Commande publique - Illégalité d'un marché de gré à gré et pourtant, pas d'absence d'effets du contrat ?
Dans les faits, le ministère de l'Interieur italien avait conclu, en 2003, une convention avec la société Telecom Italia pour la gestion et le développement des services de télécommunications. Cette convention arrivait à échéance au 31 décembre 2011. Le ministère avait donc décidé de recourir à la procédure négociée sans publication préalable d'un avis de marché, considérant en effet que, pour des raisons techniques et de protection de certains droits exclusifs, la société Telecom Italia était le seul opérateur économique en mesure d'exécuter le marché en cause. Par une décision du 20 décembre 2011, le ministère avait donc exprimé son intention d'attribuer le marché à Telecom Italia. A l'issue des négociations entamées le 22 décembre, les parties ont signé le 31 décembre 2011 la convention-cadre de fourniture de services de communications électroniques. Une société s'estimant lésée avait alors décidé d'introduire un recours en annulation de la procédure devant le tribunal administratif régional du Latium en vue d'obtenir également l'absence d'effets de ce contrat.
Un marché de gré à gré considéré comme illégal…
Le juge avait alors reçu favorablement la demande en annulation, estimant que les raisons du recours à cette procédure n'étaient pas remplies. Cependant, il n'avait pas prononcé l'absence d'effets du contrat aux motifs que le pouvoir adjudicateur avait tout de même respecté les conditions de publicité et de délai applicables à ce type de procédure négociée. En effet, l'article 2 quinquies, paragraphe 4 de la directive 2007/66/CE transposé à l'article 121 paragraphe 5 du Code italien de procédure administrative, prévoit qu'un contrat conserve ses effets lorsque le pouvoir adjudicateur a publié un avis d'intention d'attribuer le marché et n'a pas conclu le contrat concerné avant l'expiration d'un délai d'au moins 10 jours à compter du lendemain du jour de publication dudit avis.
Les deux parties au contrat ont alors interjeté appel de ce jugement devant le Conseil d'Etat italien. Celui-ci a confirmé l'irrégularité de la procédure de passation mise en œuvre et a soulevé une question préjudicielle devant la CJUE quant au prononcé de l'absence d'effets du contrat. La CJUE devait donc préciser les conséquences qu'il convient de tirer d'une telle annulation s'agissant des effets d'un contrat passé illégalement selon une procédure négociée sans publicité préalable ni mise en concurrence.
… mais dont l'absence d'effets juridiques n'est pas obligatoire
Dans un premier temps, la CJUE a décidé de suivre les conclusions de l'avocat général en écartant la question de l'irrégularité de la procédure de passation. En effet, l'avocat général estimait qu'il était "constant, dans la présente affaire, que le ministère de l'Intérieur n'[avait] pas respecté les règles relatives à la passation des marchés publics en procédant à l'attribution de ce marché par la voie d'une procédure négociée sans publication préalable au JOUE". La question à laquelle devait répondre la Cour était donc celle de savoir si le juge national compétent a l'obligation ou non de prononcer l'absence d'effets pour un marché passé illégalement de gré à gré mais dont les conditions cumulatives de publicité et de délai énoncées à l'article 2 quinquies paragraphe 4 sont remplies ?
La CJUE répond par la négative. L'instance responsable de la procédure de recours n'a pas l'obligation de prononcer une telle sanction, selon la CJUE. En effet, il doit être laissé une marge de manœuvre aux juridictions étatiques dans leur contrôle juridictionnel. Toutefois, la CJUE rappelle que ce contrôle n'est pas arbitraire et qu'il dépend principalement du comportement adopté par le pouvoir adjudicateur dans l'attribution du marché. La distinction entre une erreur commise de bonne foi et la méconnaissance intentionnelle des règles de passation est fondamentale. Dans la première hypothèse, aucune sanction - ni pénalités ni diminution de la durée du contrat - ne pourra être prononcée, comme l'énonce précisément le considérant 26 de la directive 2007/66 selon lequel les effets du contrat doivent être maintenus en cas de bonne foi de la personne publique et ce, dans un objectif de sécurité juridique. Alors que dans la seconde hypothèse, lorsque la mauvaise foi est avérée, l'absence d'effets du contrat pourra être prononcée. Reste à la juridiction saisie de choisir si cette sanction doit s'appliquer de manière rétroactive ou seulement pour les obligations devant être exécutées.
Quid des candidats évincés ?
La CJUE motive davantage sa réponse en rappelant que l'objectif visé par la directive 2007/66 est de "protéger les soumissionnaires contre l'arbitraire du pouvoir adjudicateur" et "de renforcer les mécanismes existants pour assurer l'application effective des règles de l'Union en matière de marchés publics en particulier à un stade où les violations peuvent encore être corrigées". Ainsi, la Cour précise qu'il ne peut être interdit aux juges nationaux compétents de prononcer l'absence d'effets du marché au risque de limiter l'action de "l'opérateur économique évincé" à un simple recours en dommages et intérêts, lequel ne permettra pas la remise en concurrence du marché pourtant illégalement attribué.
Un arrêt récent du Conseil d'Etat en date du 17 septembre 2014 illustre d'ailleurs lui aussi ce pouvoir donné au juge de censurer l'attribution d'un marché uniquement en cas "d'erreur manifeste" d'appréciation du pouvoir adjudicateur.
L'Apasp
Références : CJUE, 11 septembre 2014, affaire C-19/13 ; Directive 2007/66/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2007 modifiant les directives 89/665/CEE et 92/13/CEE du Conseil en ce qui concerne l'amélioration de l'efficacité des procédures de recours en matière de passation des marchés publics ; CE, 17 septembre 2014, n°378722
Transposition en droit français de l'article 2 quinquies, paragraphe 4, de la Directive 2007/66/CE
La transposition en droit français de la directive 2007/66/CE s'est faite par l'ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 relative aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique et par le décret n° 2009-1456 du 27 novembre 2009 relatif aux procédures de recours applicables aux contrats de la commande publique.
Cette ordonnance a ainsi modifié les articles L.551-15 et L.551-18 du Code de justice administrative :
"Art L.551-15 - Le recours régi par la présente section ne peut être exercé ni à l'égard des contrats dont la passation n'est pas soumise à une obligation de publicité préalable lorsque le pouvoir adjudicateur […] a, avant la conclusion du contrat, rendu publique son intention de le conclure et observé un délai de onze jours après cette publication […]".
"Art L.551-18 – Le juge prononce la nullité du contrat lorsqu'aucune des mesures de publicité requises pour sa passation n'a été prise […]".
Le décret a quant à lui créé l'article 40-1 du Code des marchés publics et a remplacé les dispositions de l'article 80-I du Code des marchés publics :
"Art 40-1 – Pour rendre applicables les dispositions du premier alinéa de l'article L.551-15 du Code de justice administrative, le pouvoir adjudicateur publie au Journal officiel de l'Union européenne un avis […] relatif à son intention de conclure un marché […] dispensé d'obligations de publicité par l'effet des dispositions du présent code […]".
"Art 80-I-2° - Le respect des délais mentionnés au 1° (pour les procédures formalisées) n'est pas exigé : a) dans le cas des […] marchés négociés, lorsque le marché est attribué au seul candidat ayant présenté une offre répondant aux exigences indiquées […] dans les documents de la consultation.
3° - Pour rendre applicable les dispositions du premier alinéa de l'article L.551-15 du Code de justice administrative, le pouvoir adjudicateur ayant fait publier l'avis prévu à l'article 40-1 du présent code respecte un délai d'au moins onze jours entre la date de publication de cet avis et la date de conclusion du marché".