BCE : quel impact après le coup de semonce de la cour constitutionnelle de Karlsruhe ?
En pleine "guerre" contre le virus, le tribunal constitutionnel allemand vient d'ouvrir un nouveau front en mettant en cause la gestion par la Banque centrale européenne de son programme d'achats massifs de dette publique activé en 2015 pour faire face à la crise de la zone euro. Une décision aux impacts budgétaires difficiles à évaluer, à l'heure où les dettes des États membres explosent sous l'effet de la crise économique. Mais les conséquences pourraient être plus juridiques et politiques, le tribunal tançant au passage vertement la Cour de justice de l'Union européenne.
Un véritable "bourre-pif" en pleine guerre contre le virus, aurait dit Audiard. Aux prises avec la pandémie et ses conséquences économiques, nul doute que les instances communautaires déjà malmenées n'avaient nullement besoin d'un nouveau front, que le tribunal constitutionnel allemand de Karlsruhe vient pourtant d'ouvrir de manière tonitruante via une décision du 5 mai dont on n'a pas fini de mesurer les impacts.
La politique d'assouplissement quantitatif de la BCE dans le viseur
Au fond, l'affaire porte sur le programme d'achats de titres du secteur public (PSPP), l'un des quatre – et principal – volets du programme d'achats d'actifs (APP) de la Banque centrale européenne (BCE), politique d'"assouplissement quantitatif" mise en œuvre depuis octobre 2014 afin de soutenir l'investissement et la consommation, tous deux mis à mal par la crise de 2008. Le tout avec un objectif affiché de retour à l'inflation "inférieure mais proche" de 2%.
Activé le 9 mars 2015, le PSPP se traduit concrètement par l'achat par l'eurosystème (i.e. la BCE et les banques centrales de la zone euro) de titres de dettes des États membres de la zone euro, des agences domestiques comme l'Unedic, des organisations internationales comme le mécanisme européen de stabilité (MES) ou encore des titres émis par des autorités publiques locales (régions, municipalités) sur le marché secondaire. Au 8 mai dernier, l'eurosystème détenait ainsi 2.196.371 millions d'euros de participations à ce titre.
Saisi par plusieurs requérants allemands (dont d'anciens parlementaires européens et nationaux) qui considèrent, entre autres récriminations, que ce programme viole l'interdiction de financement monétaire des budgets des États membres (TFUE, art. 123), le tribunal de Karlsruhe a d'abord sollicité l'avis de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Dans une décision du 11 décembre 2018, cette dernière avait toutefois validé tant le principe que les modalités et procédures de contrôle de ce programme.
Contrôle insuffisant de la CJUE et principe d'attribution
Las, sans convaincre le tribunal allemand. Si ce dernier rejoint bien la Cour du Luxembourg sur le fait que le PSPP ne viole pas l'interdiction de financement monétaire des États membres, il juge en revanche que l'examen conduit par cette dernière pour évaluer les décisions de la BCE à l'égard de ce programme n'est pas suffisant, et plus encore "n'est pas compréhensible" et donc "arbitraire". Or il estime que la combinaison du large pouvoir d'appréciation accordé à la BCE et du contrôle limité de la CJUE ne donne pas suffisamment d'effet au principe d'attribution* et ouvre la voie à une érosion continue des compétences des États membres, alors que pour sauvegarder le principe démocratique, il est impératif que les fondements de la répartition des compétences au sein de l'UE soient respectés. Un principe sur lequel le tribunal allemand veille toujours avec beaucoup d'attention, comme en témoignent un certain nombre de décisions passées (voir par exemple, sa décision sur le traité de Lisbonne du 30 juin 2009).
Contrôle hypothétique de la BCE et principe de proportionnalité
Ne s'estimant donc pas lié par la décision de la CJUE, le tribunal procède à son propre contrôle du respect par la BCE du principe de proportionnalité**, en soi peu compatible avec le "quoi qu'il en coûte" draghien (du nom de l'ancien président de la BCE Mario Draghi – expression récemment reprise par le président Macron – voir notre article).
Or, aux termes de son analyse, il considère qu'il n'est pas certain que la BCE n'ait pas poursuivi l’objectif de politique monétaire du PSPP sans mesurer ses effets sur la politique économique, parmi lesquels l'impact sur les conditions de politique budgétaire du fait d'une amélioration des conditions de refinancement des États membres, l'amélioration de la situation du secteur bancaire commercial grâce au transfert de grandes quantités d'obligations à haut risque, les pertes considérables pour l'épargne privée, le maintien d'entreprises économiquement non viables sur le marché, le fait que l'eurosystème soit de plus en plus dépendant de la politique des États membres au point de ne pouvoir mettre fin au programme sans compromettre la stabilité de l'union monétaire, etc.
Dès lors, il estime d'une part que gouvernement fédéral et Bundestag allemands sont tenus de prendre des mesures de contrôle à l'égard de l'eurosystème et d'autre part que les organes allemands ne peuvent continuer à prendre part à ce programme dans ces conditions. Et juge in fine que si d'ici trois mois, la BCE ne démontre pas "de manière compréhensible et justifiée" que les objectifs de politique monétaire qu'elle poursuit ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets de politique économique et budgétaire du PSPP, la Bundesbank ne pourra non seulement plus participer au dispositif, mais devra encore veiller à ce que les obligations qu'elle détient dans ce cadre soient vendues – selon une stratégie, éventuellement à long terme, coordonnée avec l'eurosystème.
Conséquences budgétaires, financières et économiques ou le coup de froid
À court terme, elles devraient être limitées, comme en témoignent la réaction relativement mesurée des marchés financiers à l'annonce du jugement.
D'un côté, en rejetant l'argument d'un financement monétaire de la dette des États membres, la décision conforte dans une certaine mesure la politique d'assouplissement quantitatif – ce qui n'était pas, loin s'en faut, l'objectif poursuivi par les requérants. De l'autre, elle n'en fragilise pas moins l'édifice. Évidemment si la Bundesbank, premier actionnaire de la BCE (détenant 21% du capital au 30 janvier dernier), devait effectivement se retirer du dispositif, ce qui n'est en rien certain pour l'heure. Mais aussi si elle continuait d'y participer, la décision signifiant clairement que la politique du "quoi qu'il en coûte" a des limites, ce qui pourrait refroidir les marchés. Et l'économie dans son ensemble.
En outre, si le tribunal de Karlsruhe prend bien soin de relever que sa décision "ne concerne aucune mesure d'aide financière prise […] dans le contexte de l'actuelle crise du coronavirus" – ce qui est factuellement le cas –, les mêmes causes produisant les mêmes effets, elle affecte néanmoins le nouveau programme d'achats d'urgence face à la pandémie (PEPP) décidé par la BCE le 18 mars dernier, nouveau volet du programme d'achats d'actifs d'un montant total de 750 milliards d'euros. Et ce d'autant que les modalités du PEPP sont plus souples que celles du PSPP décriées par le tribunal. Ce qui ne devrait pas manquer d'entraîner de nouveaux recours.
Conséquences juridiques ou la boîte de Pandore
À court terme, en passant outre l'interprétation de la CJUE, qui normalement clôt les débats, et remettant ainsi en cause la primauté de cette dernière, la décision allemande a surtout entrouvert une boîte de Pandore que les institutions européennes espèrent bien immédiatement refermer. Comme le souligne la CJUE elle-même dans un communiqué du 8 mai, "des divergences entre les juridictions des États membres quant à la validité [d'actes d'une institution de l'Union] seraient en effet susceptibles de compromettre l’unité de l’ordre juridique de l’Union et de porter atteinte à la sécurité juridique". Rien de moins. Et si la CJUE indique que ses services "ne commentent jamais un arrêt d’une juridiction nationale", elle n'en rappelle pas moins clairement qu'elle est "seule compétente pour constater qu’un acte d’une institution de l’Union est contraire au droit de l’Union" et que "tout comme d’autres autorités des États membres, les juridictions nationales sont obligées de garantir le plein effet du droit de l’Union".
Le risque n'est pas neutre à l'heure où le Royaume-Uni entend dénier toute compétence à la CJUE pour régler les éventuels différends post-Brexit (voir notre article). Et, bien davantage encore où certains États-membres – singulièrement la Pologne et la Hongrie – se passeraient volontiers d'un passage sous les fourches caudines de la Cour du Luxembourg. Le ministre de la justice polonais, Sebastian Kaleta, n'a d'ailleurs pas manqué l'occasion de saluer le jour même la décision allemande, "d'une importance colossale pour le différend entre la Pologne et la Commission européenne concernant la réforme du système judiciaire dans notre pays". "Lorsque, il y a deux semaines, la Cour constitutionnelle polonaise a rendu une décision très importante dans laquelle elle a déclaré que l'Union européenne n'avait pas la compétence pour porter atteinte au statut des juges en Pologne, un porte-parole de la Commission européenne et certains commissaires ont eu l'audace d'instruire le tribunal constitutionnel polonais. Ils ont affirmé que le droit de l'UE était au-dessus du droit polonais et au-dessus de la Constitution polonaise. Je me demande si la Commission européenne commentera la décision du Tribunal constitutionnel allemand de la même manière ?", a-t-il ainsi lancé.
Conséquences politiques ou l'Allemagne au cœur
Côté Commission, justement, la réponse s'est un peu fait attendre. Dans un communiqué du 10 mai, sa présidente, après avoir rappelé "trois principes de base : la politique monétaire de l'Union est une compétence exclusive ; le droit européen prévaut sur le droit national ; les jugements rendus par la Cour de justice européenne sont contraignants pour les cours de justice nationales", évoque l'option d'une procédure d'infraction à l'encontre de l'Allemagne – dont elle fut ministre. Elle n'a d'autre choix que de montrer que l'Allemagne ne saurait bénéficier d'un traitement de faveur. Au risque de braquer ses compatriotes – au premier rang desquels le juge constitutionnel – déjà peu enclins à suivre l'Union dans ses projets de corona bonds ou autres mécanismes solidaires. À l'heure où les 27 débattent âprement des contours du futur fonds de relance européen (voir notre article), la décision ne manquera pas d'alimenter les discussions. Pour les uns, elle conforte les tenants de la "ligue hanséatique", opposés à toute mutualisation des risques, par intérêts économiques souvent invoqués (les "frugaux"), mais aussi pour des raisons politiques plus rarement abordées. Pour d'autres au contraire, elle pourrait renforcer les tenants d'une plus grande coordination de la politique budgétaire – et inciter à faire un pas de plus vers une Europe fédérale. Dans ce contexte, la réaction de la chancelière allemande était fortement attendue. Elle est intervenue mercredi 13 mai, devant le Bundestag. Interrogée par un député de l'AFD, Angela Merkel a tenté de désamorcer la crise en indiquant, selon Reuters, que l'arrêt du tribunal constitutionnel devait "motiver pour en faire plus afin d’accélérer l’intégration dans le domaine de la politique économique". Et d'appeler à avancer en lien avec le "fonds de relance pour l'Europe". Ce qui ne serait pas le moindre des paradoxes.
Indépendance de la BCE ou Quis custodiet ipsos custodes ?***
Au rang de ces derniers, figure également la question du principe d'indépendance de la BCE, sur laquelle veillent généralement scrupuleusement les Allemands (toujours marqués, dit-on, par l'hyperinflation de la République de Weimar ayant favorisé l'accession d'Hitler au pouvoir). Quitte à la malmener ?
"Si les gouvernements exerçaient un contrôle direct sur les banques centrales, les dirigeants politiques pourraient être tentés de modifier les taux d’intérêt à leur avantage afin de favoriser la croissance économique à court terme ou d’utiliser la monnaie de banque centrale pour financer des mesures populaires, ce qui serait très préjudiciable à l’économie sur le long terme", rappelle sur son site internet la BCE. Avec cette décision, le juge de Karlsruhe entend peut-être rappeler à la BCE ce que prescrivait Robert Badinter aux magistrats : réussir à être "indépendant de soi-même".
* Principe selon lequel l'Union européenne ne possède que les compétences qui lui sont attribués par les traités.
** Principal selon lequel le contenu et la forme de l'action de l'UE n'excèdent pas ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs des traités. Un principe également constitutionnel en droit allemand, dont il est d'ailleurs issu.
*** Mais qui gardera ces gardiens ?