Les espaces numériques de travail en temps de crise
L'engorgement des espaces numériques de travail semble en bonne voie de résorption. Mais au-delà de la sécurisation de l'infrastructure, l'enjeu est de faire en sorte que ces outils puissent être utilisés par tous. Si le confinement venait à perdurer, un nombre important de familles pourraient rester exclues de la continuité éducative.
Dans la Somme, les connexions aux espaces numériques de travail (ENT) ont atteint 300.000 connexions en quelques heures après l'annonce de la fermeture des écoles, jeudi 12 mars 2020. "Au cours des mois précédents, on était à 120.000 connexions par mois, c'est dire si la surcharge des serveurs était inévitable", explique Jérôme Dépres chef de projet numérique éducatif au syndicat Somme numérique. Même constat dans les Yvelines ou en région Normandie avec un nombre d'utilisateurs multiplié par trois et un besoin en bande passante multiplié par dix. "Il faut dire que la consigne de l'Éducation nationale était de continuer les cours comme d'habitude, dès le lundi matin. Il s'est donc produit la même chose qu'à l'entrée d'un collège un jour de rentrée : tout le monde ne peut pas entrer en même temps. Chez nous les connexions réseau n'ont pas posé de problèmes, ce sont les sites internet qui ont connu des ralentissements" précise Stéphane Proust, directeur du numérique pour l’éducation au syndicat Seine-et-Yvelines Numérique.
Libérer de la bande passante
"La plupart des ENT ont rencontré ce problème confirme Mylène Ramm, en charge du numérique éducatif à l'Avicca. Il faut dire que les décisions de fermeture des écoles puis de confinement de 12 millions d'élèves ont été extrêmement soudaines et n'ont pu être anticipées." Passé le début de semaine, les problèmes d'engorgement ont cependant été vite résorbés. "Certaines interventions ont pu être réalisées en temps réel, sans interruption totale du service", souligne Christophe Defer, DGA au pôle ressources numériques de la région Normandie. Les collectivités, en coordination avec l'Éducation nationale ont décidé de prioriser les usages (lire encadré ci-dessous). "Nous avons demandé aux parents d'attendre un peu pour se connecter et donné la priorité aux enseignants", explique Jérôme Dépres.
Des recommandations ont en outre été diffusées comme ne pas rester connecté en permanence ou éviter le chargement de gros fichiers sur la plateforme. Quant à la visioconférence – qui permettrait par exemple l'organisation de classes virtuelles – peu d'ENT offrent cette fonction. "À ce stade, les solutions gratuites du marché sont privilégiées et nous excluons de l'intégrer à notre ENT" précise Christophe Defer. "Les collectivités sont nombreuses à s'interroger sur l'ampleur des investissements à engager car on ne sait pas combien de temps la crise va durer et certains usages, comme la visioconférence, ne perdureront probablement pas une fois le confinement passé" souligne Mylène Ramm.
Formation en urgence des professeurs
Si la période d'engorgement de l'infrastructure semble derrière, il reste à accompagner les usages. Les ENT existent en effet depuis des années mais le niveau d'appropriation demeure très variable d'un établissement à l'autre, d'un professeur à l'autre, et la majeure partie des pratiques restent concentrées sur la gestion de la vie scolaire (emploi du temps, absences…). À court terme, il s'agit donc de former massivement les professeurs sur quelques fonctions essentielles : cahier de texte, espaces collaboratifs, devoirs en ligne… "L'Éducation nationale propose des formations flash des professeurs sur le volet pédagogique. Les responsables numériques des lycées sont aussi mobilisés. Nous avons enfin conçu et mis à jour des bases de connaissance pour les aider", explique Stéphane Proust.
Les ENT ne sont ensuite pas l'alpha et l'omega du numérique éducatif. La priorité donnée à la sécurité dans les plateformes ENT, et notamment la gestion des droits qui complique singulièrement certains usages, ont conduit leur contournement. "Beaucoup d'enseignants privilégient des solutions plus souples, plus simples et familières des élèves comme WhatsApp, Google… et le mail", estime Mylène Ramm. Dans le premier degré du reste, où les ENT ne couvrent que 13% des établissements du premier degré, l'heure est au bricolage numérique pour organiser les cours à la maison. Dans le premier degré à Paris, par exemple, des familles reçoivent chaque matin un mail – collecté en toute urgence auprès des familles – avec une liste de devoirs à réaliser, de ressources à consulter.
Un révélateur des fractures numériques
Si le système a le mérite d'être opérationnel, il n'évacue pas pour autant les problèmes, car il faut encore que les parents soient équipés et en capacité d'accompagner leurs enfants. L'obligation de confinement sert en effet de révélateur à la fracture numérique dans toutes ses dimensions : mauvaise qualité de la connexion internet, manque de matériel (et notamment d'imprimantes) et illectronisme. En Normandie, dans la Sarthe comme dans les Yvelines, les collectivités ont décidé de prêter les quelques milliers de tablettes et d'ordinateurs portables des établissements équipés aux familles n'en disposant pas moyennant la signature d'une convention de mise à disposition signée avec l'établissement. Parallèlement les équipes numériques des établissements sont mobilisées pour proposer une hotline aux familles qui auraient des difficultés à les manipuler. Reste la question des familles confinées dans des hameaux mal desservis en haut débit… Pour les repérer, la région Normandie mise sur les enseignants en contact direct avec elles. Ces données seront ensuite transmises au service aménagement numérique de la collectivité pour tenter de trouver les solutions les plus adaptées : 4G, Wi-fi, satellite… Il restera alors à gérer ce dossier dans l'urgence de la crise. Car autant un ENT est relativement simple à faire fonctionner, autant la résorption des zones blanches est une autre paire de manche. Surtout dans le contexte d'une économie pratiquement à l'arrêt.
L'État et Régions de France se coordonnent sur la mise en œuvre de la continuité pédagogique sur tous les territoires
Jean-Michel Blanquer s’est entretenu avec Renaud Muselier, président de Régions de France, vendredi 13 mars 2020, à propos de la mise en oeuvre de la continuité pédagogique. "Les locaux des lycées demeureront ouverts aux personnels de l’Éducation nationale et de la collectivité", pour que "les professeurs puissent bénéficier des équipements informatiques de l’établissement", ont-ils précisé dans un communiqué commun du 13 mars, évoquant les "classes virtuelles" du Cned et "Ma classe à la maison". "Pour les élèves qui ne bénéficient pas d’une connexion internet ou d’un équipement informatique adapté, les lycées seront des points d’information et transmission des documents pédagogiques nécessaires à la poursuite des apprentissages", est-il encore précisé.
V.F.