Les "invisibles" de l'économie métropolitaine

ENTRETIEN. Dans son cahier Popsu sur "L'économie métropolitaine ordinaire", l'économiste Magali Talandier, professeure des universités en aménagement du territoire à l'Institut d'urbanisme et de géographie alpine de l'Université Grenoble-Alpes, rattachée au laboratoire Pacte, met en évidence toute une économie peu étudiée correspondant aux activités qui fournissent biens et services aux autres entreprises. Ces emplois "invisibles" ont fortement progressé ces dix dernières années dans les métropoles. Ils se développent en fonction des spécialisations industrielles régionales. Une économie locale qui ne s'exporte pas et qui s'est montrée très résiliente face aux chocs récents mais qui a du mal à s'adapter aux transformations écologiques actuelles.

Localtis : Quel a été le point de départ de votre analyse ?

Magali Talandier : Je souhaitais revenir sur la façon dont on considère l'économie des métropoles. Il y a souvent une approche élitiste, avec une économie définie par le haut, celle qui est rare, internationale, qualifiée… Il y a même tout un appareil statistique qui se penche sur cette économie et qui, de façon tautologique, décrit l'économie des métropoles par cette seule économie, car elle y est surreprésentée. Cela laisse de côté tout un aspect fondamental de l'économie métropolitaine, moins étudié. A côté de cette économie élitiste, on observe toutefois l'économie présentielle, qui est destinée aux ménages et liée à leur consommation (artisanat, commerce, tourisme…). Mais entre les deux, il y a tout un ensemble de métiers, qui ne s'adressent pas forcément aux ménages et qui correspondent davantage à des services et biens aux entreprises. C'est ce que j'appelle l'économie métropolitaine ordinaire, EMO.

Quels sont les métiers concernés et quel poids représentent-ils ?

Il s'agit d'une économie d'intermédiation car elle connecte les différents secteurs d'activités économiques. Tout ce qui tourne autour de la logistique, du transport, de l'entreposage, de la petite industrie, celle qui répond à des besoins locaux, une partie du BTP spécialisé, l'ingénierie technique, l'étude technique des sols, le nettoyage industriel, la sécurité… Ces métiers représentent 40% de l'emploi salarié en métropole (voir encadré). Ils se sont beaucoup développés ces dix dernières années, car les industriels se sont concentrés sur leur cœur de métier pour devenir plus compétitifs. Par exemple, une industrie disposait auparavant de sa propre entreprise de nettoyage qu'elle sous-traite maintenant. Cette économie est productive mais elle ne s'exporte pas. Elle a été très résiliente durant les crises. Quand tout s'arrête, on a besoin de ces secteurs d'activités qui continuent de fonctionner dans l'ombre. Cette économie est présente partout sur le territoire mais elle est plus fortement concentrée dans les régions métropolitaines. D'une métropole à l'autre, elle n'a pas le même poids car l'EMO est spécifique et dépendante des spécialisations industrielles locales. On retrouve toutefois une base incompressible.

Quels sont les enjeux derrière cette économie que vous avez identifiée ?

L'idée n'est pas de dire que c'est une économie performante, mais plutôt qu'elle existe, qu'elle compte et qu'elle a un certain nombre d'enjeux sociaux et écologiques. Ces travailleurs ont en effet des problématiques de foncier, ils ne disposent pas toujours de locaux adaptés, de mobilité, de conditions de travail adéquates. Ce sont des personnes qui ont souvent plusieurs patrons, qui sont hyper mobiles et elles ont du mal à s'adapter à la transition écologique et pourtant, c'est à ces travailleurs que l'on demande le plus grand effort, en matière de zones à faibles émissions (ZFE) par exemple. Il y a un enjeu fort à les aider à "transiter". Or, les collectivités territoriales ont du mal à les contacter, car ils sont surchargés de travail et ils ne sont pas fédérés. Mais les grandes entreprises sont souvent leurs clients. Il y aurait moyen de travailler avec eux sur ces questions, pour qu'ils soient pris en compte.

  • L'EMO, plus d'un emploi sur trois en France

L’ économie métropolitaine ordinaire (EMO) telle que définie par Magali Talandier, comprend l’ensemble des activités qui se localisent pour fournir des biens et des services aux autres entreprises du territoire : des services exigeant des niveaux de qualification variables (études techniques, réparation, nettoyage, sécurité...), des activités souvent qualifiées de support (logistique, transport, réparation, maintenance...), des activités de gestion et distribution des réseaux (énergie, déchets, eau...), des intermédiaires de commerce, du soutien aux entreprises plus administratif ou financier (banque, assurance, comptabilité...), des entreprises de travaux publics et de la petite industrie. 

Elle regroupe 6,7 millions d’emplois salariés du secteur privé en 2020, soit plus d’un emploi sur trois en France (37% exactement), dans près de 200 secteurs sur les 700 que compte la nomenclature officielle. L’EMO représente près de 45% des emplois salariés privés situés dans les métropoles, 37% dans les couronnes péri-métropolitaines et 30% dans les espaces situés en dehors des grandes aires d’attraction. 

Sur les 870.000 emplois salariés privés créés dans l’EMO en dix ans, 640.000 l’ont été dans les aires métropolitaines (soit 73% du total) et 500.000 dans les seules métropoles (soit 57%). "En évolution, la tendance souligne cet effet de concentration, puisque l’EMO progresse de 14,5% en France entre 2009 et 2019, pour 16,5% dans les métropoles et 17,2% dans leurs couronnes", souligne le document.

Côté répartition géographique, après Paris les métropoles les plus dotées en EM0 (entre 40 et 45%) sont, dans l’ordre, Nantes (44,6% des emplois), Orléans (43,9%), Lyon (43,2%), Rennes (43,0%), Lille, Toulouse, Bordeaux. Puis, viennent les métropoles plutôt médianes, avec un taux compris entre 35% et 40% : Nancy, Rouen, Aix-Marseille, Metz, Montpellier, Tours, Strasbourg, Dijon, Clermont-Ferrand. À l’opposé, d'autres métropoles sont en déficit d’EMO : Grenoble, Nice, Brest, Saint-Étienne et Toulon. Dans ces aires métropolitaines, l’EMO représente moins d’un emploi sur trois.

Un certain nombre de secteurs issus de l'EMO se retrouvent partout : les services aux entreprises élémentaires, qui sont présents quel que soit le contexte productif local (banque, assurance, nettoyage, BTP, location, petite industrie, sites d'extraction, édition, …). Les autres domaines sont présents selon leur synergie productive avec les secteurs exportateurs : la logistique et le transport sont ainsi particulièrement présents dans les territoires où les industries pharmaceutiques et chimiques et la fabrication de boissons sont développées. La présence d'industrie chimique et manufacturière renforce quant à elle le recours aux emplois intérimaires. Le commerce de gros se développe dans les territoires spécialisés dans l'industrie alimentaire, la fabrication de meubles, etc. "Ces spécificités productives locales expliquent donc pour partie la composante structurelle de l’EMO et les différences territoriales, détaille l'ouvrage, il s’ensuit un double mouvement, à la fois de concentration de ces activités dans les grandes aires métropolitaines, mais également de desserrement au sein de celles-ci".

 

Abonnez-vous à Localtis !

Recevez le détail de notre édition quotidienne ou notre synthèse hebdomadaire sur l’actualité des politiques publiques. Merci de confirmer votre abonnement dans le mail que vous recevrez suite à votre inscription.

Découvrir Localtis