Organisation de l'Etat - Le Conseil d'Etat veut renforcer la tutelle de l'Etat sur ses agences
"Les agences ne peuvent pas être des bateaux ivres", affirmait Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'Etat, en présentant, mardi 11 septembre, l'étude annuelle "Les agences : une nouvelle gestion publique ?" rédigée par la Haute Institution. Cent trois agences gravitent aujourd'hui autour de l'Etat. Elles représentent un budget total de 330 milliards d'euros (72.8 milliards d'euros si on exclut les caisses nationales de sécurité sociale) et des effectifs de 145.000 emplois ETP, soit près de 8% des effectifs de la fonction publique de l'Etat. On mesure donc, avec Jean-Marc Sauvé, "le risque d'un encadrement trop lâche ou l'absence d'encadrement". Pas question pour autant de donner de l'eau au moulin des tenants du "démembrement de l'Etat" et autres politologues adeptes du "gouvernement à distance" : "les agences ne sont pas moins d'Etat, mais l'Etat autrement", affirme le haut magistrat estimant que "cette étude légitime le recours à ce mode d'administration… sans en constituer, il est vrai, la panacée". Le tout est de "renforcer un cadre commun de valeurs, de principes et de règles", explique Olivier Schrameck, président de la section du rapport et des études du Conseil. Vingt-cinq propositions y concourent.
Une dizaine en 1965, 103 aujourd'hui
Avant d'en venir là, le Conseil d'Etat s'est lancé dans l'exercice de formaliser une définition. L'agence est donc – et c'est ce qui la distingue de l'autorité administrative indépendante et de l'opérateur – une structure "autonome", au sens où "le pouvoir exécutif n'a pas vocation à intervenir dans sa gestion courante mais il lui revient de définir les orientations politiques que l'agence met en œuvre". Elle réunit deux critères : "l'autonomie et l'exercice d'une responsabilité structurante dans la mise en œuvre d'une politique publique nationale".
La première agence - l'Office du travail - a été créée en 1891. Le nombre s'est accéléré à partir des années 60 ; d'une petite dizaine en 1965, le chiffre a doublé en 1975, le seuil des quarante a été franchi en 1995, des soixante en 2005 pour dépasser celui des 80 en 2010 et parvenir à 103 aujourd'hui.
Mais, contrairement à des pays comme la Grande Bretagne où "la transformation de l'administration en agences ait été l'instrument de la réforme de l'Etat", l'extension française ne répondait pas à "une doctrine", explique Jacky Richard, rapporteur général de l'étude. "La multiplication s'est faite au coup par coup en quelques décennies", observe également Jean-Marc Sauvé, résumant : "l'agence est un objet impensé de la réforme de l'Etat". "Cette extension n'a pendant longtemps été ni revendiquée par les responsables gouvernementaux ni perçue par les théoriciens de la réforme de l'Etat", lit-on également dans le rapport. Les créations d'agences seraient donc "empiriques et sectorielles", répondant à un besoin immédiat.
Pour répondre à une crise, ou accélérer une politique publique…
Des agences ont ainsi été créées en réponse à des crises : l'Agence française de lutte contre le sida, en 1989 ; la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), en 2004, suite à la canicule d'août 2003 ; l'Acsé, en 2006, en réaction aux émeutes de l'automne 2005 dans les banlieues… D'autres sont nées de l'émergence ou d'un coup d'accélérateur d'une politique publique : l'Agence pour les économies d'énergie, en 1974, au lendemain du premier choc pétrolier ; l'Anru, en 2003, pour "donner une nouvelle ampleur à l'effort de rénovation des quartiers en difficultés", ou encore l'Agence nationale des services à la personne, en 2005, dans le cadre du plan de développement des emplois de services à la personne (ANSP)…
Certaines ont été motivées par un objectif de modernisation de la gestion ou de réorganisation administrative : Oséo, en 2005, issu de la fusion de trois structures de soutien aux PME (Anvar, BDPME et Sofaris), les agences régionales de santé, en 2009 ; Pôle emploi bien sûr, en 2008, avec le regroupement des Assedic et de l'ANPE pour présenter aux demandeurs d'emploi un interlocuteur unique…
L'Anru, la CNSA, l'ANSP et l'Acsé, toutes créées dans les années 2000, sont caractéristiques pour le Conseil d'Etat des agences créées pour coordonner des politiques décentralisées nées de l'acte 2 de la décentralisation. Il s'agit, pour l'Etat, de "veiller à la coordination des acteurs de politiques décentralisés et de fournir une expertise et un appui technique aux collectivités". C'est aussi "le gage d'une nouvelle forme d'articulation de son intervention avec celle des collectivités territoriales" dans laquelle il conserverait (le conditionnel est de mise) "son rôle de pilote".
De bonnes et de mauvaises raisons
"Il est incontestable que les agences renforcent de manière sectorielle les politiques publiques concernées", lit-on dans l'étude. Elles permettent selon les auteurs d'apporter des ressources nouvelles (sous forme de concours d'organismes extérieurs à l'Etat ou de ressources propres générées par leur activité), elles facilitent le recrutement de personnes à haut niveau d'expertise, leur spécialisation leur permet "d'accomplir leurs missions avec un professionnalisme accru", sans compter qu'elles sont "un instrument efficace de partenariat avec les collectivités territoriales ou avec les acteurs de la société civile".
Il y a aussi de mauvaises raisons à la création des agences. Elles peuvent également être une "ligne de fuite dans la maîtrise des dépenses publiques" reconnaît l'étude : "échapper aux contrôles budgétaires et à la vigilance de Bercy", résume Jacky Richard.
Mais ce qui gêne le plus le Conseil d'Etat, c'est la question de "la cohérence d'ensemble de l'action de l'Etat". Déléguer la mise en œuvre des politiques à des agences pour permettre aux administrations centrales de se recentrer sur un rôle de stratège serait "un idéal qui peine à se traduire dans la réalité". Dans les faits, les administrations centrales n'assurent pas pleinement leur rôle de pilotage, observe le Conseil d'Etat, tandis qu'au niveau des services déconcentrés, c'est la "grande complexité".
Encadrer le recours aux agences
Les auteurs de l'étude suggère au gouvernement de poser et définir les quatre critères qui justifieraient leur création : l'efficience (le recours à une spécialisation), l'expertise, le partenariat (notamment avec les collectivités territoriales, mais aussi ou avec des acteurs de la société civile), le critère de neutralité (ou "la nécessité d'éviter l'intervention du pouvoir politique dans les processus récurrents de décision"). Tout projet de création devrait alors être accompagné d'une étude d'impact assurant qu'un ou plusieurs de ces critères sont remplis et que la création n'est pas justifiée par de mauvaises raisons, "comme celle de disposer de moyens plus importants et, espère-t-on, sanctuarisés", cite l'étude. Par ailleurs, les lignes directrices devraient être inscrites dans un instrument de type nouveau : la "directive d'organisation et de gestion administrative", émanant du Premier ministre et adressé aux ministres. Elle serait dotée d'un mécanisme de contrôle extérieur au cabinet du Premier ministre, donnant lieu notamment à une revue périodique de l'existence, du périmètre et des missions de chaque agence, afin notamment d'envisager des suppressions ou des fusions d'agences.
Une des propositions insiste également sur la nécessité de définir un cadre budgétaire commun à l'État et aux agences afin de "garantir l'inscription cohérente de ces dernières dans la trajectoire d'évolution des comptes publics et dans les objectifs des politiques publiques tels que décrits dans les lois de finances". Il aurait aussi vocation à "contrecarrer les éventuelles tendances à créer des agences pour échapper aux contraintes budgétaires communes".
Clarifier les relations
L'étude revient sur la tutelle, notion qu'elle juge la plus appropriée pour clarifier le rôle des administrations centrales à l'égard des agences. "Si le terme de pilotage peut sembler plus moderne, celui de tutelle est en réalité plus approprié", assument les auteurs. "L'instrument privilégié de la tutelle doit être aujourd'hui un instrument contractuel, la convention pluriannuelle d'objectifs et de moyens (CPOM)", insistent-ils, car "le ministre doit conserver sous son autorité une capacité d'analyse et de décision, afin d'être pour les agences l'interlocuteur avec lequel celles-ci négocieront leurs objectifs et mesureront leurs résultats". Aucun doute : "un renforcement significatif des administrations centrales sur leurs missions de conception, de contrôle et d'évaluation est nécessaire."
Cette clarification des relations passerait également par "une remise en cause de l'idée que le préfet est le délégué territorial des agences". La situation actuelle introduit en effet, selon eux, "la confusion". Le préfet doit selon eux "prendre de la hauteur" et se contenter, vis à vis des agences, d'assumer sa fonction de représentant de l'État, et à ce titre "s'assurer de la cohérence de l'action des agences avec celle de l'État dans son ensemble".
Enfin, le conseil d'administration devrait davantage être "un lieu de dialogue stratégique entre l'État et les partenaires les plus impliqués", ce qui nécessiterait "une réduction de leur taille, avec notamment un nombre moindre de représentants de l'État". Le Conseil d'Etat note également que "le rôle de contrôle et d'évaluation des politiques publiques du Parlement doit pouvoir s'exercer à l'égard des agences".