Jean-Louis Blenet (ISLRF) : "Faute d'enseignants, nous restreignons l'offre d'enseignement immersif en langues régionales"
Alors que l'Institut supérieur des langues de la République française (ISLRF) organise les 24 et 25 mars 2023 à Strasbourg un colloque national sur le thème "Prendre la parole, dire l’immersion en langue régionale", son président, Jean-Louis Blenet, fait le point pour Localtis sur l'actualité de ce mode d'enseignement.
Localtis - Pouvez-vous présenter l'Institut supérieur des langues de la République française ?
Jean-Louis Blenet - Nous avons monté l'ISLRF en 1996 pour organiser la formation des enseignants en langue régionale selon la méthode immersive, lesquels travaillent d'une manière particulière, d'une part parce qu'ils évoluent dans des réseaux associatifs, d'autre part parce qu'ils sont en immersion, ce qui nécessite de les former de façon spécifique. Pour enseigner les matières dans nos langues, les enseignants doivent en effet avoir été formés à penser les matières dans nos langues. Un enseignant de mathématiques en occitan doit avoir fait des mathématiques en occitan, sans quoi il aura du mal à formuler sa pensée dans ce domaine et dans cette langue, et aura donc du mal à transmettre. Par ailleurs, l'existence de l'ISLRF démontre que nous ne sommes pas dans l'enfermement linguistique et communautariste dans lequel on veut nous mettre. Nous travaillons ensemble. Il y a une volonté de coopérer.
Quel est l'intérêt pédagogique de l'enseignement immersif, qui fait de la langue régionale la langue principale d’enseignement et de communication au sein de l’établissement ?
Ce que nous essayons de faire valoir, et nous ne sommes pas entendus au niveau du ministère de l'Éducation nationale, est que l'enseignement immersif constitue le meilleur moyen pour transmettre nos langues et pour fabriquer des locuteurs. Car une langue doit avoir des locuteurs et pas uniquement, contrairement à ce que pense le ministère, des gens qui ont des connaissances linguistiques. Or, d'après ce qu'on nous dit, il faudrait qu'on se borne à enseigner mais jamais à parler. Avec ça, vous avez un savoir de médecin légiste.
Comment l'enseignement immersif se porte-t-il en 2023 ?
Il se porte assez bien, mais il a de grosses difficultés en ce qui concerne le nombre de postes et ne peut donc pas répondre à la demande. D'un point de vue quantitatif, nous dénombrons environ 15.000 élèves, selon une répartition en trois groupes : les réseaux breton (Diwan), basque (Seaska) et occitan (Calendreta) comptent environ 4.000 élèves chacun, les réseaux alsacien (ABCM Zweisprachigkeit) et catalan (La Bressola) ont chacun un peu plus de 1.000 élèves, et, enfin, le réseau corse Scola Corsa est en train d'arriver. Par ailleurs, nous comptons aux alentours de 500 enseignants dans le primaire pour toutes ces langues. Pour le secondaire, il est plus compliqué de compiler les chiffres car on a affaire à des morceaux, voire des miettes de postes.
Cela signifie-t-il qu'aujourd'hui vous refusez des élèves faute d'enseignants ?
Oui, aux Calendreta particulièrement, mais d'autres réseaux ont aussi des difficultés. Et nous restreignons notre offre, nous ne créons pas d'établissements pour ne pas avoir à refuser des élèves. Au ministère de l'Éducation nationale, on nous sort un mantra de la "sainte république" en nous disant qu'au nom de l'égalité on ne peut pas avoir de traitement particulier, alors qu'on s'est prévalu de l'exception culturelle pour défendre la culture française et que l'Unesco affirme que le patrimoine linguistique de la France est en grand danger. Or avec l'immersion, nous avons les moyens de la meilleure transmission à coût zéro, puisque le coût d'une classe immersive est le même qu'une classe en français. Avec un euro investi dans nos classes, deux fonctions sont réalisées : d'une part, nous donnons une éducation assez convenable, puisque le lycée Etxepare de Bayonne, du réseau Seaska, a été classé meilleur lycée de France en 2022 par L'Étudiant, et il y a quelques années, c'était celui de Diwan. D'autre part, nous donnons de l'avenir à un patrimoine de la France, reconnu par la Constitution. Malgré cela, nous n'arrivons pas à nous faire entendre pour avoir les moyens d'un meilleur développement. Il n'y aurait scandale à ce qu'il y ait un peu plus de postes pour l'immersion.
Où en est la revendication de passer les épreuves du brevet et du bac dans la langue d'apprentissage ?
Le ministère vient d'autoriser les élèves du réseau basque Seaska à passer deux épreuves scientifiques du brevet en basque (lire encadré), mais ce n'est que pour les Basques. Malgré les prétentions d'indifférenciation, la réalité est parfois plus forte. Ces revendications sont très soutenues par les forces politiques et sociales au Pays basque. Il est un peu aberrant de demander à ce qu'on passe des épreuves en français alors que les élèves préparent ces épreuves dans leur langue régionale et que leur niveau en français est reconnu comme étant au dessus de la moyenne. La phobie ministérielle prétend qu'on refuserait le français. On ne le refuse pas, mais il y a une question de logique pédagogique à ce que la langue qui a servi de support à l'enseignement ne disparaisse pas au moment de l'examen. Nous portons cette revendication auprès du ministère pour les six langues que nous représentons.
Il y a deux ans, le Conseil constitutionnel s'était saisi d'office de la question de l'enseignement immersif pour le déclarer anticonstitutionnel avant de publier un commentaire précisant que l'inconstitutionnalité ne concernait que le secteur public [lire notre article du 18 juin 2021]. Comment vivez-vous cette instabilité juridique ?
Nos réseaux ont poussé pour mettre le sujet de l'immersion dans la loi Molac [adoptée le 8 avril 2021 et qui prévoyait que l'enseignement en langue régionale puisse être légalement proposé sous forme immersive, ndlr]. On aurait pu rester dans un certain confort, dans une zone grise, ne pas trop en parler. Nous nous sommes mis nous-mêmes en danger car l'immersion est incontournable. Dans les endroits où il y a de la parité horaire, on veut de l'immersion, tout comme dans le public, à l'image de la Corse. Depuis deux ans, les Corses ont complètement changé de stratégie. Pendant trente ans, ils sont allés vers la parité horaire et refusaient l'immersion. Aujourd'hui, plus de 40% des enfants du primaire sont en parité horaire mais ce ne sont pas des locuteurs actifs. Ils ont réactivé Scola Corsa et l'Assemblée de Corse a voté fin 2022 à l'unanimité en faveur de l'immersion. Pour qu'il y ait un avenir linguistique et culturel pour nos langues, il faut de l'immersion dans le public. Si on enseigne nos langues comme on enseigne le grec et le latin, on saura faire des versions et des thèmes mais on ne parlera pas.
Dans une lettre adressée le 17 mars au président de l'Office public de la langue basque (OPLB), que Localtis a pu consulter, le ministre de l'Éducation nationale, Pap Ndiaye, informe que "les candidats au diplôme national du brevet, inscrits dans l'enseignement immersif basque, pourront composer en langue basque l'épreuve des sciences portant sur deux des trois disciplines (physique-chimie, sciences de la vie et de la terre et technologie) pour la session 2023". Jusqu'à présent, les candidats au brevet scolarisés dans l'enseignement immersif avaient la possibilité de composer en basque l'épreuve d'histoire-géographie/enseignement moral et civique selon les dispositions de droit commun issues de l'arrêté du 31 décembre 2015 relatif au brevet, ainsi que celle de mathématiques, au titre de la convention signée entre le ministère, la fédération Seaska et l'OPLB. Le ministre conclut en précisant que cette nouvelle règle s'applique "jusqu'à évolution du cadre évaluatif qui sera mis en place à la faveur de la transformation du collège". |