (ISDS) qui permettrait à des multinationales de remettre en cause des législations ou des modes de gestion de services publics qui leurs seraient défavorables. Si la Commission se félicite d'avoir proposé une "cour publique" d'arbitrage lors du dernier tour de négociation, Virginie Rozière estime qu'il n'en est rien, car les arbitres sont "des experts du droit du commerce international dont le métier est de conseiller les entreprises" et non des juges. L'élue place le débat sur le terrain de la géopolitique : quand Hillary Clinton voit dans ce traité un "Otan économique", elle y voit un "vrai défi de courage pour l'Europe". Virginie Rozière s'en est pris notamment à "la très grande frilosité de la Commission" vis-à-vis de la Chine, dont l'industrie de l'acier massivement subventionnée est en train "d'assécher ce qu'il reste de sidérurgie en Europe". "Il fallait créer les propres outils de notre puissance avant de se lancer dans cette négociation (avec les Etats-Unis)", a-t-elle lancé au représentant de la Commission.
Ironiquement, c'est au moment où le partenariat transatlantique piétine, que la Grande-Bretagne, considérée par le général De Gaulle comme le "Cheval de Troie" des Etats-Unis, pourrait choisir de faire cavalier seul.