Interview de Julien Trucy, co-fondateur et COO de Legitbee
Faciliter la gestion des successions dans un monde de plus en plus digitalisé, c’est la mission que s’est donnée la start-up lilloise Legitbee. Julien Trucy, son co-fondateur et COO, nous emmène à la découverte de son entreprise.
Pouvez-vous nous raconter la genèse de Legitbee ?
Guillaume Parisot, CEO de Legitbee, et moi avons cofondé la société en octobre 2020.
Tout est parti d’un double constat. D’une part, l’héritage transmis chaque année par les Français est très important – France Stratégie l’estimait à 250 milliards d’euros en 2017, mais le montant est sans aucun doute bien plus conséquent aujourd’hui. D’autre part, ce patrimoine est de plus en plus compliqué à transmettre parce qu’il est de plus en plus numérique.
Qu’entendez-vous par « patrimoine numérique » et pourquoi est-il plus difficile à transmettre ?
Il prend grosso modo trois formes. D’abord il y a l’argent conservé en ligne sur des comptes de crypto monnaie, de néo banque, de paris en ligne, sur des cagnottes, sur des jeux en ligne... Tout cet argent en ligne est perdu au moment de la succession parce que personne n'a connaissance de l'existence de ces différents comptes.
Ensuite, il y a les clouds, qui sont en train de remplacer les classeurs et le papier. Dans les clouds, c’est une toute une vie de documents qui est externalisée : documents juridiques, patrimoniaux, contrats, mais aussi documents intimes – écrits, musique, photos, vidéos… Or les clouds sont intuitu personae, ce qui signifie qu’ils ne sont pas accessibles ni aux héritiers ni aux notaires au moment de la succession.
Enfin, il y a tout ce qui concerne la vie numérique, c’est-à-dire les comptes sur les réseaux sociaux. Au moment du décès, ces comptes sont le plus souvent laissés à l’abandon, ce qui pose tout un tas de problèmes (risque de hacking, de fuite de données, d’usurpation d’identité…).
C’est pour répondre à cette problématique de transmission du patrimoine numérique que vous avez créé Legitbee ?
Exactement. Il faut dire que cette question nous touche personnellement, puisque suite au décès d’un proche, Guillaume a lui-même été confronté à l’impossibilité d’accéder à des informations personnelles d’ordre intime (musique, liste de lectures…) stockées sur un cloud. Il a vécu ce moment comme une grande blessure, une immense frustration de se dire « c’est là, mais je ne peux y accéder ».
En parallèle, nous avions constaté que les notaires, dans différents congrès, commençaient à se saisir de cette problématique de la transmission du patrimoine numérisé. Ça nous a confortés dans l'idée qu'il y avait clairement une solution à apporter pour le bien commun, en passant par le notariat. C’est pourquoi, dès les premiers jours de Legitbee, nous avons voulu travailler main dans la main avec les notaires. Nous sommes entrés dans un programme d’incubation à Eura Technologies grâce auquel nous avons eu la chance d’être accompagnés par la Chambre des Notaires du Nord Pas de Calais.
Concrètement, quelle est l’offre de Legitbee ?
Notre solution comporte deux volets distincts : l’un à destination des clients particuliers, l’autre à destination des notaires. Ils sont tous deux disponibles en version gratuite avec des fonctionnalités limitées ou via un abonnement payant.
Côté particuliers, il s’agit d’une plateforme de planification et de gestion successorale qui permet de cartographier de manière fluide son patrimoine, que ce soit un patrimoine numérique (comptes en ligne, identifiants cloud…) ou traditionnel, et de stocker leurs documents importants dans le coffre-fort numérique que l’on propose. Le particulier décide ensuite à quel moment partager ces informations avec les personnes de son choix.
Cet outil – que nous avons lancé sous une marque dédiée au notariat, Ficonot – est proposé par les notaires à leurs clients.
Quid de votre solution à destination des notaires ?
Nous avons créé un nouveau fichier central, Ficonum – qui vient compléter les fichiers existants (Ficoba1, Ficovie2, FCDDV3) – auquel les notaires peuvent accéder avec leur clé Réal4. Ce fichier central est interrogeable par le notaire, mandaté par les héritiers pour la succession, et alimenté par la plateforme Ficonot dont je parlais à l’instant.
Le notaire, clé de voûte de la gestion des successions en France, peut ainsi accéder très simplement à des informations patrimoniales numériques jusqu’ici très difficiles, voire impossible, à obtenir. Cela change complètement la façon dont le notaire va pouvoir préparer et gérer les successions dans le futur.
Vous gérez des données très sensibles. Comment garantissez-vous leur sécurité ?
Nous avons mis en place des moyens très importants pour bâtir une architecture ultra-sécurisée, à un niveau qui se rapproche des exigences bancaires.
Nous sommes labellisés par le Conseil Supérieur du Notariat et de fait sommes audités chaque année sur la sécurité informatique mais aussi sur le respect du RGPD, des réglementations en vigueur et de l’éthique notariale.
De plus, notre infrastructure technologique est 100 % française : toutes les données sont stockées en France chez des acteurs français. Et ces données sont chiffrées avec des clés de chiffrement propres à chaque utilisateur.
Quant à l’inscription à notre service, elle se fait après vérification de l'identité du client par France Connect.
Avez-vous le sentiment que la société n’est pas encore assez sensibilisée sur les problématiques de transmission du patrimoine numérique lors de la succession ?
Oui, ces sujets restent relativement méconnus. Il y a une forme d’évangélisation à faire, car bien souvent soit les gens n’y ont tout simplement pas pensé, soit ils s’imaginent à tort qu’au moment de leur décès les plateformes numériques seront mises au courant et pourront transmettre toutes les informations pertinentes au notaire ou à leurs héritiers.
Ce n’est absolument pas le cas aujourd’hui, pour une raison très simple : ces plateformes numériques ne prennent pas en compte les décès. Non par malveillance, mais plutôt en raison de l’immaturité du secteur, et parce qu’il n’existe pas aujourd’hui de contrainte légale.
Mais nous sommes convaincus que la loi Eckert – qui, sous peine de lourde amende, impose depuis le 1er janvier 2016 aux banques et assurances de recenser les comptes bancaires inactifs et contrats d’assurance vie en déshérence et de transmettre l’argent aux bénéficiaires/héritiers – est vouée à terme à s’étendre aux plateformes numériques. Et ce jour-là, nous serons là.
Quelles sont les ambitions de Legitbee pour 2023 ?
Elles sont nombreuses ! En 2023, nous souhaitons consolider la position de Legitbee au sein du notariat et étendre la distribution de notre produit (via des banques, des assureurs, des mutuelles) en gardant le notariat comme pierre angulaire. Nous poursuivons également nos efforts pour massifier l’utilisation de notre solution en France.
Un autre élément essentiel pour nous, c’est la co-construction. Le sujet est trop vaste, trop profond, pour que nous avancions seuls. C’est pourquoi nous travaillons au quotidien à construire des partenariats avec des acteurs clés du notariat.
Et puis, nous avons également le regard tourné vers l’international. Dans le monde, 120 pays – dont 22 des 27 pays européens – font appel à des notaires. Ces pays notariés ont exactement les mêmes problématiques que les nôtres, et notre solution représente une avancée significative pour aborder, préparer et gérer la succession de leurs clients.
Nous sommes déjà en discussion avec les notaires du Québec, qui se sont montrés intéressés, et nous commençons à prospecter d’autres juridictions.
1 Fichier des comptes bancaires
2 Fichier des assurances vie
3 Fichier des dernières volontés
4 https://www.csn.notaires.fr/fr/levolution-numerique