La Cour des comptes appelle à relancer la décentralisation
Il convient de renouer avec "l'ambition" de la décentralisation, estime la Cour des comptes dans son rapport annuel 2023, qu'elle consacre intégralement au bilan des différentes réformes ayant touché à l'organisation territoriale depuis 40 ans. Toutefois, avant une refonte de la répartition des compétences locales, elle envisage, à court terme, une simplification du paysage institutionnel local, qui devrait susciter une levée de boucliers chez les élus locaux. Les magistrats plaident par ailleurs pour la rénovation du mode de financement des collectivités territoriales, qui serait devenu illisible.
Alors que l'engagement d'une "vraie décentralisation" appelée de ses vœux par le président de la République pourrait figurer au menu des travaux de préparation de la prochaine réforme des institutions (voir nos articles du 10 octobre 2022 et du 2 mars 2023), la Cour des comptes livre dès à présent ses pistes sur le sujet, estimant qu'"une relance progressive et organisée de la décentralisation est souhaitable".
Fait inédit, les magistrats consacrent cette année l'intégralité de leur rapport annuel sur les politiques publiques à l'examen de "la performance de l'organisation territoriale de notre pays, 40 ans après les premières lois de décentralisation".
Dans ce document de 572 pages qu'elle a publié ce 10 mars, la Rue Cambon recommande "un réaménagement ambitieux mais pragmatique de l’organisation territoriale, qui devrait concerner aussi bien les collectivités territoriales que l’État". Le but serait de "simplifier le système et de responsabiliser les acteurs". Autrement dit, "l'hypothèse d'un véritable acte III" de la décentralisation - après ceux des années 1982-1983 et 2003-2004 - que prônent notamment Territoires unis et la majorité sénatoriale est "souhaitable", souligne la Cour, considérant toutefois que sa mise en oeuvre à brève échéance est "peu réaliste".
Enchevêtrement des compétences
Pour autant, "le statu quo n’est pas tenable", selon l'institution, qui dresse un état des lieux sévère de l'état de l'organisation territoriale. Avec 34.955 communes au 1er janvier 2022, dont près de la moitié ayant moins de 500 habitants, la France n'a pas réglé la question du "trop grand nombre de trop petites communes". En outre, les groupements de communes voient leur renforcement "parfois contesté par les communes", leur rôle et leur gouvernance "ne sont pas clairement identifiés par les citoyens" et ils sont le lieu d'une insuffisante mutualisation des moyens des communes. Pour leur part, "plus éloignées des citoyens", les grandes régions qui ont vu le jour en 2016 demeurent faibles par rapport à leurs homologues européennes et elles ont souvent conservé les organisations qui prévalaient avant leur création. Entre les intercommunalités et les régions, les départements n'ont quant à eux pas encore un positionnement "clairement redéfini".
Au total, "la concurrence" de ces "quatre échelons de gestion locale" a pour corollaire une "imbrication" de leurs compétences, qui "nuit à la lisibilité et à l’efficacité de l’action publique". La politique de l'habitat en est l'exemple-type, selon la Cour. Le partage des compétences entre l'État et les collectivités est également confus. Un tel méli-mélo général rend difficile l'identification par le public des responsabilités des acteurs, critiquent les magistrats.
Des outils de mise en cohérence des compétences (notion de chef de file, conférence territoriale de l’action publique, conventions territoriales d’exercice concerté des compétences) entre les différents échelons de gestion locale ont certes été créés. Mais ils se sont révélés "insuffisants ou trop peu utilisés". L'État n'a pas pu empêcher une telle dérive. Avec des effectifs "considérablement réduits", il exerce "mal ou trop peu" sa fonction de contrôle et de régulation. La Cour cite l'exemple du domaine routier : l'État n’assurerait pas "la cohérence et l’efficacité du réseau routier dans son ensemble, décentralisé ou non".
Effacement des intercommunalités en zone rurale
Dans l'attente d'un acte III, dont il ne faut pas "brusquer la mise en œuvre", des mesures "peuvent être prises rapidement pour "simplifier l'organisation", estime la Cour. Qui rappelle les propositions qu'elle a faites dans un récent rapport sur l'intercommunalité, afin d'"approfondir et simplifier la coopération intercommunale, tout en continuant à réduire le nombre des trop petites communes". Elle remet aussi sur la table l'idée d'une diffusion de l'expérience de la fusion de la métropole de Lyon avec le département du Rhône à des "départements fortement urbanisés". Les métropoles concernées absorberaient donc sur leur territoire les compétences du département. À l'inverse, "les départements essentiellement ruraux, faiblement peuplés" pourraient se voir transférer "les compétences et ressources" des groupements de communes, "qui ne seraient conservés que comme 'territoires de projet'".
Pour améliorer "la lisibilité et l’efficacité de la décentralisation", la Cour prône un renforcement des outils de coordination entre les collectivités. Il convient aussi, selon elle, de "restaurer la place de l'État dans les territoires". Il est nécessaire, écrit-elle, que l'État "se réinvestisse" particulièrement en ce qui concerne la rénovation urbaine et le transfert par délégation de l'octroi aux collectivités et intercommunalités des aides à la pierre.
S'il s'accordera sur la nécessité d'une nouvelle étape, le groupe de travail pluraliste "sur la décentralisation" mis en place par le président du Sénat, Gérard Larcher, présentera certainement d'ici quelques semaines des propositions sensiblement différentes de celles de la Cour des comptes.
En parallèle de la relance de la décentralisation, celle-ci préconise, dans un chapitre spécifique de son rapport, une rénovation du mode de financement des collectivités territoriales, dans le but d'"en simplifier le schéma et d'en garantir l'efficacité". Pour l'essentiel, la Cour réitère la proposition qu'elle avait faite en octobre de réorganiser en profondeur les recettes des collectivités locales, avec en particulier l'affectation de toute la fiscalité locale au bloc communal. Pour les magistrats, le mode de financement du secteur public local est "de plus en plus inadapté", du fait de son "manque de lisibilité et de prévisibilité". Au fil des réformes (suppression de la taxe professionnelle, de la taxe d'habitation, de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises...), le lien qui existait entre les collectivités territoriales et les contribuables locaux "s'est distendu" et le levier fiscal des collectivités a perdu de sa vigueur, privant celles-ci de marges de manœuvre, critique la Cour. Alors que le gouvernement peine à faire admettre le dispositif de maîtrise des dépenses de fonctionnement ("pacte de confiance") contenu dans le projet de loi de programmation des finances publiques pour 2023-2027, la Cour se prononce sans hésiter pour "l'association des collectivités locales au redressement des finances publiques", via "un nouveau pacte financier". "Il est indispensable à présent que le gouvernement, le législateur et les représentants des collectivités locales en fixent les objectifs et les modalités", insiste l'institution. En précisant les options possibles, selon elle : "réduire les transferts financiers de l’Etat comme en 2014-2017, encadrer la progression des dépenses comme en 2018-2020, ou tout autre dispositif qui leur paraîtrait mieux adapté". Avec une "dette contenue" et une capacité d'autofinancement qui "s’est renforcée au fil des années", les collectivités locales font preuve d'"une bonne santé financière", juge la Rue Cambon. Qui décerne toutefois un mauvais point aux dépenses de personnel des communes et de leurs groupements, qui "ont cru à un rythme soutenu", au point de représenter 46 % des dépenses de fonctionnement de ces structures, en 2021. |
Si ce rapport annuel de la Cour des comptes est cette année centré sur les collectivités, il s'ouvre comme il se doit par un point sur "la situation d'ensemble des finances publiques".
Si le bouclier tarifaire sur l'électricité et le gaz, les remises à la pompe ou encore le chèque énergie ont permis à la France d'afficher le taux d'inflation le plus faible de la zone euro l'an dernier, ces mesures représentent un coût net de près de 43 milliards d'euros sur deux ans. La crise sanitaire et la relance de l'économie ont par ailleurs engendré 50 milliards de dépenses sur deux ans. Le tout sur fond de ralentissement de la croissance dans un contexte de forte inflation. Après 2,6% en 2022, l'exécutif table sur un produit intérieur brut (PIB) en hausse de 1% cette année. Avec un déficit public à 5% du PIB et une dette publique supérieure à 111%, "nous ne pouvons plus continuer dans cette voie car près de trois ans après le début de la crise, la France fait maintenant partie des pays de la zone euro où la situation des finances publiques est la plus dégradée", a insisté Pierre Moscovici. Or, la trajectoire pour les réduire d'ici à 2027, fixée dans le projet de loi de programmation des finances publiques rejeté par le Parlement, est jugée "peu ambitieuse" par la Cour. Les hypothèses retenues pour se conformer à cette trajectoire sont en outre jugées "trop optimistes", que ce soit en termes de croissance, d'évolution des taux d'intérêt ou de dépenses publiques. "Si l'une de ces hypothèses devait se révéler trop favorable, l'objectif d'inflexion du taux d'endettement à l'horizon 2027 ne serait pas atteint", prévient la Cour. Pire, la dette se creuserait. La Cour souligne d'ailleurs, comme le faisait le gouvernement à l'automne dernier, que l'absence de loi de programmation pluriannuelle des finances publiques fait peser un risque sur l'encaissement des fonds européens. Elle salue en revanche la "revue des dépenses publiques" annoncée en janvier par le gouvernement (voir notre article), "à condition qu'il y ait une volonté politique forte" et une "sélectivité dans les dépenses comme dans les baisses discrétionnaires de prélèvements obligatoires". S'agissant des collectivités, ce volet du rapport annuel montre que leurs achats "augmentent fortement" depuis l'an dernier sous l’effet de la hausse des prix des carburants, des combustibles et de l'alimentation et, côté dépenses d'investissement, la hausse des prix dans le BTP. Les administrations publiques locales ne sont en revanche pour rien dans le déficit public puisqu'elles sont "proches de l’équilibre avec des collectivités territoriales en léger excédent les deux années", rappelle la Cour. |