Gestion de l'eau - Les grandes entreprises de l'eau sous le feu des critiques
Coup sur coup, plusieurs grandes collectivités viennent de remettre en cause les pratiques des grands concessionnaires du marché de l'eau en France. Alain Rousset, président de la communauté urbaine de Bordeaux (CUB) a révélé, le 17 novembre dernier, avoir arraché un protocole d'accord avec la Lyonnaise des eaux après des négociations qualifiées de "rudes". Les services de la CUB ont en effet repéré pas moins de 80 millions de "surprofits" réalisés par la filiale du groupe Suez entre 1992 et 2005. Le 21 novembre, c'était au tour de la communauté urbaine de Lyon de mettre en évidence 94 millions d'euros collectés par la Générale des eaux (groupe Veolia) auprès des usagers pour des travaux jamais effectués. Le même jour, la Société des eaux du Nord (SEN), filiale à 50-50 de Veolia et de Suez chargée de la distribution de l'eau dans l'agglomération lilloise, était accusée par des associations d'avoir indûment perçu, à titre de provisions pour le renouvellement des canalisations, 164 millions d'euros entre 1986 et 1996. Parlant de "faux procès", le P-DG de la SEN a concédé qu'il y avait "un retard d'investissement de 156 millions d'euros" constaté fin 1996, en affirmant que cette somme avait été reportée dans le programme de 369 millions pour la période 1997-2015.
Des critiques récurrentes
Ces exemples de "surprofits" seraient courants chez les géants de l'eau, flou des comptes aidant. Fin janvier dernier, l'UFC-Que choisir avait dénoncé dans une étude portant sur trente et une villes les prix "abusifs" pratiqués dans les grandes agglomérations, avec des taux de marge nette sur chiffre d'affaires oscillant entre 26 et 42%. Selon les données de cette étude, l'eau distribuée par le Syndicat des eaux d'Ile-de-France (Sedif) était facturée 2,5 fois plus chère que ce qu'elle coûtait. Le prix facturé était 1,7 fois plus élevé que le prix de revient à Lyon et à Reims, 1,5 fois à Strasbourg, Angers et Nantes et 1,4 fois à Paris et à Lille.
Beaucoup de maires de petites communes rurales s'en prennent aussi aux pratiques des entreprises qui gèrent leur réseau d'eau. "On se pose même la question de revenir en régie municipale, pour leur faire peur", souligne Daniel Le Moal, adjoint aux finances de Saint-Nolff, une commune de 4.088 habitants du Morbihan dont le réseau d'eau est pourtant géré depuis 20 ans par la Saur, filiale du groupe Bouygues. Pour cet élu, "monté" à Paris pour le 89e Congrès des maires, "les gros groupes profitent un peu trop de leur monopole (...) et il n'y a pas de concurrence réelle entre eux". "La Bretagne, par exemple, ils se la sont partagée en secteurs", accuse-t-il.
"C'est vrai que les consommateurs se sentent parfois piégés", explique Fernand Fauqueux, maire de Courbépine, commune de l'Eure de 650 habitants dont le réseau d'eau est géré par Veolia depuis trois ans. "Mais soyons francs, les communes sont incapables de gérer le problème de l'eau toutes seules", reconnaît-il.
"C'est beaucoup plus facile pour nous, mais c'est vrai que ça nous coûte, concède également Robert Denost, maire de Saint-Vincent-Jalmoutiers, en Dordogne. Les gens grognent, ils trouvent que c'est trop cher."
"Il y a même des élus qui veulent repasser en régie municipale", explique Yolande Vignal, maire du Garn, un bourg gardois de 221 habitants dont l'alimentation en eau dépend de la Saur, comme vingt-quatre autres petits villages voisins avec qui il est allié au sein d'un syndicat de communes.
Mais revenir en arrière est difficile, reconnaît Daniel Le Moal : "Cela oblige à un lourd investissement en matériel, à embaucher des personnes supplémentaires, on est un peu démuni." Alain Lyps, adjoint au maire de Wizernes, une commune de 3.500 habitants du Pas-de-Calais dont le réseau d'eau est toujours en régie municipale, ne regrette pas de ne pas avoir cédé aux sirènes des grands groupes : "Nous n'avons aucune tentation de les rejoindre, tant que nous pourrons tourner comme ça, nous tournerons comme ça."
Des précisions sur les obligations des délégataires dans le projet de loi sur l'eau
En réponse aux critiques les plus récentes, la Fédération des entreprises de l'eau (FP2E) assure dans un communiqué publié le 24 novembre que "98% des élus français" étaient "satisfaits du fonctionnement des services de l'eau", soulignant que "les distributeurs d'eau représentent 41% de la facture d'eau totale en France", le reste relevant "des collectivités locales, de l'Etat et des agences de l'eau". La FP2E précise encore que "le prix moyen de l'eau en France (...) se situe en-dessous de la moyenne des pays européens", les contrats de délégation de service public étant "strictement contrôlés(...) dans le cadre des lois Sapin et Barnier".
Le projet de loi sur l'eau, qui sera examiné en seconde lecture à l'Assemblée nationale à partir du 30 novembre, devrait apporter de nouvelles précisions sur les obligations des délégataires. Dans sa version actuelle, le texte prévoit notamment que tout contrat de délégation de service public de distribution d'eau ou d'assainissement comporte une estimation précise des dépenses à réaliser sur le réseau par le délégataire, qui devra rendre compte chaque année de l'exécution des travaux.
Anne Lenormand avec AFP