Jean-François Debat : "Je préfère être à une heure de Lyon qu'à une heure de nulle part"
Jean-François Debat, maire de Bourg-en-Bresse et président délégué de Villes de France, conçoit le développement de sa ville et de son agglomération en complémentarité avec la métropole de Lyon. Il mène depuis dix ans une stratégie volontariste pour le commerce de centre-ville passant entre autres par le levier de l'urbanisme. Une stratégie que les outils fonciers et financiers d'Action cœur de ville doivent pouvoir conforter. Y compris sur le logement, afin d'attirer et fixer de nouveaux habitants. Dans un contexte fait d'incertitudes, la logique des appels à projets jusqu'ici privilégiée par le plan de relance risque selon lui de ne pas être la plus efficace pour soutenir la commande publique.
Localtis : Pour une ville comme Bourg-en-Bresse située à proximité d'une métropole de poids, comment conçoit-on une politique locale d'attractivité ?
Jean-François Debat : Je voudrais que l'on se situe dans une perspective, non pas de concurrence, mais bien de complémentarité, avec les métropoles. Le cœur des métropoles concentre un certain nombre de fonctions "rares", de fonctions de direction, que ce soit pour les services publics ou les services privés. C'est un fait. Comme toute agglomération non-métropolitaine, nous disposons à Bourg-en-Bresse d'opérateurs privés – notaires, avocats, informatique… – qui permettent de répondre à tous les besoins quotidiens. C'est parfois spécialisé, mais pas hyper-spécialisé. La fonction expert, on va la trouver à Lyon. Si l'on prend le cas d'une banque par exemple, un certain nombre de décisions importantes remontent à Lyon. Face à cela, au lieu d'une logique de repli, au lieu de regretter de ne pas avoir ces fonctions-là, je préfère une logique de réseau. Tel est le cas de notaires et avocats qui se sont mis en réseau et peuvent ainsi avoir recours à ces fonctions expert tout en étant localisés dans une ville comme Bourg-en-Bresse. Et il ne faut pas oublier les fonctions de centralité de nos agglomérations : nous devons répondre aux besoins non seulement des 140.000 habitants de l'agglomération mais aussi de ceux de tout le bassin de vie. Bourg-en-Bresse est la ville prestataire des services publics et privés d'un bassin de vie de quasiment 200.000 habitants. Ce qui fait le lien entre l'urbain et le rural.
En revanche, je demande à l’État et à la région des politiques publiques venant soutenir la rénovation de nos gares et les services ferroviaires, le maintien des formations post-bac, le développement de la fibre, une offre médicale publique grâce à nos centres hospitaliers même si là encore les fonctions expert seront toujours à Lyon… Tout cela contribue à conforter ce qui, spontanément, pourrait se déséquilibrer. Pour le reste, je me félicite d'être dans une agglomération autonome à une heure de Lyon. Je préfère être à une heure de Lyon qu'à une heure de nulle part. Ceci, en termes de potentialités, de dynamisme, de coopération et de réseau avec la métropole… Aujourd'hui, entre 4.000 et 5.000 personnes partent de Bourg-en-Bresse le matin pour aller travailler à Lyon, mais il y en a aussi 1.500 qui font le trajet dans l'autre sens. Mon intention ne sera jamais de participer au grand méchant Lyon. Et je pense que c'est la posture de la plupart des présidents d'agglomération de notre taille. C'est donc dans ce cadre que se construit la stratégie de notre ville et de notre agglomération.
Quels sont les grands axes de cette stratégie ?
Dès 2010, nous avons élaboré une stratégie pour le commerce de centre-ville, en réponse à l'explosion des grandes surfaces de périphérie durant les années qui avaient précédé mon élection, avec une vacance commerciale dans le centre-ville qui était montée à 13%. Nous avons commencé par trois choses. La première : bloquer les extensions de grandes surfaces en périphérie. Il a fallu attendre 2014 pour avoir un DAC, un document d'aménagement commercial. Cela concerne la création de nouvelles zones commerciales, l'extension de zones commerciales neuves comme anciennes. La deuxième : disposer de managers de centre-ville afin de fédérer les commerçants. Nous avons travaillé avec la principale association de commerçants pour en faire le partenaire de la municipalité. La troisième : développer l'attractivité, faire venir du monde en ville, ce qui passe par l'animation du centre-ville – créer des événements sur un maximum de weekends, coordonner le programme des animations…
Dans les années qui ont suivi, nous avons mené une politique d'amélioration urbaine, notamment pour faire de tout le centre-ville un plateau semi-piéton et donner une qualité, une unité, au centre-ville. Cela contribue à créer une ambiance. Je suis persuadé que la plus-value du commerce de centre-ville, c'est rarement le prix le moins élevé pour le produit banal. C'est autre chose. Dans les commerces, c'est l'accueil, le conseil, la qualité des produits… et pour le reste, c'est une forme d'ambiance différente de ce que l'on va trouver en grande ou moyenne surface ou galerie marchande de périphérie. Et l'aménagement urbain fait partie de ces atouts.
Nous avons pour cela lancé un travail sur un an et demi avec l'ensemble des conseils citoyens, le conseil municipal, les associations de commerçants, pour revoir le plan de stationnement. Avec une réduction du nombre de places accessibles sur le domaine public, la gratuité de 30 minutes pour toutes ces places pour favoriser la rotation, une gratuité de 1 heure dans les parkings à barrière et la création à proximité immédiate à pied du centre-ville d'un parking public de 200 places avec gratuité de 2 heures. Nous avons repris le stationnement en régie en 2017.
Toujours sur le commerce, en 2014, nous avons également inscrit, dans le PLU, une servitude commerciale sur certaines artères commerçantes du centre-ville, afin que ce qui est commerce reste commerce. Autrement dit, on ne peut pas mettre une agence immobilière à la place d'une boulangerie. C'est une contrainte sur les propriétaires, mais c'est l'un des éléments qui permet de conforter une offre commerciale face à certaines activités ayant une capacité financière bien supérieure à celle de n'importe quel artisan-pâtissier ou petit commerce de vêtements.
Par ailleurs, sur le plan urbanistique, nous avons lancé des projets pour remettre du commerce en hyper-centre. Notamment le projet urbain du Carré Amiot, en plein cœur de ville, sur le site d'un ancien collège, qui va pour partie accueillir le conservatoire d'agglomération et pour partie un bâtiment privé destiné à un food-court – commerces alimentaires et restauration. Par ailleurs, nous ramenons vers le centre-ville Décathlon qui, présent depuis des années en périphérie, souhaitait s'étendre. L'impossibilité d'une extension en périphérie les a amenés à faire le choix d'implanter le magasin dans le centre, dans le périmètre de l'ORT, l'opération de revitalisation de territoire. L'ORT a rendu les choses plus faciles en évitant qu'il y ait une CDAC. L'enjeu du message que nous envoyions à ces enseignes était bien : le développement du commerce, maintenant, c'est en centre-ville que ça se passe. Et depuis 2008, la vacance est effectivement passée de 13% à 6,5%, ce qui est un taux de vacance résiduelle.
En quoi le programme Action cœur de ville vient-il soutenir ces projets ?
Lorsque le programme Action cœur de ville a été lancé, nous avions donc une certaine avance. Ce que ACV nous a apporté, c'est d'abord l'ORT. Par ailleurs, nous sommes en train de créer une SPL ou SEM d'intervention foncière qui permettra l'acquisition de locaux peinant à être remis sur le marché soit parce qu'il faut des travaux d'accessibilité, soit parce que ce sont des locaux potentiellement commerciaux mais qui ont été affectés à des bureaux alors même qu'ils contribueraient au linéaire commercial, soit encore parce qu'ils sont trop petits et que le loyer est trop cher. Un exemple : des boulangeries de centre-ville qui fermaient et ne trouvaient pas de repreneur, non parce qu'elles ne fonctionnaient pas mais parce qu'elles étaient trop petites. Il s'agit alors de réunir des surfaces commerciales.
Et aujourd'hui, au-delà du commerce, ACV nous apporte aussi des outils fonciers et financiers pour la rénovation du logement. J'attends ainsi qu'Action logement notamment nous aide à booster la rénovation de logements et ainsi à remettre sur le marché des logements pour les familles. En somme, à redonner de l'attractivité au logement de centre-ville en améliorant son rapport qualité-prix.
Vous évoquez les familles… tandis que l'on entend désormais souvent que l'habitat en cœur de ville moyenne serait surtout à envisager pour les jeunes et les seniors…
Effectivement aujourd'hui – mais à mon avis cela pourra changer dans les années à venir, notamment pour des raisons de consommation d'espace –, le schéma classique c'est : on habite en centre-ville tant qu'on n'a pas d'enfant, après le premier on commence à s'interroger, on veut une maison donc on va un peu plus loin, voire à 10 ou 15 kilomètres, on fait les trajets avec deux voitures, puis à 60-70 ans on revient vers le centre parce qu'on veut se rapprocher des services… Ce schéma-là, il existe toujours.
En revanche, le schéma de cohérence territoriale implique la limitation de la capacité à occuper de nouveaux fonciers – disons, pour simplifier, des champs de maïs – pour faire de nouveaux bâtiments. Je regrette d'ailleurs que le gouvernement ait fixé un objectif de zéro artificialisation nette à 2050. Pour notre part, notre objectif est pour 2030.
Nous avons déjà dézoné, dans notre PLU, 70 hectares, qui sont passés d'"urbanisation future" à "naturel ou agricole". Et d'ici trois ou quatre ans, nous prévoyons que 100% de l'urbanisation devra se faire à l'intérieur de la tache urbaine actuelle. Mais cela n'a de sens que si les communes peu urbaines et rurales réduisent aussi leur impact. C'est donc un sujet de territoire.
Tous ces éléments sont de nature à rééquilibrer les facteurs de choix des ménages. Il ne s'agit pas de les contraindre. Il s'agit d'avoir une offre alternative en ville, mais aussi d'avoir une offre de "faubourg", qui soit une offre d'habitat individuel, mais plutôt de terrasse ou de jardinet. C'est une question de forme urbaine, nous travaillons là-dessus avec des architectes. Celle d'un habitat qui préserve l'individualisation sans être nécessairement sur le modèle du jardin de plusieurs centaines de m2.
Donc en résumé, pour nous, Action cœur de ville, ce sont à la fois les interventions foncières en faveur du commerce et celles pour la rénovation de l'habitat. Nous sommes en train d'y travailler entre la communauté d'agglomération, la ville, la Caisse des Dépôts et des acteurs bancaires qui seront mis autour de la table.
La stratégie que nous avons déployée depuis plus de dix ans porte déjà ses fruits, dans le sens où le centre-ville ne se porte pas mal : la vacance a diminué, on assiste à un retour certes encore modeste de populations vers l'hyper-centre… En sachant que cela passe aussi par d'autres actions, que nous avons déjà mises en oeuvre, telles que la création de blocs de stationnement de vélo, de navettes électriques gratuites de centre-ville reliant les deux pôles d'échanges de bus…
L'arrivée de la crise, et du premier confinement, est-elle venue ébranler cette dynamique ?
Clairement, si l'opérateur du Carré Amiot n'avait pas déjà démarré son projet au moment de la crise, il y aurait renoncé. Aujourd'hui, il va le terminer et le livrer et je pense que ça fonctionnera. Il est évident que les perspectives actuelles permettent moins d'envisager de nouveaux développements importants. Oui il y a de l'incertitude. Et je suis en désaccord avec le ministère de l'Économie : non le click & collect et la livraison ne doivent pas devenir la norme du commerce ! Sinon à quoi serviront à terme les commerces de centre-ville ? Nous avons développé rapidement un système temporaire de vente en ligne qui a fonctionné pendant le deuxième confinement mais c'était un palliatif, un complément. Ou alors on renonce à la notion même de centre-ville, de lieu où l'on se rencontre, de lieu où l'on flâne… Ce n'est pas mon objectif. Les projets engagés par la collectivité se poursuivent. L'incertitude étant : est-ce que l'offre privée, dans le logement et dans le commerce, sera au rendez-vous dans les années qui viennent ? À cette question, personne n'a de réponse.
On évoque beaucoup la nouvelle attractivité des villes moyennes aux yeux de ménages souhaitant quitter les métropoles. Qu'en dites-vous ?
Pour ceux qui font des déplacements domicile-travail de plus d'une heure, au quotidien, c'est lourd. Si, grâce au télétravail, ils ne le font plus que trois fois par semaine, cela change la donne. Donc le développement du télétravail sera un facteur important. Mais de quoi parle-t-on au juste ? Pour beaucoup, l'idée est de trouver un mode de vie urbain mais avec une densité moindre. L'idée est rarement le "retour à la terre". L'image de "la ville à la campagne" est un peu agaçante. C'est peut-être ce qui peut attirer. Mais ensuite, ce qui fixe, c'est le fait de pouvoir trouver l'ensemble des services publics et privés – y compris l'offre des grandes surfaces et des grandes enseignes – répondant aux besoins habituels. Et une offre culturelle et sportive suffisamment dynamique. Avec un avantage : mettre 10 minutes et non plus trois quarts d'heure pour y aller. Surtout pour ceux qui aujourd'hui vivent par exemple dans des quartiers excentrés de Lyon. A ceux-là, je leur dis simplement : venez voir, testez. Les gens qui arrivent dans notre département pour des raisons professionnelles sont généralement en milieu de carrière. Ils imaginent passer quelques années à Bourg-en-Bresse avant de repartir ailleurs. Or quelques années plus tard, ils n'ont pas envie de partir. Parce qu'ils ont trouvé cet équilibre entre mode de vie urbain et moins de contraintes que dans la métropole. Et parce qu'ils trouvent sur place ce qui répond à 80 ou 90% de leurs besoins de consommation. Car si une fois sur trois vous êtes obligé d'aller à Lyon pour un achat, cela ne vous permet pas de vous fixer.
J'espère que la période actuelle conduira un certain nombre de personnes à s'intéresser à nos villes et agglomérations moyennes pour ce qu'elles peuvent leur offrir. Et qui est parfois différent de l'image d'Épinal qu'elles en ont. 80% d'entre eux resteront. Une toute petite partie rejoindra plus tard un territoire plus rural, une autre s'apercevra qu'elle préfère pour différentes raisons, malgré un logement plus petit, retrouver le cœur d'une métropole.
Voyez-vous dans le plan de relance un levier pertinent pour mener à bien vos projets d'investissement ?
Je l'ai dit au Premier ministre : au lieu de faire un fonds de soutien aux collectivités, vous avez fait un appel à projets d'investissement. Or nous sommes en début de mandat. Donc les arbitrages ne sont pas encore faits, tout le monde sait que 2021 sera forcément une année faible. Nous, nous demandions à l'État de compenser nos pertes fiscales pour soutenir nos dépenses de fonctionnement permanentes et notre capacité d'investissement. Nous n'avons pas demandé quinze appels à projets avec des financements à la clef… On entre à nouveau dans une logique de complexité : pour un projet culturel il faut envoyer ça à la Drac, pour un projet de rénovation énergétique d'un bâtiment public il faut envoyer ça au préfet, pour d'autres c'est au ministère… Aider à l'investissement comme cela, pourquoi pas, on va prendre… Le plan de relance apportera certes une amélioration pour soutenir un projet qui était prêt et qui risquait d'être décalé. Mais ce n'est pas le plus efficace pour soutenir la commande publique, l'effet de levier risque de ne pas être suffisant pour qu'une collectivité accélère les projets. Or c'est ce que nous dit l'État, le gouvernement : accélérez les projets pour soutenir la demande. Pour cela, il vaut mieux avoir une certitude sur ses recettes plutôt qu'un aléa sur ses seules recettes d'investissement.
J'avais pour ma part proposé qu'on passe un contrat sur deux ans : une garantie des recettes, sur la base du niveau de recettes de 2019, contre un engagement d'un certain niveau d'investissement, avec restitution au bout de deux ans pour les collectivités qui n'auraient pas respecté ce niveau. Nous étions prêts à aller dans ce sens-là. C'était un sujet à 3 ou 4 milliards sur deux ans. En temps normal, ce serait beaucoup. Mais dans un temps où l'on brasse les milliards par dizaines… Pourtant, le gouvernement ne l'a pas souhaité et a choisi autre chose.
Le "filet de sécurité" apporté par la troisième loi de finances rectificative vous paraît donc insuffisant…
Moi, je ne vais pas en bénéficier. Pour ma ville, la perte de recettes est d'environ 2 millions d'euros, or il aurait fallu 4 millions de pertes pour pouvoir avoir quelque chose. Et pour la communauté d'agglomération, l'année prochaine, il y aura de fortes baisses sur le versement mobilité, sur la CVAE… C'est mécanique. Et là, rien n'est prévu.
Des agglomérations en outre touchées par la baisse des impôts de production…
Le terme d'impôts de production, c'est une arnaque intellectuelle. Ça n'existe pas. De quoi parle-t-on ? Des impôts locaux payés par les entreprises. On nous dit "mais il y a des impôts payés indépendamment de l'activité de l'entreprise". Certes. Dans les impôts de production il y a la taxe foncière. Cela voudrait dire qu'il n'y aurait plus d'impôts locaux payés aux collectivités par les entreprises pour bénéficier des services communs ? C'est ça le sujet ! C'est une rhétorique qui n'est pas acceptable. Cela va diminuer l'autonomie fiscale des collectivités. Et ce, sans aucune contrepartie, sans aucun effet avéré en termes de relocalisations. Est-ce que c'est le petit bout de taxe foncière en moins qui va être déterminant pour la relocalisation d'usines sur le territoire ? Bien sûr que non. Les relocalisations sont liées à l'accès aux services et, surtout, à la capacité à trouver de la main-d'œuvre.
Les villes moyennes face à la crise : l'atout Action coeur de ville
En prévision, notamment, des "Rencontres coeur de ville" organisées en visioconférence le 15 décembre par la Banque des Territoires, Localtis a interrogé plusieurs maires concernés par le programme Action coeur de ville et membres de Villes de France. Dont Caroline Cayeux, présidente de l'association. Ainsi que le directeur du département "Opinion" de l'Ifop, pour revenir sur le baromètre 2020 de Villes de France. D'autres interviews sont à venir dans nos prochaines éditions. Une façon de décliner les divers enjeux de ce programme, en fonction des spécificités et priorités propres à chaque ville. Et de donner à voir la façon dont la crise a frappé les villes moyennes... mais a aussi mis en lumière leurs atouts, à l'heure où il se dit beaucoup que nombre d'habitants des plus grandes métropoles aspirent aujourd'hui à un autre lieu de vie.