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Les bibliothèques publiques, enjeu oublié de la laïcité ?

Depuis quelques années, un grand nombre de services publics sont confrontés à la question de la laïcité : administrations, écoles, services sociaux, crèches, hôpitaux, caisses d'allocations familiales, équipements sportifs... Mais qu'en est-il des bibliothèques publiques ? Dans un rapport très fouillé, l'inspection générale des bibliothèques apporte des réponses... et soulève des questions.

Fréquentées chaque année par plus de 20 millions de personnes, les bibliothèques publiques semblaient jusqu'alors à l'écart du débat, alors qu'elles sont pourtant au cœur des enjeux culturels. Si elles ont bien été confrontées à quelques tentatives, sans lendemain, de censure des contenus pour des raisons politiques, elles ne semblent pas avoir connu de polémiques publiques liées à la laïcité. L'Inspection générale des bibliothèques (IGB) s'est pourtant saisie du sujet, dans un rapport très riche intitulé "Laïcité et fait religieux dans les bibliothèques publiques".

"Le lien entre religions et bibliothèques a été fondateur"

L'introduction du document - qui a mobilisé par moins de six inspecteurs généraux - en donne la raison : "Les bibliothèques publiques, en tant qu'équipements largement présents sur le territoire, ouverts à toutes les générations, partenaires de multiples acteurs institutionnels et associatifs, sont interrogées et concernées par ces sujets. Politique documentaire et culturelle, partenariats et inscription de la bibliothèque dans la collectivité, approche des publics et médiation, gestion des équipes : les questions sont nombreuses auxquelles il est parfois difficile d'apporter des réponses".
Contrairement à d'autres documents du même type, le rapport de l'IGB consacre un long développement - très éclairant - au rappel d'un certain nombre de données sur les appartenances religieuses et à une définition argumentée des notions de laïcité et de fait religieux. Cet éclairage historique rappelle notamment un point propre aux bibliothèques : "Le lien entre religions et bibliothèques a été fondateur, dans la mesure où les confiscations de la Révolution française sont généralement considérées comme l'élément constitutif des fonds des bibliothèques françaises". Les dépôts littéraires à l'origine des actuelles bibliothèques ont en effet été constitués à la suite de la confiscation des biens du clergé, puis de ceux des émigrés et des condamnés, des sociétés savantes et des académies, ainsi que ceux des universités.
Ces fonds d'origine sont évalués à 4,2 millions de volumes. D'abord affectés aux écoles centrales afin d'y créer des bibliothèques, ils ont ensuite été confiés aux municipalités par la loi du 8 pluviôse an XI (28 janvier 1803), pour faire fonctionner des bibliothèques publiques. Conséquence de cette origine des fonds : "Les collections religieuses occupent une place majeure dans les fonds anciens et patrimoniaux des bibliothèques françaises", même si leur part a ensuite diminué progressivement.

Pluralisme des collections et neutralité à l'égard du public

Le rapport de l'IGB ne s'arrête pas à ces considérations historiques, mais aborde surtout des questions très concrètes. Il en est ainsi de la traduction du principe de laïcité dans les bibliothèques, qui se traduit par deux composantes principales : le pluralisme des collections - car la bibliothèque est un "service public nécessaire à l'exercice de la démocratie", selon l'article 3 de la charte adoptée en 1992 par le Conseil supérieur des bibliothèques - et la neutralité à l'égard du public.
Le rapport précise que "cette neutralité concerne l'expression des idées et opinions (notamment politiques ou religieuses), ou la manifestation de cette expression dans l'apparence vestimentaire ou dans le comportement, ou dans le traitement égal des personnes quel que soit leur sexe, leur origine, ou leur croyance, ou encore leur condition physique ou mentale". Reste à donner à ces principes de pluralisme et de neutralité des traductions pratiques.

Des obligations pour les agents comme pour les usagers

Pour les agents, par exemple, le rapport estime que ces principes impliquent de ne pas porter de signe religieux distinctif "particulièrement visible" ou de badge exprimant une appartenance, de ne pas refuser de servir une personne parce qu'elle arbore un signe religieux distinctif ou autre signe manifestant une opinion (par exemple une personne voilée mais ne dissimulant pas son visage), ou encore de ne pas exprimer aux usagers d'opinion sur les contenus qu'ils utilisent.
Pour sa part, le public fréquentant une bibliothèque publique "n'est pas tenu à la neutralité et peut donc porter des signes religieux distinctifs (kippa, voile, croix, etc.)". Aussi est-il "indispensable de veiller à ce qu'aucun membre du personnel n'exprime un quelconque doute ou refus de servir pour un tel motif".
En revanche, le visage de tout usager ne peut être dissimulé. L'IGB juge "très souhaitable d'exposer au personnel non seulement le fondement juridique de cette obligation mais la façon dont la demande de découvrir le visage, le cas échéant, devra être exprimée. Le personnel ne doit en aucun cas intervenir au-delà de la demande. Si un refus est opposé, une procédure doit être prévue et connue de tous les agents afin que soient respectés la loi et le règlement de la bibliothèque". 

De même, il est interdit au public - comme aux agents - de prier "de façon repérable" dans les espaces de la bibliothèque et tout prosélytisme est interdit dans les locaux, ce qui "signifie qu'il ne peut être toléré d'injonctions ou discours d'usagers visant à faire pression ou mettre mal à l'aise d'autres usagers". 


Au-delà de la neutralité, "une politique d'accueil explicite"

Plus largement, le rapport insiste sur la nécessité d'une "politique d'accueil explicite", englobant tous les aspects de l'accueil, au-delà de la seule notion de neutralité et que l'IGB résume dans la formule "eux et nous". "Nous" correspondant aux personnels et aux usagers des bibliothèques qui maîtrisent les codes et se sentent "chez eux" et "eux" correspondant, au contraire, à ceux qui "ne se sentent pas facilement chez eux". Dans ce contexte, "il arrive qu'une sensibilité particulière à tout ce qui peut être interprété comme une discrimination ou une stigmatisation se développe et donne une importance singulière à tout message émis par le personnel, message explicite ou implicite, émis consciemment ou inconsciemment. La bibliothèque et son personnel sont alors ressentis et désignés comme 'eux', en confrontation avec 'nous', de tel quartier, telle communauté, à distance subie ou voulue de cette institution".
Pour l'IGB, cette question de l'accueil au sens large relève d'une démarche managériale, qui doit être animée par le responsable de la bibliothèque et concerne l'ensemble du personnel. Elle doit faire également l'objet d'un "cadre partagé" avec la collectivité territoriale de rattachement. Le rapport rappelle au passage que "'le lecteur', unique, idéal, n'existe pas et que les publics que les bibliothèques affirment viser sont véritablement multiples, ainsi que leurs démarches - et leurs ressentis". Les publics et les usages sont également en pleine évolution, avec en particulier le développement du numérique.

Laïcité : en parler ou pas ?

Le rapport s'attache également à la question des règlements ou des chartes des bibliothèques publiques. Sur les 145 villes membres de l'Association des directeurs des bibliothèques municipales et des groupements intercommunaux des villes de France (ADBGV, ex grandes villes de France), 65 bibliothèques ne disposent ni d'un règlement intérieur, ni d'une charte documentaire validée et publiée sur Internet.
En revanche, les 80 autres bibliothèques disposent d'un tel document et "sont toutes amenées à poser la question de la laïcité, parfois de manière directe (en employant le mot) et parfois indirectement en évoquant les moyens de satisfaire à l'obligation de laïcité". Seules 21 villes sur les 80 dotées d'un document emploient le mot de laïcité. Dans les autres, les notions les plus souvent employées comme substitut sont celles de "neutralité", de "diversité", d'"équilibre", de "pluralisme", voire d'"encyclopédisme".
En dépit de cette "pudeur" sur les termes employés, l'IGB relève "que c'est d'abord par les textes votés (règlement intérieur, charte documentaire) que s'exprime l'attachement d'une bibliothèque au principe de laïcité, mais aussi par la réalité et la cohérence de la mise en œuvre de ce principe".

Non aux ouvrages de type "catéchisme"...

Sur la question des collections, le rapport rappelle que, selon les chiffres du Syndicat national de l'édition (SNE), le domaine "Religion et ésotérisme" représente 1% du chiffre d'affaires de l'édition et du nombre de livres publiés, dont 68% des nouveautés 2015 pour le christianisme et 5,2% pour l'islam. La question de la laïcité se pose surtout pour les documents de type "catéchisme", les guides de suivi des rituels, les instructions sur la manière de prier et de respecter le dogme... La position des bibliothèques sur cette question semble très variable, certaines intégrant ce type d'ouvrages en considérant qu'il s'agit là de guides de mise en pratique d'une religion, tandis que d'autres excluent ce type de documents.
L'IGB estime que "l'inclusion de ces types de documents dans l'offre documentaire pose toutefois question" : il ne peut être question de privilégier une religion et il semble difficile d'établir des critères explicites de choix ou d'exclusion parmi les documents émanant d'instances religieuses. Aussi, sur la question des livres assimilables à des "catéchismes" - à ne pas confondre avec les livres religieux ou sur les religions -, le rapport estime que "cette offre de livres n'est pas préconisée dans les bibliothèques publiques. Elle doit être réservée à des bibliothèques spécialisées (par exemple: bibliothèques de théologie)".

... mais oui aux livres d'auteurs religieux, sous réserve de pluralisme

L'IGB se prononce en revanche en faveur de l'intégration de livres d'auteurs religieux, sous réserve de "respecter un réel pluralisme, permettant aux lecteurs qui le souhaitent d'approfondir leurs connaissances sur des bases solides et non sur des propos fantaisistes, porteurs d'erreurs ou de fausses théories dénoncées par les religions concernées elles-mêmes". Des conditions sont donc à rassembler "pour que cette présence de ressources soit compatible avec l'approche laïque de la bibliothèque" : qualité des ressources (avec appel à une mutualisation des connaissances entre bibliothèques), pluralisme des propositions et présence complémentaire de ressources documentaires "porteuses de positions distanciées et/ou critiques par rapport aux diverses religions et convictions spirituelles".
Le rapport se penche également sur d'autres questions connexes, comme le statut du document (source d'information ou objet d'étude ou de recherche), l'offre en direction de l'enfance ou encore l'acquisition de documents en langue étrangère (pour laquelle "l'appui d'un réseau de compétence et de conseil solide et fiable apparaît indispensable"). 


Des ressources et des orientations pour les professionnels

Davantage orientée vers les professionnels, la dernière partie du rapport aborde les modalités de mise en œuvre d'un "réel pluralisme", les ressources, les points d'appui et les formations à la disposition des professionnels.
Elle s'interroge, enfin, sur la façon pour les bibliothèques d'"être un médiateur et un acteur culturel". A ce titre, elle traite notamment de leur participation à la formation des publics, de l'organisation d'actions culturelles, de la reconnaissance des bibliothèques comme acteurs de la laïcité, du vivre ensemble et de la prévention. Sur ce dernier point, l'IGB s'étonne d'ailleurs que les bibliothèques "n'aient pas été officiellement ni explicitement identifiées jusqu'à présent comme des appuis et ressources possibles dans les dispositifs d'éducation aux médias et de lutte contre la radicalisation, ni comme des espaces majeurs du vivre ensemble et de l'acceptation des autres".
Dans le même esprit, le rapport souligne la nécessité de travailler en partenariat avec des associations et institutions présentes sur le territoire, d'agir en direction de l'enfance et la jeunesse, d'inviter les habitants à participer à une réflexion sur "le bien commun", mais aussi de "sortir des murs, s'éloigner du sujet, retrouver la confiance" et de "valoriser les collections patrimoniales en lien avec les religions".
 

 

 

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