Le Défenseur des droits s'inquiète du recul des services publics et évoque "la fatigue d'être usager"
Le rapport annuel présenté ce 12 mars par Jacques Toubon montre que pas moins de 93% des réclamations traitées par le Défenseur des droits sont liées aux services publics. Il pointe la réduction du périmètre de ces services, leur logique comptable peu compatible avec la précarisation d'une partie des usagers, la complexité des démarches... Le Défenseur jette par ailleurs un jugement sévère sur la "politique de renforcement de la sécurité".
Tout en s'inquiétant d'un "repli" des services publics qui sape la cohésion sociale, le rapport annuel du Défenseur des droits pointe un "renforcement de la répression" en France. L'institution, dirigée depuis presque cinq ans par l'ancien ministre Jacques Toubon, est toujours plus sollicitée : avec un total de 96.000 dossiers en 2018 (sanc compter 35.000 demandes d'information), le Défenseur des droits a vu les réclamations augmenter de 6,1% sur l'année et de 13% sur deux ans. Et cette hausse vaut dans tous les domaines de compétence du Défenseur : défense des droits des usagers des services publics, lutte contre les discriminations et promotion de l’égalité, défense des droits de l’enfant, déontologie de la sécurité et protection des lanceurs d’alerte.
"En France, parallèlement au recul des services publics, s'est implantée une politique de renforcement de la sécurité et de la répression face à la menace terroriste, aux troubles sociaux et à la crainte d'une crise migratoire alimentée par le repli sur soi", résume dans son rapport annuel publié ce mardi 12 mars cette autorité indépendante chargée notamment de défendre les citoyens face à l'administration.
"La réalité que le Défenseur raconte depuis des années dans ses rapports n'a pas commencé le 17 novembre", première journée d'action nationale des "gilets jaunes", explique Jacques Toubon. Mais les réclamations adressées à l'institution reflètent le "sentiment d'injustice et d'inégalité qui est celui qui ressort du mouvement des gilets jaunes".
Dans ce rapport 2018, qui couvre la période d'éclosion du mouvement social, l'institution s'interroge notamment sur "le nombre 'jamais vu' d'interpellations et de gardes à vue intervenues 'de manière préventive'" lors de certaines manifestations. Selon elle, les directives des autorités pour gérer la contestation sociale "semblent s'inscrire dans la continuité des mesures de l'état d'urgence", décrété après les attentats jihadistes du 13 novembre 2015. Ce régime d'exception, resté en vigueur pendant deux ans et dont certaines dispositions ont été conservées dans la loi, a agi comme une "pilule empoisonnée" venue "contaminer progressivement le droit commun, fragilisant l'État de droit", estime le rapport.
Pour le Défenseur, il a "contribué à poser les bases d'un nouvel ordre juridique, fondé sur la suspicion, au sein duquel les droits et libertés fondamentales connaissent une certaine forme d'affaissement". L'institution, qui a ouvert plusieurs enquêtes sur le maintien de l'ordre des récentes manifestations, a d'ailleurs constaté en 2018 un bond de près de 24% des réclamations liées à "la déontologie de la sécurité", dont la majorité concerne l'action de la police. Mais sur les 1.520 réclamations à ce sujet, les manquements à la déontologie de la part de policiers, de gendarmes ou de gardiens de prison concernent "moins de 10% des cas", a précisé Jacques Toubon en présentant le rapport à la presse. Depuis janvier 2018, le Défenseur prône par ailleurs l'interdiction du LBD (lanceur de balles de défense) et de la grenade de désencerclement GLI-F4, deux armes controversées accusées d'avoir blessé, parfois grièvement, des gilets jaunes.
Selon le Défenseur, la logique sécuritaire imprègne également le droit des étrangers : la France mène "une politique essentiellement fondée sur la 'police des étrangers', reflétant une forme de 'criminalisation des migrations'".
En pleine campagne pour les élections européennes, l'institution recommande que "la France suspende l'application du règlement" de Dublin, qui permet de renvoyer les demandeurs d'asile dans le premier pays où ils ont déposé leurs empreintes digitales. Ce cadre, difficilement suivi en Europe, "donne lieu à de nombreuses réclamations, complexes", rappelle-t-il.
"Le recul des services publics, source de défiance, d’inégalités et de mise en cause des droits"
En 2018, ce sont toutefois les réclamations liées aux services publics qui ont, dans une très large part (93%), le plus occupé le Défenseur : retards dans le versement de certaines retraites, suppression du guichet dans les préfectures pour délivrer le permis de conduire, "déserts médicaux"... "Cette demande traduit le recul des services publics, source de défiance, d’inégalités et de mise en cause des droits", résume le Défenseur.
Le rapport pointe la réduction du "périmètre des services publics" du fait de la privatisation de certains services organisés en réseau (télécoms, eau, énergie, services urbains…) et le fait que d'autres services, "en particulier dans le domaine de l’action sociale et de l’aide à domicile" aient été "délégués à des associations à but non lucratif de plus en plus mises en concurrence avec des sociétés privées". Il considère aussi que "la décentralisation a conduit au transfert de nombreux services publics tels que l’aide sociale ou la formation professionnelle aux collectivités locales, avec les avantages d’une plus grande proximité avec les usagers mais également des risques nouveaux d’inégalités territoriales." Toutefois, si l'on considère les organismes mis en cause par les réclamations reçues, les services de l'Etat (environ 13.000 réclamations) et organismes sociaux (à peu près autant) arrivent loin devant les collectivités locales et EPCI (environ 4.000).
Le rapport pointe la restriction des moyens budgétaires, "couplée à une transformation des modes d’intervention appelés à être plus efficients", au moment même où l'accroissement des situations de précarité ou d'exclusion ont provoqué un afflux massif dans les services publics. Egalement mis en cause : la dégradation de la qualité de relation avec l'usager, le problème de "l'absence de réponse des services publics aux sollicitations" et des délais à rallonge… Or "les situations individuelles des personnes les plus précaires (…) sont souvent complexes" et "exigent à la fois du temps et des capacités d’adaptation, ainsi que des contacts humains avec des interlocuteurs." Et le rapport de relever que malgré le principe de "silence vaut accord", en réalité, "le silence vaut bien souvent abandon des démarches administratives, en particulier par les usagers les plus précaires." On lira de même : "En raison de la complexité des dispositifs, le droit applicable est quelquefois incompréhensible pour les personnes et parfois même mal compris par les agentes et agents en charge de le mettre en œuvre. Les incessantes évolutions règlementaires ou législatives peuvent également avoir un effet dissuasif". Et le Défenseur d'évoquer "la fatigue d'être usager"…
La dématérialisation "à marche forcée" inquiète tout autant l'institution, qui alerte sur "l'exclusion numérique" – un sujet dont elle s'était récemment saisie dans un rapport dédié (lire notre article) Environ 7,5 millions de personnes restent "privées d'une couverture internet de qualité", rappelle-t-elle.
Sur ce volet, le Premier ministre Edouard Philippe a salué un rapport "utile au débat public", qui "vient confirmer ce qu'un certain nombre de nos concitoyens ont affirmé, soit sur les ronds-points, soit de façon plus générale dans nos mairies, dans nos communes (...), quand ils disent : attention, l'accès à ces services publics devient plus compliqué."
Sur le front des discriminations, le nombre de dossiers est là aussi en hausse (+4,2%), le handicap restant en tête des problèmes soulevés, devant l'origine et l'état de santé. Et c'est avant tout dans le domaine de l'emploi que ces discriminations interviennent.
Rappelant qu'il est aussi le Défenseur des enfants, le Défenseur des droits constate de même une légère augmentation des cas traités à ce titre avec, en première ligne, les champs de la protection de l'enfance et du droit à l'éducation.